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Rien n’est plus doux que d’apprendre, si ce n’est le plaisir de partager ce que l’on a appris. Comble de chance, la connaissance joue un rôle non négligeable dans la quête la plus ancienne de l’humanité : celle du bonheur …

L’être humain s’engage sur la voie de la connaissance avant même de savoir marcher. Les tout-petits sont d’intrépides explorateurs, comme n’importe quel parent pourra vous le confirmer. Dans le cadre de leur enquête permanente sur le merveilleux monde des grands. Ils démantèlent leurs jouets, dépotent vos plantes, retournent chaque tiroir, ravagent tous les placards. Pour déroutantes qu’elles nous paraissent, leurs expériences illustrent l’un des traits les plus nobles de la race humaine : le goût d’apprendre.

Cette curiosité insatiable est aussi la marque distinctive des génies que l’histoire qualifie d’universels. Aristote, Léonard de Vinci, Biaise Pascal et Albert Einstein, pour ne citer que ces figures emblématiques, ont passé leur vie à explorer le monde dans lequel ils vivaient, n’hésitant jamais à s’aventurer hors de leurs sentiers habituels pour trouver réponse à leurs innombrables questions. Ils ont ainsi accumulé un savoir inouï dans toutes les branches de la connaissance, sans jamais assouvir pleinement leur appétit. Leur vie durant, ils n’ont cessé d’apprendre.

Que devient cette capacité d’émerveillement chez le mortel ordinaire ? Érodée dans l’enfance par des parents impatients … « Je ne veux pas le savoir. Arrête tout de suite. » … et des professeurs bornés, elle ne subsiste en général qu’à l’état latent chez l’adulte. Quand d’aventure, le remord tente de l’arracher à ses limbes … « Je devrais vraiment étudier cela plus à fond » … son filet de voix est noyé dans le tumulte des distractions quotidiennes.

Chez une minorité, on observe même une sorte d’allergie à l’instruction motivée par la peur de passer pour un « intellectuel ». Il est vrai que de nos jours, on tire mieux son épingle du jeu social en affectant l’ignorance qu’en étalant, même délicatement, une somme conséquente de connaissances. Auprès d’un public âgé, cela vous donne l’air d’un snob ou d’un frimeur ; quant aux jeunes, ils vous trouvent vaguement comique, sinon franchement bizarre.

Dans un monde qui prise plus la force physique que l’agilité intellectuelle, ce mépris pour les choses de l’esprit et ceux qui les défendent n’est pas pour surprendre. L’argent, mesure de toute grandeur dans notre société, récompense richement la beauté d’un chanteur populaire ou la vigueur d’un athlète, rarement la finesse d’un philosophe.

Si tant de gens ne font aucun effort pour se cultiver, c’est aussi parce que notre société confond éducation et instruction. Une fois le dernier manuel scolaire refermé, croit-on, l’apprentissage est terminé.

On s’attend certes à retourner en classe de temps en temps pour rafraîchir ou enrichir ses connaissances techniques ou commerciales. Mais il s’agira d’une simple mise à niveau, non d’un élargissement de cette culture dite générale qui permet d’interpréter le monde et même, l’univers.

Le cynique moderne ricane lorsqu’on lui annonce qu’il vit à « l’ère de l’information ». Il parlerait plus volontiers de désinformation tant la connaissance lui paraît dévalorisée dans la société occidentale contemporaine. L’épine dorsale de notre culture », c’est le livre (ou pour faire moderne, le cédérom) de conseils terre à terre qui apporte à son lecteur un savoir éphémère, jetable après usage comme un papier-mouchoir. Quel rapport avec la connaissance dont nous avons besoin pour nous épanouir pleinement et qu’il nous faut non seulement conserver, mais encore augmenter année après année ?

Que la masse des connaissances en circulation ait atteint des proportions astronomiques, il suffit de pousser la porte d’une grande librairie pour s’en convaincre. Le problème, c’est que la plupart des gens ont tendance à limiter le champ de leur savoir à mesure qu’ils l’approfondissent. Ils se concentrent sur leur métier et leurs loisirs au détriment de tout le reste. Tel analyste financier peut vous réciter les taux d’endettement de toutes les entreprises d’une branche, mais confond Rigoletto et rigatoni. Tel amateur de hockey connaît les statistiques des meilleurs marqueurs de la ligue depuis Newsy Lalonde, mais ne lui demandez pas dans quelle province se trouve l’Université de la Saskatchewan !

