Quand la maison n’a pas ou n’a plus les vertus du chez- soi dont on rêve, la tentation est forte d’en claquer la porte. Ceux qui restent fidèles à cet idéal rendent pourtant un immense service à la société, à leurs proches… et à eux-mêmes.
« Maison » : mot doux et flou, plus flou que doux à bien y penser. Son sens premier confine à l’évidence : la maison, c’est l’endroit où on vit, non ? Non, rétorquerait Polly Adler, demi-mondaine américaine dont les mémoires prouvent, là encore à l’évidence, que le toit ne fait pas la maison. A contrario, « chez nous » peut désigner un quartier, une ville, une région ou un pays aussi bien que les quatre murs d’une maison. Tout dépend du point de vue.
Comble d’ambiguïté, « maison » a donné naissance à une foule d’expressions qui n’évoquent rien moins que la douceur du logis : maison de santé, de convalescence, d’arrêt, de fous, de passe… Les prestidigitateurs immobiliers qui transforment les cages à lapins d’une tour de béton en maisons de rêve exploitent fort habilement cette versatilité sémantique – sans se douter qu’ils disent ainsi, bien involontairement, la plus stricte vérité. Ce qui loge dans leurs mornes constructions, c’est bien un rêve : celui que nourrit l’acheteur d’en faire une maison dans le sens riche du terme.
Réaliser ce rêve demande beaucoup de temps, mais pas forcément beaucoup d’argent. Plus d’un multimillionnaire a appris à ses dépens que les liasses de billets ne font pas de bonnes fondations.
C’est, semble-t-il, Pline le Jeune qui aurait inventé le dicton « là où est mon coeur, là est ma maison », un siècle avant notre ère. Tous ceux qui rêvent encore d’une demeure quittée depuis des lustres savent parfaitement ce qu’il voulait dire. Paradoxalement, la phrase s’applique avec un égal bonheur aux familles migratrices qui, comme la tortue, traînent leur maison avec elles dans notre société en mouvement perpétuel !
On aurait tort de faire de cette « maison du coeur » le privilège exclusif de la famille standard de deux enfants et demi. Quantité de solitaires coulent des jours très heureux avec un ou deux animaux de compagnie. Quelle famille nord-américaine n’a pas sa tante farouchement attachée à sa tranquillité, son oncle célibataire rompu aux corvées ménagères ? Et puis, il y a les cas extrêmes comme ces repris de justice qui, une fois leur peine purgée, s’empressent de se faire pincer la main dans le sac pour retourner derrière les barreaux, seul endroit où ils se sentent chez eux.
Le brouillard sémantique qui enveloppe la maison ne fait que s’épaissir depuis que la jeunesse d’Amérique et d’Europe s’est lancée à l’assaut des valeurs traditionnelles, au début des années 1960.
La « maison » de l’époque – coquette résidence de banlieue avec garage attenant et pelouse manucurée – est une cible naturelle pour celles et ceux qui prônent le renversement de l’ordre matérialiste occidental. Dans les communes qui poussent alors comme des champignons se développe un mode de vie complètement opposé à cette morale suburbaine ancrée dans la monogamie et l’argent.
Le temps a limé les aspérités de langage et de comportement des rebelles. Beaucoup ont fini par avaliser le conformisme bourgeois qu’ils vitupéraient naguère. Leur révolte n’en a pas moins fait éclater le cadre ancien de la vie privée. Séparations et divorces gonflent sans arrêt les rangs des personnes seules et des familles monoparentales. Les couples non mariés ne sont plus ostracisés, même quand leurs membres sont du même sexe.
Les difficultés économiques poussent les jeunes à cohabiter ou à vivre chez papa et maman, parfois jusqu’à 30 ans passés, en attendant l’emploi stable qui leur permettra de voler de leurs propres ailes. Les handicapés fondent des foyers communautaires, les personnes âgées préservent une mesure d’indépendance dans une maison de retraite. Pour tous ces gens-là, « maison » n’a évidemment pas le même sens que pour leurs parents.
« Synonyme de confort et vertu, la maison est un cercle mystique inconnu au-delà de ses frontières sacrées. » Robert Southey
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En a-t-il encore un pour ces légions d’adultes que les rigueurs économiques ont jeté sur le pavé, pour ces bandes d’enfants en fugue qui errent dans les rues ? Que certains de ces sans-domicile- fixe ne maudissent pas leur sort n’enlève rien à sa cruauté. Au delà de la misère matérielle qu’il induit, il les prive en effet d’un privilège fondamental : celui d’avoir un chez-soi.
Les enfants des rues sont doublement défavorisés, car la rupture avec leurs parents les spolie non seulement de la réalité d’un chez- soi, mais aussi de sa mémoire. Dans nos sociétés flottantes, la plupart des gens tiennent au moins autant au souvenir de la maison de leur enfance qu’au confort de celle qu’ils habitent.
