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La Gendarmerie Royale du Canada fête cette année le 125e anniversaire de naissance de son illustre ancêtre, la Police montée du Nord-Ouest. Soyons-en fiers : elle incarne la quintessence des vertus canadiennes, et nous lui devons d’être devenus ce que nous sommes.

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Beaucoup de pays commémorent dans le bronze de martiales statues équestres le souvenir de leurs grands conquérants et sauveurs de la patrie. Le Canada aussi a son cavalier héroïque, mais il ne ressemble pas plus aux charismatiques chefs militaires en uniformes chamarrés qui forment le gros bataillon de cette statuaire que son histoire paisible à celle des autres nations.

Ne le cherchez pas sur un piédestal au centre d’une place ou d’un jardin public, figé pour l’éternité dans un fougueux corps à corps avec son destrier; il se contente de monter une garde perpétuelle sur des pièces de monnaie, des timbres, des affiches, même des casse -tête et des maillots. Ni général, ni président, ni roi, il incarne dans l’anonymat l’institution la plus connue et, sans doute, la plus respectée de son pays : la Police montée du Canada.

Droit comme un I sur un cheval aussi raide que lui, ce cavalier en tunique écarlate et chapeau à large bord est à l’image d’un ordre constitutionnel voué à « la paix, l’ordre et le bon gouvernement ». Sa monture est franchement désuète, mais sa réputation d’intégrité et sa célébrité mondiale restent largement méritées.

Cent vingt-cinq ans après sa création, l’institution quintessentiellement canadienne qu’il représente peut en effet s’enorgueillir d’une série d’exploits inégalée dans les annales de toutes les polices du globe et, surtout, d’une influence exceptionnelle sur le devenir de la nation qui l’a mise au monde.

Si le Canada est aujourd’hui le deuxième pays du monde par la superficie, il le doit en très grande partie au sens du devoir de sa Police montée : sans les patrouilles héroïques des « tuniques rouges » dans la prairie, les montagnes, la toundra et la banquise du nord-ouest du continent, il n’aurait probablement pas préservé l’intégrité de l’immense territoire dont il avait hérité. Mais cela n’est encore rien à côté du rôle capital qu’elle a joué dans la formation de cette morale sociale empreinte de civilité et de maîtrise de soi qui fonde l’identité canadienne.

Lorsque le Parlement vote la création de la Police montée du Nord- Ouest, le 23 mai 1873, le jeune Dominion est empêtré dans une situation apparemment inextricable. En 1870, trois ans à peine après sa naissance, il a pris possession d’un territoire de quelque trois millions et demi de kilomètres carrés où la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne auraient ensemble logé à l’aise. Mais les habitants de cette immensité sont tout, sauf soumis : les Métis ont déjà pris les armes, et les rumeurs veulent que les tribus lointaines méconnaissent ou récusent le transfert de souveraineté.

Un an plus tard, le Canada a persuadé la Colombie-Britannique d’entrer dans la Confédération en lui promettant de la rattacher par rail à l’est du continent. Pour relier la rivière Rouge manitobaine aux montagnes qui marquent la frontière orientale de la province du Pacifique, il lui faudra ferrer dans des délais invraisemblablement courts une plaine aux allures d’éternité où nomadisent encore une trentaine de milliers d’Indiens qui n’ont pour la plupart qu’une vague idée de la loi des Blancs.

La nouvelle force de police naît de la volonté d’un homme, Sir John A. Macdonald. Le premier ministre du Canada y voit entre autres le moyen de remplir une promesse faite au gouvernement britannique lors des négociations qui ont mené à la cession des territoires du Nord-Ouest : protéger ses habitants indigènes.

Trois cents hommes pour accomplir une tâche proprement herculéenne : faire régner l’ordre dans le désert humain qui donnera naissance aux trois provinces des Prairies et aux Territoires du Nord-Ouest.

De fait, il y a urgence, car des trafiquants de l’Ouest américain – ce Far West tristement célèbre pour sa violence anarchique et sa sauvagerie à l’endroit des Indiens – inondent la région d’un mauvais whisky qui plonge les tribus dans la débauche, le crime et la misère. Pire encore, ce chaos fait le lit de sanglants affrontements intertribaux : en 1870, un conflit entre les Pieds- Noirs et les Cris du sud de l’Alberta a causé une bonne centaine de morts.

Sir John A. s’est personnellement occupé de l’organisation de la nouvelle police, allant jusqu’à prescrire la couleur de son uniforme. L’armée britannique avait laissé un bon souvenir dans l’Ouest, et son « habit rouge » y était devenu un symbole d’intégrité, d’ouverture et d’équité. Macdonald a donc réclamé une tunique écarlate aussi peu ornée et galonnée que possible. Ce parti pris de simplicité deviendra l’un des signes distinctifs de la Police montée canadienne.

