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Nous sommes entrés dans une ère nouvelle où l’intelligence compte plus que le muscle, et où les anciennes méthodes sont constamment scrutées à la loupe. Plus que jamais, l’innovation domine le monde, non seulement en matière de technologie, mais aussi dans la quête de l’égalité, de la sécurité et de la paix…

Il y a vingt ans, personne, ou presque, n’avait entendu parler de Bill Gates. Il avait à peine 23 ans et venait de créer une société pour exploiter le fruit de ses études: un langage de programmation pour le premier micro-ordinateur, le MITS Altair. À l’ère des ordinateurs centraux, gros comme des autobus, le jeune homme faisait figure de doux rêveur quand il voyait des ordinateurs sur chaque bureau et, plus saugrenu encore, dans chaque foyer.

Aujourd’hui, le nom de Bill Gates est connu de tous, même de ceux qui, curieusement, pensent que le langage n’est qu’une question de mots et, le matériel, qu’une question de quincaillerie. Pdg de Microsoft Corp., le plus gros fournisseur de logiciels de micro- informatique au monde, Bill Gates est à la tête d’une vaste entreprise planétaire. Coqueluche des médias, il tient une chronique dans la presse, a écrit des livres qu’on s’arrache et est un mécène des temps modernes.

Bill Gates est sans doute la personnalité la plus célèbre du monde des affaires depuis Henry Ford, personnage mythique avec lequel il a beaucoup en commun. Tous deux sont parvenus à dominer, pratiquement seuls, une industrie. Tous deux ont marqué une époque: Ford celle de la mécanisation, Bill Gates celle de la cybernétique. Tous deux ont cru à l’accession des masses aux fruits de la technologie, par la facilité d’acquisition et d’utilisation.

Mais ce qui rapproche le plus ces géants à l’esprit d’entreprise (à part, peut-être, leur fortune colossale), c’est d’avoir été des innovateurs de premier ordre. Un innovateur est quelqu’un qui trouve et popularise de nouvelles façons de faire. On confond souvent innovation et invention. Mais, l’invention vient en premier, l’innovation suit et prend le relais.

Henry Ford n’a pas inventé l’automobile, pas plus que Bill Gates n’a inventé les logiciels. Tous deux ont pris un produit existant et l’ont mis à la portée du grand public: Ford par la simplicité de la conception et la technique des chaînes de montage qui ont produit les fameux Modèles T et A, Bill Gates par des systèmes d’exploitation qui permettent de travailler ou de s’amuser sur des ordinateurs surpuissants que l’on pose sur ses genoux.

La devise des innovateurs pourrait être « rien de nouveau sous le soleil », à quoi on pourrait ajouter « rien de vieux non plus qu’avec un peu d’imagination on ne peut faire revivre ». Le monde occidental offre le spectacle d’une multitude de choses jadis jugées dépassées auxquelles des esprits innovateurs ont insufflé une nouvelle vie.

Marchand de frites, cafés, vente par correspondance, messageries ne datent pas d’hier. Mais il a fallu des variations sur le même thème pour en faire des McDonald’s, Starbuck’s, L.L. Bean et autres UPS. Les « espadrilles » de la fin des années 60 étaient passées de mode. De nouvelles lignes et un reciblage du marketing ont, depuis 25 ans, donné un regain de popularité à ce qu’on appelle aujourd’hui des « chaussures de jogging ».

Les innovateurs ne se contentent pas d’habiller de neuf quelques vieilles idées; ils n’hésitent pas à en combiner deux ou trois pour en faire de l’inédit, quelque chose de différent. Il y a quelques années, on connaissait les voitures d’une part, les fourgonnettes de l’autre. Arrive une équipe d’innovateurs qui conjugue les deux concepts et crée les « monospaces ». Les patins à roues alignées sont un hybride des patins à glace et de ceux à roulettes. Lancé par Ted Turner de CNN, le réseau d’information continue est un ménage à trois – réseau de télévision classique, agence de presse et transmission par satellite.

Sans nier le mérite des inventeurs, force est de reconnaître que ce sont les innovateurs qui ont modelé la vie que nous menons en cette fin de XXe siècle. Pratiquement plus rien de ce qu’en Occident nous utilisons ou consommons aujourd’hui n’a sa forme d’origine. Pas même le plus simple et le plus commun des objets: un crayon. Il comporte au moins une innovation, une gomme au bout.

« il suffit d’imaginer un meilleur piège à souris pour avoir le monde à ses pieds. »

L’innovation structurée

Depuis la découverte du feu par l’homme, les innovateurs n’ont jamais connu de répit. Le progrès matériel de l’Homo sapiens suit à peu près le rythme des innovations au fil des siècles.