La maternité, un concept modifié
Il n’y a qu’un mot pour décrire l’attachement dont témoignent les innombrables poèmes et chansons sur cette maison des origines : sentimental. Un mot qui a mauvaise presse parce qu’il exprime la prééminence du coeur sur la raison. Pourtant, ces hommages naïfs, souvent composés par des soldats que la guerre avait arrachés à leur petite patrie, sont profondément touchants. À cause des associations d’idées qu’ils suscitent. Quiconque a eu la chance de grandir au sein d’une famille unie ne peut pas rester indifférent à l’évocation de cette image-là.
Un seul sujet a suscité plus d’inspiration lyrique que la maison familiale dans l’histoire humaine, et c’est le thème qui lui est le plus étroitement associé : la mère. La maison familiale exprimait l’amour maternel au travers de mille et un détails : les rideaux de dentelle aux fenêtres, les plantes vertes, les bibelots, l’odeur exquise des biscuits qui sortent du four. Certes, la maman moderne n’aime pas moins ses enfants que ses aïeules, mais elle doit désormais mener de front deux métiers exigeants.
De la femme mariée, on attendait jadis qu’elle prenne en charge tous les travaux de la maison. Les mères qui rentrent soucieuses et fatiguées d’une pleine journée de travail salarié seraient bien en peine de relever seules pareil défi. Tenir maison, élever les enfants, c’est aussi l’affaire des hommes à présent. Et comme la complexité de notre époque ne permet plus de s’en remettre à la chance, les deux parents doivent s’appliquer à bâtir la maison symbolique qu’ils légueront à leurs enfants, consolidant par la sagesse, la patience et la tolérance ses fondations de fermeté, de tendresse et d’équité.
La maison, source de bonheur
Il n’a jamais été, il ne sera jamais facile de bâtir une vraie maison, mais l’abandon de toute pratique religieuse décuple la difficulté de l’entreprise. Source de discipline pour les enfants, et d’ailleurs pour leurs parents, même quand elle se réduisait au rite, la religion a été le ciment de la famille à toutes les autres époques et le reste partout ailleurs qu’en Occident. En l’évinçant de la vie quotidienne, le grand mouvement de libération qui a balayé notre société a considérablement affaibli l’autorité des parents sur leurs enfants, notamment adolescents. « Le précepte de ce vieux monsieur était que ses enfants devaient se sentir plus heureux à la maison que n’importe où ailleurs; je tiens ce doux sentiment pour l’un des plus beaux cadeaux qu’un père ou une mère puisse faire. » Washington Irving, auteur américain du XIXe siècle, exprime là ce que tous les parents responsables pressentent d’instinct : la meilleure façon de protéger un enfant des dangers qui le guettent, c’est encore de faire en sorte qu’il ait envie de passer beaucoup de temps à la maison.
C’est plus vite dit que fait, certes, mais si l’atmosphère est sereine chez vous, vos enfants seront probablement tentés d’inviter leurs copains à la maison au lieu d’aller les retrouver à l’extérieur. Et la partie sera gagnée : Pascal n’a-t-il pas observé que la plupart des maux tiennent à ce que l’homme ne supporte pas de rester dans sa chambre ?
La maison, refuge suprême dans un monde froid
Le plus beau, c’est que cet effort de séduction vous profitera tout autant qu’à eux : les adultes n’apprécient pas moins la paix et la tranquillité que les jeunes, après tout. Cette quête domestique vous apportera en outre de grandes satisfactions personnelles, car elle stimulera votre instinct créateur. Dans son aménagement, son désordre, même, une maison reflète les goûts et les talents de ses habitants. Hôtel particulier ou garçonnière, elle est l’incarnation d’une personnalité. «Regardez, semble-t-elle dire, voilà ce que je suis vraiment. »
Pour le psychologue, la maison est le lieu privilégié de la socialisation, tant il est vrai que la qualité de nos rapports avec les autres dépend des expériences de notre petite enfance. C’est à la maison que nous prenons conscience des sentiments et intérêts d’autrui, que nous nous initions, par le biais des corvées, aux responsabilités inhérentes à l’interdépendance. C’est à la maison que nous apprenons à nous conduire en êtres civilisés, à régler les conflits sans violence, à mesurer nos faiblesses, à présenter des excuses.
Ce qui nous attache le plus à la maison de notre enfance, c’est sans doute la chaleur qu’elle nous procure aux heures les plus sombres. Les tout-petits savent d’instinct que c’est là qu’il trouveront le remède magique contre leurs égratignures et blessures d’amour-propre. Nous ne perdons jamais ce réflexe primitif. « La maison, note Robert Frost dans un superbe éclair de lucidité, c’est la porte qu’on doit vous ouvrir quand vous devez y frapper. » Combien d’adultes viennent demander l’asile à leurs parents lorsque la vie leur inflige un revers ?
« La meilleure façon d’assurer qu’un enfant soit bon, c’est de le rendre heureux. » Oscar Wilde
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La maison protège les siens de mille et une manières qui, pour insignifiantes qu’elles paraissent, n’en sont pas moins délicieusement réconfortantes. C’est là qu’on dorlote ses malaises, qu’on baigne son corps fatigué, qu’on oublie ses soucis entre les pages d’un bon livre. On y est libre de tomber la veste, de faire le pitre, de cultiver ses petites manies, d’idolâtrer son chien. Elle abrite nos passions et nos traditions, nos préférences culinaires, nos fêtes rituelles, nos codes secrets.