Tel analyste financier peut vous réciter les taux d’endettement de toutes les entreprises d’une branche, mais confond Rigoletto et rigatoni.

Certains indices laissent néanmoins espérer que l’envie d’apprendre au sens large résiste au rouleau compresseur de l’ignorance revendiquée et de l’hyper-spécialisation. L’engouement pour l’Internet, par exemple. Les internautes amateurs glanent quantité de perles de savoir dans leurs plongées au coeur de l’océan virtuel, tandis que les grands navigateurs accumulent des trésors d’information en explorant ses pages et bases de données. Même ceux qui se limitent à bavarder par courrier électronique troquent des renseignements, sans en avoir pleinement conscience.

À un niveau plus banal, la popularité du livre Guinness des records, des jeux-questionnaires télévisés et de Quelques arpents de pièges témoigne aussi du plaisir inné qu’éprouvent les membres de notre espèce à s’informer et à comparer leurs savoirs. Les mots croisés dont se régalent tant de lecteurs de journaux ne sont qu’une des multiples façons que nous avons trouvées de mesurer notre connaissance.

Le plaisir en soi

Ce que nous apprenons ainsi mérite-t-il de l’être ? Toute la question est là. À quoi bon, après tout, accumuler frénétiquement des faits sans rapport les uns avec les autres, comme on collectionnerait des boîtes d’allumettes ? Cela peut-il servir à autre chose qu’à entretenir la conversation avec d’autres maniaques de l’anecdote historique croustillante ou du fait divers évanescent ?

Ces miettes de culture ne sont pas aussi négligeables qu’il y paraît à première vue ; le plaisir procuré par leur récolte et leur partage peut en effet aiguiser l’appétit pour des nourritures intellectuelles plus substantielles. Comme souvent dans la vie, une chose – en l’occurrence, une information – mène à une autre, et chaque progrès invite à persévérer dans la bonne direction, pour paraphraser le bon docteur Samuel Johnson. Ce grand penseur de l’époque classique croyait du reste que rien n’est si insignifiant qu’on puisse se dispenser de l’apprendre.

« Comme l’émerveillement qui en est le germe, la connaissance est un plaisir en soi. » Francis Bacon, l’auteur de cette promesse, aurait pu ajouter que ce plaisir en engendre d’autres, d’autant plus nombreux qu’on le cultive assidûment. Béni soit le hasard qui nous révèle, en même temps que les grands mystères, tant de petits secrets ! Quiconque s’informe sur un sujet a toutes les chances d’apprendre une foule de détails savoureux sur quantité d’autres thèmes. La mine du savoir est un gisement inépuisable qui produit, non seulement de l’or, mais aussi de l’argent, du nickel et du cuivre.

Savoir qu’on ne sait pas

Partager ce qu’on a appris décuple le plaisir d’apprendre, mais il faut savoir modérer ses transports. La trop humaine envie de briller nous tend hélas ! un piège affreux que Mark Twain, l’humoriste américain par excellence, a parfaitement saisi dans ce superbe trait d’autodérision : « Je préfère mon ignorance au savoir d’un autre parce que j’en ai tellement plus… Moins j’en sais, plus je suis tranquille, et plus je peux jeter de lumière sur le sujet. »

Ce fin observateur de la nature humaine épinglait là un travers très courant chez ceux qui nous infligent pour un oui ou un non de grandes démonstrations d’érudition : la téméraire injection d’une forte dose de spéculation dans le discours pour suppléer aux faits manquants. Les véritables érudits traitent leur savoir comme un compte de banque ; ils ne se vantent jamais de ce qu’ils y ont en dépôt, se contentant d’y puiser au besoin.

S’il est vrai qu’un peu de connaissance rend facilement vaniteux, l’humilité vient plus naturellement que l’orgueil aux vrais serviteurs de la science. Car par un curieux paradoxe de la connaissance, « plus notre savoir augmente, et plus notre ignorance grandit », selon le joli aphorisme de John E Kennedy.

Savoir qu’on ne sait pas, tel est le signe de la maturité intellectuelle. Il suffit d’étudier un tant soit peu l’astronomie, par exemple, pour se convaincre que l’humanité ne connaîtra jamais plus qu’une petite fraction de son univers. Et le plus brillant de ses membres, beaucoup moins !

Faut-il pour autant renoncer à apprendre tout ce que nous pouvons ? Bien sûr que non ; l’humilité que nous inculque le sentiment de notre ignorance devrait au contraire nous aiguillonner, à l’image de ce sage à qui on avait demandé comment il était devenu un puits de science. « J’étais si conscient de mon ignorance que je ne pouvais m’empêcher d’essayer d’y porter remède », avait-il répondu.