Certes, l’innovation n’a pas toujours servi que le bien de l’humanité. Elle a même souvent exacerbé la sauvagerie des guerres, et le génie destructeur dont témoignent certains engins meurtriers est à faire désespérer du genre humain. Même pacifiques, beaucoup d’innovations ont des effets délétères imprévisibles – on se souviendra de Tchernobyl de triste mémoire.

L’innovation a fleuri plus que jamais au XXe siècle. Mais jusque vers les années 60 elle était surtout le fruit du hasard, le domaine de quelques illuminés bricolant dans leur sous-sol ou leur garage. On y voyait souvent une source de gadgets, astucieux mais de peu de conséquence. La croyance dont participaient toutes ces innovations était qu’« il suffit d’imaginer un meilleur piège à souris pour avoir le monde à ses pieds. »

Depuis, l’innovation s’est dans une grande mesure structurée. Elle est devenue une activité systématique, pratiquée au coeur même de la société de consommation moderne. Des légions d’hommes et de femmes sont payés pour trouver des variantes commercialisables de produits existants – du pruneau au goût d’o range aux placements défiscalisés. L’innovation est le ressort du marketing.

Dans tous les domaines, les spécialistes de la recherche- développement cherchent sans relâche un savoir-faire nouveau et meilleur. Parfois, leurs trouvailles ont un effet considérable et font, par exemple en pharmacologie et en médecine, la différence entre la vie et la mort. Ces hommes et ces femmes occupent la fine pointe d’un système économique et social qui, depuis un demi-siècle, dépend de plus en plus de l’intelligence et de l’imagination et non plus de la force physique ou de l’application répétitive d’une technique. Le rythme d’enchaînement des innovations s’accélère inexorablement avec la mondialisation. Les technologies de l’information nous ont tous précipités dans un monde nouveau régi non pas par la puissance industrielle ou militaire, mais par la créativité des idées. On mesure aujourd’hui la portée prophétique du mot de Winston Churchill prononcé dans les années 40 : « les empires de demain seront les empires de l’intelligence ».

Toutefois, dans les structures institutionnelles visant à entretenir le flux des innovations, il y a encore place pour ceux qui travaillent sur un meilleur piège à souris. Un exemple entre mille: Robert Dickie de King City (Ontario) décida dans les années 80 d’améliorer les prises électriques. Il imagina la fiche plate et en céda la licence à des fabricants et distributeurs internationaux. M. Dickie avait profité de l’aide du Centre canadien d’innovation industrielle de l’Université de Waterloo, une des multiples entités de ce pays qui ont pour vocation de stimuler l’innovation par des subsides et un soutien.

« Des idées qui améliorent petit à petit notre qualité de vie »

La vitesse et la puissance des ordinateurs ont été une bénédiction pour les innovateurs, leur permettant d’effectuer des expériences et des tâches jadis réservées aux instituts qui disposaient d’ordinateurs centraux. Avec la rationalisation des grandes entreprises et institutions, le nombre des innovateurs indépendants s’est multiplié. Ce ne sont pas seulement des jeunes qui s’inventent une carrière ou travaillent à leur compte en réseaux, mais aussi des cadres mûrs remerciés par de grandes sociétés qui montent leur propre affaire.

Reste-t-il encore des filons à trouver pour les indépendants, comme celui de Bill Gates? Pour deux ex-étudiants en génie électrique de l’Université de Standford, David Filo et Jerry Yang, la réponse est oui, sans réserve. Il y a un peu moins de cinq ans, ils ont imaginé un moyen de trouver leurs sites Internet favoris. Et ils ont créé un répertoire simple et pratique, une sorte d’annuaire du Net baptisé Yahoo! Aujourd’hui, Yahoo! est le site le plus visité du World Wide Web, et MM. Filo et Yang (qui portent tous les deux le titre de « Chief Yahoo! » dans la société qu’ils ont fondée) sont des hommes riches et des personnalités du cybermonde.

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Il reste que l’innovateur indépendant moyen a plus de chances de trouver beaucoup de satisfaction et peu d’argent que la fortune au bout du chemin. Car pour une idée révolutionnaire, il y en a des dizaines de milliers moins spectaculaires qui améliorent tout juste un peu notre qualité de vie. Ce n’est qu’en les mettant bout à bout qu’on peut voir à quel point l’innovation agit sur notre quotidien. Qui voudrait revenir à l’époque d’avant les sacs-poubelle et les mouchoirs en papier ?