Les tuniques rouges fondent une tradition

Macdonald sait qu’il joue une délicate partie de poker géopolitique. Les États-Unis livrent une guerre sans merci aux tribus des plaines, et l’Ouest canadien risque d’être envahi par un flot de réfugiés que les peuplades locales accueilleront peut-être à coups de fusil. Si le vide juridique qui y règne n’est pas comblé, les annexionnistes américains auront beau jeu de réclamer l’envoi de troupes au nord, en principe pour empêcher les raids des rebelles, en pratique pour ouvrir la voie à la colonisation.

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La loi qui instaure le nouveau corps de police prévoit le recrutement de 300 officiers et hommes de bonne trempe morale et physique, capables de parler et d’écrire le français ou l’anglais et sachant monter à cheval. Ils seront encadrés par des officiers, entraînés au combat et équipés en conséquence. Cette force paramilitaire devra, dans l’ordre : mettre fin au trafic de whisky, construire des forts dans tout le Nord-Ouest, rétablir la paix avec et entre les tribus indiennes et faire respecter la loi canadienne sur tout le territoire.

Trois cents hommes (le gouvernement a pensé un temps que 150 suffiraient) pour accomplir une tâche proprement herculéenne : faire régner l’ordre dans le désert humain qui donnera naissance aux trois provinces des Prairies et aux Territoires du Nord-Ouest. Alors que les États-Unis ne parviennent pas à imposer leur loi dans l’Ouest avec des dizaines de milliers de soldats. Si encore la géographie était le seul ennemi. Mais l’hiver, le mercure plonge à – 45 °C et l’été, il dépasse facilement les 37 °C. Des tempêtes sauvages éclatent en toute saison. L’expédition de 275 hommes qui gagne le sud de l’Alberta en 1874 traverse par des chaleurs accablantes une région aride, infestée de moustiques et de sauterelles, balayée par des tornades de poussière et des orages effroyables, pilonnée par des grêlons « gros comme des noix ». Elle avance sans carte fiable au milieu du néant des jours durant, buvant aux rares sources sur sa route une eau croupie, aussi malsaine pour les bêtes que pour les hommes. Des dizaines de chevaux et de boeufs succombent en route à l’épuisement et à la malnutrition.

Les souffrances endurées pendant cette Longue Marche du Manitoba aux Rocheuses développent chez les recrues une ingéniosité et une endurance qui deviendront légendaires. Tout en construisant les forts en rondins qui abriteront leurs détachements en territoire albertain, les tuniques rouges fondent une autre tradition : celle des actions coup-de-poing. La chasse aux trafiquants de whisky tourne à l’hallali en quelques semaines. Aussitôt, les policiers se retournent contre les voleurs de chevaux, cause de tant de conflits entre les tribus. Lorsqu’ils pénètrent au galop dans les camps indiens pour arrêter les malfaiteurs, leur prestance et leur prestige compensent comme par magie un écrasant désavantage numérique.

Écarter la menace de guerre

Les officiers exigent de leurs hommes patience, tact et courtoisie dans tous leurs contacts avec les indigènes. En parallèle, ils s’efforcent de persuader les chefs des tribus de la nécessité d’appliquer la loi. Ceux-ci apprécient virement le combat des policiers contre les contrebandiers d’alcool. « S’ils n’étaient pas venus, s’exclamera plus tard Crowfoot, grand chef de la confédération des Pieds-Noirs, que serions-nous devenus ? Nos ennemis et le whisky nous tuaient en si grand nombre que nous ne serions qu’une poignée aujourd’hui. La police nous a protégés comme les plumes de l’oiseau le protègent du gel d’hiver. »

Pour quelques historiens, c’est ce pacte de confiance et d’amitié entre les chefs et les hauts gradés de la Police montée qui a permis le triomphe ultime de la loi et de l’ordre dans les territoires du Nord-Ouest. Chose certaine, lorsque les Sioux en guerre contre l’armée américaine proposeront aux tribus du Nord une alliance contre tous les envahisseurs blancs, les chefs canadiens rejetteront l’offre… et en rapporteront la teneur à la police.

Vers la fin de la décennie, après avoir écrasé les troupes du général Custer à Little Big Horn, le grand chef sioux Sitting Bull fuit au Canada avec 4 000 membres de sa tribu. La prairie canadienne devient alors le théâtre d’une compétition féroce entre les chasseurs de bison réfugiés et autochtones. La Police montée parvient à écarter la menace de guerre générale en persuadant les chefs d’être patients et en négociant une amnistie qui permettra aux Sioux de rentrer chez eux.

