Nous passons notre vie à choisir sans trop savoir comment procéder pour prendre une décision éclairée. En cas de doute, le bon sens reste le meilleur guide et la règle d’or, cette maxime : ne prends jamais une décision que ta conscience réprouve…
Si l’un de nos trisaïeuls ressuscitait aujourd’hui dans la ville ou le village où il a passé sa vie, rien sans doute ne l’étonnerait plus que la profusion de biens et de services offerts à la convoitise de ses descendants :les interminables rayonnages des supermarchés, les gigantesques étalages des magasins-entrepôts, les vitrines multicolores des agences de voyages vantant les charmes du monde entier, de Tombouctou à Tahiti. Seigneur, qu’as-tu fait ?
Le pauvre aurait beaucoup de mal à croire qu’il est possible de faire un choix parmi un tel amoncellement de marchandises. Et, selon toute probabilité, il paniquerait s’il devait acheter un pain de savon dans une grande pharmacie. Pensez donc : à son époque, chaque produit se vendait sous trois, au plus quatre marques, et rares étaient les magasins qui tenaient une gamme complète. Quand on a eu le choix entre toutes les nuances de noir pour sa carriole, on ne peut être que médusé par la variété des formes, des tailles et des couleurs d’un parc automobile contemporain.
L’explication rationnelle de ce « mystère », c’est que la société occidentale a développé entre temps une culture de la décision. Nous en prenons si constamment que c’est devenu un quasi-automatisme, une sorte de réflexe intellectuel qui façonne notre personnalité et notre mode de vie. L’identité moderne s’exprime à travers les choix quotidiens : vestimentaires, alimentaires, récréatifs, et j’en passe.
Pour routiniers qu’ils nous paraissent, ces choix impliquent tous une décision, bonne ou mauvaise. Si nous sommes raisonnables, nous optons pour des vêtements qui ne choqueront personne, pour des aliments qui ne nous rendront pas malades, pour des loisirs qui ne gaspilleront pas notre temps, mais au contraire enrichiront nos vies.
Nos arrière-arrière-grands-parents n’avaient pas ces problèmes-là. Le matin, les femmes mettaient une des deux ou trois robes qu’elles possédaient, leurs maris, leur tenue de travail ou leur bel habit si on était dimanche.
Le menu du jour était dicté par le garde-manger. S’il n’y restait que des fèves au lard, on mangeait des fèves au lard. Midi et soir car nos ancêtres n’avaient évidemment pas le « privilège » de dîner sur le pouce à la cantine de leur entreprise ni d’échantillonner les cuisines exotiques des comptoirs de restauration rapide.
Sauf dans les métropoles, c’est à la maison qu’on se délassait – sans le secours des milliers de cassettes de la vidéothèque du quartier. Quant aux vacances d’hiver, elles ne provoquaient pas beaucoup de querelles conjugales sur les mérites respectifs de la Floride et de la Barbade, de Hawaii et de la Californie vu qu’elles étaient réservées à l’élite de la société.
La surprise de notre revenant devant le nombre des décisions que nous prenons quotidiennement tournerait à l’ébahissement s’il lui était donné d’observer les modalités de la prise de décisions et le partage de ce pouvoir dans le monde du travail de cette fin de siècle. Dans son temps, le chef de service réglait d’autorité tous les problèmes courants. Si l’entreprise avait une certaine envergure, ce patron (ou cette patronne, dans quelques cas d’exception) répondait à des supérieurs dont les instructions étaient sacrées.
Aujourd’hui, le partage des responsabilités et des pouvoirs est beaucoup plus diffus et le travail autonome, considérablement plus répandu qu’à l’époque où les grandes organisations fortement hiérarchisées créaient l’essentiel des emplois. Quel que soit son statut, le travailleur doit prendre plus de décisions – et des décisions plus importantes – que jamais auparavant dans l’histoire. Pourtant, la très grande majorité des membres de la société occidentale contemporaine n’ont jamais été formés à se faire une opinion éclairée sur les questions touchant leur vie professionnelle, ni d’ailleurs leur vie privée.
Personne ne prend délibérément une mauvaise décision; le drame, c’est qu’un choix valable à première vue peut, du fait de conséquences inattendues, s’avérer désastreux au bout du compte.
Comment fait-on pour prendre la meilleure décision possible ? Y a-t- il une méthode éprouvée pour y arriver ? En un sens, oui: on en enseigne même plusieurs dans les facultés des sciences de la gestion. L’ennui, c’est que ces théories sont abominablement complexes et abstraites.