Les ordinateurs eux-mêmes ont ouvert de tout nouveaux horizons à l’innovation. Au Canada, de jeunes entreprises comme Softimage et Discreet Logic ont conquis le monde des loisirs avec des logiciels qui permettent de manipuler des images visuelles et de créer des représentations de créatures et d’objets plus vraies que nature.

Il a été dit que la technologie de ces sociétés a irréversiblement transformé les techniques du septième art. IMAX Corp. de Toronto enrichit régulièrement d’innovations sa trouvaille initiale, un écran géant tridimensionnel doublé d’un système multiphonique qui permet de présenter les films les plus spectaculaires. Les productions IMAX diffusées dans des salles spéciales font courir les foules dans le monde entier.

Construire le Canada avec des outils « nouveaux et améliorés »

Rien d’étonnant à ce que le Canada ait donné au monde quelques-unes de ses plus grandes innovations. Ce pays s’est toujours révélé singulièrement innovateur. On peut affirmer sans se tromper qu’aucun autre ne dépend plus que lui de l’innovation pour le bien- être de sa population.

Bien avant que le premier Européen ne pose le pied en Amérique, les populations autochtones avaient trouvé des moyens de parer aux rigueurs du climat et du terrain de la moitié nord de ce continent, obligées qu’elles étaient de choisir entre improviser ou mourir de froid et de faim. Elles ont su créer tout ce qui était nécessaire à la vie dans ces dures conditions – parka, igloo, traîneau à chiens, raquettes et canoë – sans aucun doute en les perfectionnant au fil du temps.

Si le Canada est aujourd’hui le deuxième pays au monde par sa superficie, c’est notamment grâce au canoë autochtone en écorce de bouleau que les marchands de fourrures ont utilisé, perfectionné et agrandi, pour finir par en faire le superbe « canot de maître », qui emportait quatre tonnes de marchandises. C’est dans cette version « nouvelle et améliorée » du canoë amérindien que les Français, les Britanniques et des Canadiens de naissance ont exploré le territoire, d’un océan à l’autre, l’ont cartographié et en ont fixé le périmètre.

Une autre innovation a permis le peuplement et le développement d’une grande partie de l’Ouest canadien, le blé Marquis, mis au point au début du siècle par Charles Saunders de la Dominion Experimental Farm d’Ottawa. Auparavant, l’agriculture dans les Plaines était gravement handicapée par la courte durée de la belle saison. Avant même leur maturité, les céréales périssaient souvent sous le gel.

Au terme de minutieux croisements, Saunders obtint une souche de blé capable de mûrir avant les premiers froids. Et ce blé présentait d’excellentes qualités boulangères. Cette innovation permit aussi d’étendre la culture du blé au nord, rendant possible le peuplement d’immenses territoires jusque-là délaissés. En quelques années, l’innovation de Saunders avait fait du Canada le grenier à blé du monde.

Des années plus tard, des chercheurs canadiens expérimentèrent avec différents types de graines de colza et créèrent le canola, devenu depuis une énorme culture d’exportation de l’Ouest canadien, source d’huile comestible à faible teneur en cholestérol.

« Dans ces terres de neige et de glace, de nombreuses innovations ont été inspirées par les rigueurs du climat »

Vivre avec la géographie du pays

Le Premier ministre William Lyon Mackenzie King dit un jour que le Canada avait trop peu d’histoire et trop de géographie. Il n’est guère surprenant qu’un grand nombre des innovations de ce pays aient été motivées par la volonté de vaincre la distance et l’isolement – wagons-lits, pipeline, radio, avions à décollage et atterrissage courts.

L’environnement canadien particulier a donné naissance à une multitude d’innovations qui ont fait le tour du monde, dans les secteurs où les créateurs d’ici sont passés maîtres: extraction minière et métallurgie (procédé de flottation du plomb-zinc et compteur Geiger), hydroélectricité (amélioration des barrages et transport à haute tension sur de longues distances), pâtes et papiers (papier kraft de grande résistance), navigation maritime (corne de brume), chemin de fer (rail de grande résistance) et aviation (hélice à pas variable, premier avion à réaction commercial en Amérique du Nord).

Dans ces terres de neige et de glace, de nombreuses innovations ont été inspirées par les rigueurs du climat. La motoneige de J.A. Bombardier, qui avait été précédée par l’autoneige et a rapidement été suivie par le chasse-neige rotatif, en est l’archétype. Le chasse-neige rotatif, d’abord utilisé pour dégager les voies ferrées, a été adapté au déblaiement des rues et routes et, enfin, des entrées privées. Parmi les innovations canadiennes répondant aux conditions hivernales les plus récentes, il faut citer un engin amphibie à redressement automatique destiné à servir de véhicule de sauvetage dans le froid extrême, une île artificielle de glace et un engin de damage de neige qui produit des pistes très résistantes de circulation automobile et d’atterrissage.