La maison, parfois un monde infernal
On rit beaucoup et souvent dans une maison comme celle-là. Souvent, mais pas toujours. Car elle est aussi le refuge suprême après une déception, un chagrin, un drame, un deuil. On y revient après les funérailles d’un être cher pour trouver consolation auprès de sa famille, de ses amis, de ses voisins. Lesquels, on l’oublie trop, font partie intégrante de la maisonnée aux moments forts de sa vie, les plus beaux comme les plus tristes.
Cette maison qui réconforte et qui réjouit, c’est bien sûr l’idéal. La réalité, nous le savons tous, n’est jamais paradisiaque. Mais elle peut être infernale si les membres de la maisonnée ne s’entendent pas entre eux.
Ceux qui vivent dans une maison déchirée par les conflits, rongée par les rancoeurs, empoisonnée par l’amertume ne sont guère plus favorisés que les sans-logis. Qui envierait la jeune fille à qui la poétesse Louise Cass fait dire : « Et voilà de quelle façon/nous commençons la journée/dans cet enfer qu’on appelle maison » ?
Le cinéma et la télévision nous ont longtemps donné l’impression que le bonheur faisait partie des meubles dans toutes les familles. Les émissions télé sont plus proches de la réalité à présent qu’à l’époque du noir et blanc. Il arrive que des tensions affleurent au sein des familles cathodiques, mais on reste très loin des cris et des gémissements qui ponctuent les querelles domestiques. Pendant que l’industrie du divertissement nous abreuve de sirop sur les joies de la vie de famille, les émissions d’information décrivent des maisons hantées par une violence domestique qui broie les enfants, relèvent des taux de suicide effroyables chez les adolescents, constatent que les familles brisées ne sont plus l’exception mais la règle, ou presque.
« Chacun a l’ambition légitime de créer un climat familial heureux. » Samuel Johnson
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On le voit, la maison n’est pas le petit paradis privé que suggèrent les apparences. Le constat est assez paradoxal quand on songe au confort matériel inégalé dont jouissent les ménages occidentaux. Ces ados qui disposent de tous les moyens inventés par la technologie pour se distraire chez soi – télévision par câble et satellite, vidéocassettes, disques compacts, Internet, etc. – devraient être plus portés à rester à la maison que leurs aînés. Or, un grand nombre d’entre eux semblent au contraire si las de la vie de famille qu’ils sont prêts à courir tous les risques, au premier chef celui de la drogue, pour trouver remède à leur ennui.
Savoir pardonner et oublier
« Un grand obstacle au bonheur, c’est de s’attendre à trop de bonheur. » L’avertissement de Fontenelle paraît fait pour notre époque. Si tant de gens cèdent à la première tentation de rupture ou de fuite, c’est probablement parce qu’ils attendent trop de la vie de famille.
Et cela nous ramène à la place prépondérante de la télévision dans l’univers domestique contemporain. Happé par le flot de bonheur facile qui ruisselle du petit écran, le téléspectateur dérive en esprit vers un monde bien trop beau pour être vrai, en regard duquel la réalité devient forcément repoussante.
Les problèmes domestiques ne sont pas différents des autres. On ne les résout pas en les fuyant, mais en les prenant à bras le corps et en cherchant une solution, quitte à écorner son amour-propre. Les familles unies savent pardonner et oublier.
Pour conjurer la menace d’explosion, il faut parfois se résoudre à faire passer la famille avant le travail, si précieux que soit son apport aux finances domestiques. On ne le dira jamais assez : l’argent ne fait pas le bonheur. La vie de château ne peut pas compenser les sacrifices et les compromissions qu’une famille doit s’imposer pour en arriver là.
Comme dans les films
Du pied au sommet de la pyramide sociale, la clé du bonheur domestique réside dans l’aptitude de chaque membre de la famille à céder lorsque le bien commun l’exige. Les enjeux de ces négociations permanentes dépassent largement le domaine privé. La stabilité de cette pyramide dépend de la solidité de ses assises. Or, comme le disait le conférencier Joseph Cook, c’est la famille qui fonde l’État.
La plupart des criminels grandissent dans des familles dysfonctionnelles, et beaucoup de problèmes sociaux s’enracinent dans les difficultés de la vie familiale. On ne risque guère de se tromper en affirmant que tout effort contribuant à garantir la paix et l’ordre domestiques tend à préserver la paix et l’ordre dans la société.
Reste que l’être humain agit d’abord dans son propre intérêt, ou ce qu’il croit être son intérêt. Créer et entretenir un climat familial sain relève de la motivation personnelle, non de la volonté publique.
Remercions donc la providence d’avoir prévu une récompense à la mesure de l’effort puisque le bonheur, objet de notre quête existentielle, trouve son incarnation la plus durable dans sa forme domestique. Pour jouir de ce trésor sans prix, il nous faut simplement accepter qu’il ne naît jamais par génération spontanée. Le bonheur gratuit n’existe qu’au cinéma. Dans la vraie vie, il est chez lui seulement là où on se donne la peine de lui faire une place.