John Locke disait pour sa part avoir appris le peu qu’il savait parce qu’il n’avait pas peur de poser des questions. Il complétait ses très éclectiques lectures en interrogeant des gens de tous milieux et métiers sur leur activité. Comme lui, le bon élève est d’abord un auditeur attentif ; il écoute ce que l’autre a à dire au lieu d’étaler sa confiture culturelle, sachant que chaque conversation lui offre une chance non seulement d’accroître son savoir, mais aussi de l’épurer des idées reçues.

Pour la plupart des gens, un chercheur est un être hermétique qui préfère la compagnie des livres (ou d’un ordinateur) à celle des autres humains. Il est vrai que beaucoup se coupent volontairement du monde extérieur sous prétexte d’éviter les distractions. Mais leur isolement, en les privant des lumières que d’autres esprits cultivés pourraient jeter sur leurs données, les empêche de consolider leurs positions et plus encore, d’élargir leur horizon. Leur science est comme l’eau d’une mare stagnante, condamnée à s’envaser tant que d’autres courants de pensée ne s’y infiltreront pas.

La connaissance libère des préjugés

La connaissance au sens le plus pur est nécessairement exacte et complète. Précision qui n’est pas superflue à une époque où l’information vire facilement à la désinformation et l’histoire à la propagande, où les faits sont « ajustés » aux impératifs politiques et commerciaux du moment, où les demi-vérités calculées masquent des mensonges délibérés. En confrontant nos thèses à celles des autres, la discussion nous aide à valider ce que nous savons – ou croyons savoir. Nous observons tous le monde au travers d’un voile plus ou moins épais de préjugés et de clichés ; du choc civilisé des idées jaillit la lumière qui déchire cet écran.

Cette quête de la vérité, nous pourrions avantageusement la modeler sur la démarche scientifique. Le savant, en effet, ne tient rien pour acquis. Il s’oblige à contrôler chaque hypothèse par l’expérience ou l’observation et rejette sans pitié ce qui contredit les faits avérés.

« Un fait est compatible avec tous les autres faits réels, écrivait Thomas H. Huxley, l’une des sommités scientifiques du XIXe siècle. Un mensonge n’est compatible qu’avec un autre mensonge. » Il prônait l’application de la méthode scientifique à toutes les catégories de la connaissance au motif que « la seule chose qui puisse soulager l’humanité de ses maux est la vérité, en pensée et en actes : la volonté de voir le monde dépouillé de tous les ornements de l’illusion. »

Le partage de la connaissance … … C’est le seul bien qu’on puisse céder sans en perdre la propriété.

Le fait avéré est l’ennemi mortel du dogme et de l’idéologie. Il suffit d’un détail contredisant les allégations mensongères du pouvoir pour faire vaciller son autorité. Voilà pourquoi le citoyen responsable d’une démocratie se doit d’avoir une connaissance approfondie et objective de l’histoire et des affaires publiques. Dans un régime qui confère le pouvoir suprême à l’électeur, le citoyen inculte est la proie naturelle du démagogue et du manipulateur. Et on ne voit pas bien comment des ignorants deviendraient collectivement sages à l’heure de voter.

La connaissance libère l’esprit de l’emprise brutale des préjugés. Savoir et intolérance sont incompatibles : s’il est une chose, en effet, qu’une culture solide apporte à l’être qui la possède, c’est la certitude qu’aucune formule ne décrit mieux que « mes semblables » les hommes, femmes et enfants de cette planète, quelle que soit la couleur de leur peau. Tout comprendre, c’est ne rien haïr, disait l’écrivain français Romain Rolland. De la connaissance mutuelle des coutumes et religions naît la compréhension mutuelle qui constitue le meilleur rempart contre les horreurs de la guerre civile.

Francis Bacon, le moraliste que nous avons cité plus haut, était aussi un habile avocat et un éminent homme politique. La maxime « savoir, c’est pouvoir » apparaît sous sa plume au tournant du XVIIe siècle. Sans parler du chantage, il y a effectivement des connaissances qui facilitent grandement l’ascension dans les hautes sphères de la politique, des affaires ou d’une profession. Ne serait-ce qu’en affinant la capacité de jugement : savoir ce qui a déjà été tenté est d’un puissant secours pour décider ce qui devrait l’être. La voie de la connaissance est semée d’avertissements non équivoques sur les routes à éviter à tout prix pour ne pas répéter les erreurs de nos prédécesseurs.