À la rescousse de la Confédération

Elle sait alors déjà que le mode de vie traditionnel des tribus est condamné, car le bison dont elles tirent nourriture, vêtements, abri et chauffage est en voie d’extinction. Il faut s’y préparer… Les dernières grandes hardes disparaissent brusquement durant l’hiver 1879; affamés, désemparés, les Indiens trouvent refuge dans les postes de la Police montée avant de s’établir dans des réserves. Leur sédentarisation ouvre le territoire à la colonisation.

Entre temps, la Police montée a sauvé indirectement la Confédération canadienne en imposant l’ordre sur les chantiers de construction du Canadien Pacifique. Les 31 hommes chargés de cette mission ont réussi à discipliner 4 000 fortes têtes et une pléthore de tribus rétives jusqu’à la pose du dernier tronçon de voie, en novembre 1885. Si le Canada n’avait pas respecté les délais prescrits, la Colombie-Britannique aurait probablement fait sécession. Le succès de l’entreprise atteste éloquemment du très grand professionnalisme du jeune corps de police.

Plus tôt la même année, l’antique culture des chasseurs nomades s’est noyée dans le sang de la révolte métisse menée par Louis Riel. La Police montée avait averti le gouvernement que ses politiques méprisantes à l’égard des autochtones pouvaient causer une tragédie. La rébellion qu’elle appréhendait ayant éclaté, elle porte stoïquement le poids de la campagne de répression, perdant huit des siens au combat. Il lui arrivera encore d’être attaquée par ceux qu’elle voulait défendre pour avoir appliqué sans faiblesse une politique qu’elle n’avait pas choisie.

Le soulèvement écrasé, les colons affluent par centaines de milliers. La prairie se couvre de champs, les villes y poussent comme des champignons. La violence, hélas, croît dans la même mesure que la population. Chargée de maintenir l’ordre dans cette société turbulente, la Police montée fait preuve d’une persévérance inouïe, traquant voleurs et assassins pendant des années et sur les cinq continents au besoin. Dans le monde entier, la rumeur se répand qu’elle « attrape toujours son homme ». Ce n’est pas tout à fait exact, mais presque. Car elle n’abandonne jamais une piste, si tortueux ou périlleux que soit le chemin menant à la capture.

C’est toutefois sur son terrain qu’elle accomplit ses plus grands exploits, en patrouillant par tous les temps les établissement isolés de son immense territoire. Elle soigne les malades, sauve les égarés, avertit les nouveaux venus des dangers qui les guettent et fait interner les malheureux dont la trop grande solitude a dérangé l’esprit.

Chargée de maintenir l’ordre dans cette société turbulente, la Police montée fait preuve d’une persévérance inouïe, traquant voleurs et assassins pendant des années et sur les cinq continents au besoin. Dans le monde entier, la rumeur se répand qu’elle « attrape toujours son homme ».

Imposer la manière canadienne

Plus sa réputation grandit, plus la liste de ses missions s’allonge. En 1898, il y a tout juste cent ans, des milliers de chercheurs d’or se mettent en route pour le Klondike. La plupart gagnent le Yukon par les cols de Chilkoot et de White Pass, en Alaska. Ils sont accueillis au sommet par un petit groupe de policiers qui confisquent promptement les armes de poing, prélèvent des droits de douane sur le matériel et renvoient chez eux tous ceux qui n’ont pas assez de provisions pour tenir l’année. Les nouveaux Argonautes remontent ensuite le fleuve Yukon jusqu’à Dawson City, étroitement encadrés par des agents qui ne tolèrent aucune imprudence. Personne ne saura jamais le nombre de vies qui ont ainsi été sauvées.

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La capitale de l’Eldorado canadien est alors une réplique quasi parfaite de la ville-frontière américaine avec ses saloons, ses casinos, ses salles de danse. Seule différence : à Dawson City, la police est omniprésente et efficace. À son apogée, la ville compte 14 000 habitants, dont une forte proportion d’hommes au casier judiciaire chargé, mais passe pour être aussi sûre qu’Ottawa.

Avec l’énergie contenue qui les caractérise, les agents de la Police montée ont réussi à imposer aux indociles visiteurs américains la manière canadienne d’appliquer la loi : une manière douce, mais implacable, empreinte d’une farouche volonté de faire régner l’ordre et la justice. Leur intrépidité a sûrement eu un effet formidablement dissuasif sur les violents, car seuls quelques- uns ont laissé leur vie dans l’aventure. Le fait qu’ils soient si peu nombreux – l’immense Yukon et sa myriade de camps de mineurs sont patrouillés et administrés par 285 hommes – rehausse encore leur réputation d’invincibilité.