Et puis, l’histoire montre qu’elles ne sont pas très fiables. Ce sont des spécialistes solidement formés au calcul des probabilités qui ont, selon toute apparence, concocté l’insigne désastre de la baie des Cochons. Le monde n’a sans doute jamais connu de décideur plus scientifique que Robert McNamara, haut dirigeant de Ford, et pourtant c’est lui qui, comme secrétaire à la Défense sous trois administrations différentes, a été le grand artisan de la débâcle américaine au Viêt-nam.
Les gaffes politiques et économiques dont nous entretient à longueur de jour la presse écrite et parlée ont au moins l’avantage de nous déculpabiliser un peu : si nous nous trompons plus souvent qu’à notre tour, nous ne sommes pas les seuls. Personne ne prend délibérément une mauvaise décision; le drame, c’est qu’un choix valable à première vue peut, du fait de conséquences inattendues, s’avérer désastreux au bout du compte.
Difficile, devant l’accumulation de ces bourdes gênantes, de ne pas penser qu’une petite leçon de bon sens ferait le plus grand bien aux puissants de ce monde ! Mais ce sens dit commun est tout, sauf commun. Non seulement il résiste mal à la tension inhérente à toute prise de décisions, mais lorsqu’il n’y succombe pas purement et simplement, il est balayé sans ménagement dès lors qu’il contrarie les désirs ou ambitions du décideur.
Au risque d’avoir l’air niais, je me permettrai donc de répéter quelques perles de sagesse populaire qu’on oublie presque invariablement au moment fatidique. Elles ont un tour négatif parce que, comme le disait le sage chinois Mencius, on doit savoir ce qu’il ne faut pas faire pour avoir une chance raisonnable de faire ce qu’il faut.
Ne soyez pas trop pressé
Les décisions hâtives donnent rarement les meilleurs fruits parce qu’on ne prend pas le temps de réfléchir à tous les aspects du problème. Pensez à toutes les fois où, après avoir cru que vous aviez parfaitement cerné une question, vous avez dû admettre qu’un ou deux facteurs critiques vous avaient échappé. L’exemple des entraîneurs de baseball et de hockey est hautement instructif: n’importe quel amateur averti vous dira qu’ils se trompent plus souvent qu’autrement quand ils prennent une décision dans le feu d’une partie. Hormis eux, tout le monde dispose d’un délai de réflexion. Utilisez-le pour faire le tour de la question – et n’ayez pas peur de jouer les prolongations si vous avez des doutes.
Ne cédez pas à votre première impulsion
La différence entre une décision impulsive et une décision hâtive, c’est que la seconde n’est pas assez mûrie alors que la première ne l’est pas du tout. La témérité n’est une qualité que dans les romans. Dans la vraie vie, c’est pire qu’un défaut : c’est une bêtise.
Ne comptez pas sur la chance
Il n’est jamais sage de s’en remettre au hasard. Comme l’a écrit le philosophe des religions Thomas Fuller, « si vous sautez dans un puits, la Providence n’est pas tenue de vous repêcher ». La chance vous a souri ? Tant mieux, mais n’allez pas croire qu’elle ne vous abandonnera jamais. Vous seriez fou de vous livrer pieds et poings liés à ses caprices.
Ne vous laissez pas emporter par l’émotion
Les pires décisions sont prises sous l’empire d’une émotion si violente qu’elle transforme le cerveau en vulgaire caisse de résonance. Colère, haine, amour, désespoir, soif de vengeance, désir… il faut reconnaître ces dangereuses sirènes pour ce qu’elles sont et s’interdire d’écouter leurs terribles chants. Elles inspirent déjà bien assez de décisions désastreuses, comme en témoigne le taux de divorce en Occident.
Ne décidez pas seul
C’est sans doute la meilleure façon de vous défendre contre les débordements émotifs. En consultant vos amis, vos collègues, voire un conseiller professionnel, vous redonnez une voix à la raison. Même si vous êtes parfaitement maître de vous, l’avis des personnes que vous estimez ne peut qu’éclairer un choix difficile. Deux têtes valent mieux qu’une, dit l’adage, et il a bien raison, car, pour en paraphraser un autre, on ne saurait penser à tout. Votre directeur de conscience du moment relèvera peut-être un petit détail que vous aviez négligé et qui change les données du problème.
Ne présumez pas de la réaction des autres
« Si je lui achète cette bague, elle m’épousera », pense l’amoureux transi. Mais sa belle a peut-être d’autres projets d’avenir. Ne présumez jamais du comportement de quelqu’un à moins d’avoir obtenu des assurances de sa part, et même là, n’oubliez pas que seuls les sots ne changent jamais d’avis.