« Toutes les innovations ne sont pas techniques, et le principe consistant à chercher toujours à améliorer les choses s’applique à bien des domaines. »

Le succès récent des systèmes innovateurs de télécommunication canadiens sur la scène mondiale s’inscrit dans le prolongement d’une longue tradition. Le téléimprimeur, combinant les qualités du téléphone et de la machine à écrire, a été mis au point au début du siècle par Fred Creed, de Nouvelle-Écosse. Dans les années 20, la transmission de photos par câble, qui préfigurait la télécopie, a été développée par William Stevenson, de Winnipeg qui, alias « l’intrépide », devint l’un des principaux agents de renseignement britanniques pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Les innovateurs professionnels conviennent que le manque de confiance en soi est le principal obstacle auquel se heurte le découvreur d’une idée géniale. On pourrait croire que, à l’ombre du grand voisin et dépourvus des ressources nécessaires pour faire germer leurs idées, les Canadiens sont particulièrement vulnérables sur ce plan. Or, il suffit d’examiner la longue liste de leurs innovations pour se convaincre du contraire. Si des innovations ne décollent pas dans ce pays, cela tient peut-être plus à l’attitude de leurs auteurs qu’à la géographie politique.

D’après des innovateurs expérimentés, beaucoup de bonnes idées ne voient jamais le jour parce que leurs auteurs songent trop et trop tôt à leur faisabilité. Ils appréhendent alors des difficultés insurmontables avant même qu’elles ne se manifestent. Akhil Madhani qui a récemment remporté le prix Lemelson-MIT pour l’invention et l’innovation aux États-Unis a raconté à Carol Smith, journaliste au Seattle Post-Intelligencer qu’il est facile d’inhiber l’impulsion créatrice en se préoccupant trop tôt de l’application pratique.

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À l’en croire, les innovateurs baissent souvent les bras parce qu’ils ne sont pas préparés à la résistance au changement que leurs idées peuvent soulever. C’est le cas notamment des efforts d’amélioration de l’alto, qui inflige souvent aux musiciens des douleurs musculaires et des maux de dos et qui est plus difficile à manipuler que le violon. La nouvelle version de l’alto surprend par sa forme, mais ses qualités acoustiques sont indéniables. Il reste que plusieurs chefs d’orchestre traditionalistes les rejettent tout net.

Quel est l’apanage de l’innovateur? Ce qu’on appelait autrefois chez les artistes la « divine insatisfaction ». Les véritables innovateurs ne sont jamais satisfaits, dit M. Madahni, « ils considèrent que rien n’est satisfaisant et cherchent toujours à y remédier. Devant toute chose, ils se demandent pourquoi elle fonctionne de telle manière et non d’une autre – pourquoi une tasse a la forme qu’on lui connaît. Jamais ils ne pensent qu’on ne pourrait pas faire autrement. »

Faire à l’humanité le plus beau des cadeaux

Toutes les innovations ne sont pas techniques, et le principe consistant à chercher toujours à améliorer les choses s’applique à bien des domaines, à l’industrie et au commerce comme aux sciences sociales. Les innovations sociales qu’ont été l’assurance-chômage, l’assurance-maladie et la progressivité de l’impôt sur le revenu ont probablement exercé plus d’influence sur le mode de vie au Canada que la plupart des innovations techniques. Dans le domaine économique, l’idée du crédit hypothécaire étalé sur de longues périodes a eu un profond effet sur la structure de notre société en donnant aux classes moyennes l’accès à la propriété.

Les innovations socio-économiques n’ont jamais été couronnées d’autant de succès que celles scientifiques et technologiques. Le meilleur exemple en est peut-être le communisme soviétique, qu’on peut qualifier d’innovation par rapport à la vie des premières communautés religieuses, où tous partageaient le travail et son fruit. Comme bien d’autres innovations sociales qui l’ont précédée et suivie, celle-ci a échoué à cause de ce que d’aucuns appelleraient le « facteur humain ».

Nulle part l’innovation n’est plus nécessaire, et nulle part elle n’est plus difficile, que dans le domaine sensible de la politique. Comme nous l’avons dit, le Canada est issu de l’innovation. L’innovation la plus importante y a sans doute été d’ordre politique : la confédération qui a permis aux colonies hétérogènes de l’Amérique du Nord britannique de s’unir en un seul État. On mesure toute l’importance de l’innovation politique dans le récent accord entre les parties en lutte en Irlande. On attend avec espoir le jour où un grand innovateur pourra faire à l’humanité le plus beau de tous les cadeaux: la paix entre les hommes.