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Du Yukon, la Police montée part à la conquête du Grand Nord. En canot, en raquettes et en traîneau à chiens, ses émissaires parcourent le désert blanc, érigent des forts à quelques centaines de kilomètres du pôle Nord. Tout en défendant les Inuit contre les baleiniers étrangers, ils s’efforcent de leur faire accepter une législation qui contredit souvent leurs coutumes. De même que les Indiens ont commencé à fournir des éclaireurs dans les années 1880, de même les Inuit finiront par collaborer de bon gré avec la Police montée comme guides et comme officiers spéciaux.

Elle soigne les malades, sauve les égarés, avertit les nouveaux venus des dangers qui les guettent et fait interner les malheureux dont la trop grande solitude a dérangé l’esprit.

Cette indéfinissable qualité qu’on appelle la classe

En 1920, lorsqu’elle devient la « Gendarmerie royale du Canada » avec mission de faire appliquer toutes les lois fédérales, elle est le pivot de l’administration publique dans l’Arctique canadien. Ses hommes y tiennent bien plus que des fonctions de police. Ils sont facteurs, trésoriers-payeurs, inspecteurs, gardes-chasse, juges, écrivains publics, infirmiers, accoucheurs et, sinon dentistes, du moins arracheurs de dents.

Leur vie aventureuse offre une superbe matière à récit, et les écrivains, toujours sensibles à cette indéfinissable qualité qu’on appelle la classe, ne sont pas longs à s’en emparer. Articles et livres se succèdent, au point de transformer les hommes en tunique rouge en héros de romans populaires, puis de bandes dessinées et enfin, d’émissions de radio. Ils apparaissent au grand écran dès 1904 et figureront dans plus de 250 films, pour la plupart sans rapport avec les réalités de leur métier, faut-il préciser. À preuve, on les y voit presque toujours l’arme au poing alors qu’ils ne s’en servaient qu’en désespoir de cause.

Le changement de nom et de mission précipite la modernisation des structures et méthodes de travail de l’institution. Les agents de la nouvelle Gendarmerie royale du Canada apprennent à manipuler le microscope, à travailler en civil, à infiltrer les réseaux de trafiquants de stupéfiants. Une division maritime est formée pour lutter contre les contrebandiers et passeurs de rhum. Les chevaux sont remplacés par des automobiles, et leurs cavaliers lâchent les rênes pour le volant afin d’accomplir les patrouilles routières et urbaines prévues dans les contrats de police signés avec les autorités de toutes les provinces sauf le Québec et l’Ontario.

Le panache, lui, demeure. Dans les années quarante, la GRC envoie dix hommes – un équipage plus que réduit, comme d’habitude – à la conquête du passage du Nord-Ouest. La goélette Saint-Roch est le premier navire à faire cette périlleuse traversée dans les deux sens. Son odyssée réaffirme les revendications canadiennes que les postes et patrouilles de la Police montée dans les îles de l’Arctique avaient déjà solidement fondées. Le fait est que le Canada doit à ses éblouissantes tuniques rouges non seulement une place de choix dans l’imagerie populaire, mais aussi une très grande place sur les images du monde.

Sa devise : Maintiens le droit

Cent vingt-cinq ans après sa création, la Police montée ne ressemble plus beaucoup à son illustre ancêtre. Les clichés classiques sur la « mâle vigueur » de ses membres, par exemple, ne s’appliquent plus à un corps qui recrute un bon contingent de femmes. Ses agents traquent plus de fraudeurs dans des labyrinthes de papier que de forcenés dans les forêts enneigées. Mais ils sont tout aussi résolus que leurs prédécesseurs à défendre le droit, comme l’exige leur devise.

Et ils persistent à croire que mieux vaut prévenir que punir. L’immense effort d’éducation de la Police montée du Nord-Ouest auprès des tribus des plaines trouve sa traduction contemporaine dans l’énorme investissement consenti par la GRC pour développer les patrouilles communautaires préventives.

Comme toutes les institutions de notre société hypercritique, la GRC essuie régulièrement les foudres des médias et des partis politiques. Son tribut aux railleurs est si lourd qu’on en vient à se demander si la satire n’est pas la plus sincères des flatteries. Elle n’en demeure pas moins une grande institution qui a magnifiquement servi les intérêts de notre nation. Toutes ces contestations ne doivent pas nous faire oublier une question capitale : sans la Police montée, que serait devenu ce pays ?