La faculté de « savoir comment employer son savoir » n’est pas offerte à tout le monde. Science n’est pas conscience : elle n’en est que le préalable incontournable.

John Locke était persuadé que l’esprit doit boire à toutes les sources de la connaissance pour développer pleinement ses facultés. Autrement dit, la culture générale est le fondement de la rationalité. Elle propose des critères d’évaluation et des points de comparaison qui clarifient les enjeux ; elle enseigne que rien ou presque n’est tout blanc ou tout noir et qu’il faut se garder de la tentation de simplifier à outrance les situations ambiguës.

La connaissance fait de meilleurs parents, de meilleurs amis, de meilleurs mentors. Cette évidence est en soi une raison plus que suffisante pour poursuivre son éducation toute sa vie. Pensez aux services que vous pourriez rendre à ceux que vous aimez, et vous vous sentirez presque obligé d’apprendre le maximum sur le plus grand nombre possible de sujets. Le partage de la connaissance procure un plaisir exquis et ne prive le donateur de rien. C’est le seul bien qu’on puisse céder sans en perdre la propriété.

« Le savoir est pour n’importe quelle nation le fondement le plus sûr de la tranquillité publique », estimait George Washington. Le premier président américain faisait allusion à l’enseignement universel, mais le bien commun exige aussi une éducation familiale soignée. La société idéale équiperait chaque maison d’une encyclopédie, comme la nôtre y installe le téléphone. (Sur la délicate question de savoir si elle devrait être électronique, je me permettrai une seule remarque : tant que l’essentiel du savoir humain sera « stocké » sur papier, mieux vaudrait que les enfants s’habituent jeunes à lire des livres. Du reste, il n’y a pas de moyen d’information plus convivial. Essayez seulement d’emporter un ordinateur au lit, et vous verrez !)

De la sagesse au bonheur

Si la connaissance est essentielle au bien commun, est-elle aussi nécessaire au bonheur individuel qui est, tout compte fait, l’objectif primordial de chacun d’entre nous ? Conscient de la malice et de l’aveuglement têtu de ses semblables, le poète John Keats en attendait tout au plus une certaine sérénité : « La connaissance est indispensable au penseur – elle calme la fièvre et l’agitation, elle aide, en élargissant le champ de la réflexion, à alléger le fardeau du chagrin. » Plus tard, son compatriote H.G. Wells opinera que le savoir est toujours préférable à l’ignorance même si l’expérience est parfois fort décevante, car « il n’y a que la connaissance pour nous faire sortir des cages de la vie ».

Ce qu’on peut ajouter à ce double constat, c’est que la connaissance fait reculer l’angoisse diffuse qu’entretient l’ignorance. On a même dit qu’elle était le seul antidote efficace de la peur. Ne pas savoir nous condamne à décider en toute méconnaissance de cause. « L’homme perd sa route la nuit plus facilement qu’au crépuscule et au crépuscule plus facilement qu’en plein jour », observait fort à propos le logicien et théologien anglais Richard Whately au siècle dernier.

Les gens très bien informés savent (ou devraient savoir) ce qui les guette. Ils sont plus sereins que la plupart de leurs contemporains, et plus sûrs de la justesse de leurs décisions. L’exemple des vertus et des vices de leurs ancêtres les incite naturellement à la maîtrise de soi, qualité indispensable au bonheur s’il en est.

La connaissance est peut-être la seule source de plaisir qui croisse avec l’âge, ce qui n’est pas à dédaigner dans un monde où la vie active tend à rétrécir presque aussi vite que la vie tout court augmente. Par chance, elle coule aujourd’hui plus abondamment que jamais dans l’histoire, les nouvelles rivières électroniques comme la télévision et Internet ajoutant leur flot d’images et de données au fleuve ancien des mots imprimés.

L’eau de cette fontaine continue d’irriguer l’esprit lorsque le corps usé par les ans s’abîme dans l’inaction, nous préservant du cauchemar de l’ennui. Et il arrive qu’elle y fasse fleurir la plus grande gloire de la vieillesse : la sagesse.

La faculté de « savoir comment employer son savoir » n’est pas offerte à tout le monde. Science n’est pas conscience ; elle n’en est que le préalable incontournable. Mais l’esprit qui fait cet ultime apprentissage est pleinement récompensé de tous ses efforts. Car la sagesse est, selon les termes du poète grec Sophocle, « la part suprême du bonheur ».