N’ayez pas peur de dire non
Oui et non sont les mots les plus courts, mais ceux qui exigent le plus de réflexion, estimait Talleyrand (ce grand diplomate était payé pour le savoir). Refuser son concours, c’est risquer de blesser ou de vexer celui ou celle qui le sollicite. Personne ne le fait de gaieté de cour. Il le faut, pourtant, dès lors qu’on n’est pas absolument sûr de pouvoir tenir parole. Du reste, fermer la porte n’interdit pas de la rouvrir plus tard : un non se transforme plus aisément en oui qu’un oui en non.
Ne vous laissez pas embobiner
Beaucoup de décisions cruciales sont prises sous la pression d’autrui. Avant de vous engager, demandez-vous si vous le faites pour vous ou pour quelqu’un d’autre. Cultivez une saine mesure de résistance à la persuasion et sachez discerner les plaidoyers pro domo, les arrière-pensées et les mensonges éhontés derrière les beaux discours.
Ne cédez pas aux modes
La pression qui vous pousse dans la mauvaise direction peut venir de la société aussi bien que de votre entourage. « Tout le monde le fait, fais-le donc » : s’il est une règle à ne pas suivre, c’est bien celle-là. Comme disaient nos grands-mères : « Si tout le monde sautait dans la fosse à purin, tu sauterais aussi ? » La dernière mode – en matière de style comme de gestion – a de grosses chances de ne pas vous aller comme un gant.
Ne soyez pas trop sûr de vous
Les pires erreurs sont commises par des gens convaincus qu’ils ne peuvent pas se tromper. Un parieur compulsif vous jurera que son cheval ne peut pas perdre jusqu’à ce que l’animal se casse une patte, rate son départ ou, plus banalement, soit battu par meilleur que lui. Les fausses certitudes n’ont qu’un effet certain : elles incitent ceux qui y croient à mettre tous leurs oeufs dans le même panier. Le joueur gagnant, si tant est que cela existe, répartit ses risques.
Toutes ces maximes sont au fond autant de mises en garde contre les mirages. Le bon propagandiste sait pertinemment que l’être humain croit plus volontiers ce qu’il a envie d’entendre que la vérité.
Il n’y a pas que les gens ordinaires pour succomber à l’attraction de l’illusion; elle a été fatale à beaucoup de grands généraux et hommes d’État f qui disposaient pourtant d’une information de première main et des lumières d’une foule de conseillers. Robert McNamara, pour revenir à lui, est un homme d’une rare intelligence, mais il a admis dans un livre récemment publié que l’échec du Viêt- nam était dû en grande partie à l’optimisme démesuré des prévisions américaines. L’aventure vietnamienne est un exemple parfait du terrible engrenage qu’enclenche souvent une mauvaise décision. Durant la Première Guerre mondiale, l’engagement d’un nombre sans cesse croissant de soldats dans des manoeuvres manifestement vouées à l’échec a monstrueusement gonflé les pertes humaines pour la même raison. L’une des grandes leçons de ces atroces épisodes guerriers, c’est qu’il est aussi important de savoir revenir sur une mauvaise décision que de savoir prendre la bonne. Ce choix-là est probablement plus douloureux qu’aucun autre.
… il est aussi important de savoir revenir sur une mauvaise décision que de savoir prendre la bonne. Ce choix -là est probablement plus douloureux qu’aucun autre.
Il exige en effet de faire taire l’orgueil, ce petit diable qui ne veut pas admettre que vous puissiez vous être trompé et vous barre de ce fait toutes les portes de sortie. Combien de gens s’entêtent simplement pour sauver la face, sachant très bien qu’ils font fausse route !
Il n’est jamais agréable de battre en retraite; les décisions de ce genre sont forcément plus pénibles que celles qui préservent ou améliorent votre position. Mais rien ne sert de vous dérober ou de temporiser : cela risque de vous mener à une compromission qui vous hantera longtemps.
Pourquoi ? Parce qu’elle aggravera la situation en la perpétuant. Plus le nombre de personnes impliquées dans la décision est grand, plus le risque de pourrissement augmente. La recherche du consensus est fort louable, mais elle a fourvoyé beaucoup de comités dont le mandat exigeait qu’ils tranchent dans le vif.
En observant le comportement de cadres durant des réunions de travail, des chercheurs ont constaté qu’ils renonçaient presque automatiquement à défendre leur position dès lors que la bonne entente et l’esprit d’équipe étaient en cause. Si vous pensez qu’une proposition peut avoir des conséquences néfastes, vous devez le dire, même si cela va contre l’opinion majoritaire ou choque un collègue. On se ralliera vite à votre cause quand il s’avérera que vous aviez raison.
La prudence est toujours de mise pour un décideur, mais point trop n’en faut. Comme les êtres humains, les entreprises doivent accepter de courir des risques calculés pour développer pleinement leur potentiel; celles qui s’y refusent se condamnent à un périlleux immobilisme.
Cette tentation de repli est particulièrement forte chez les cadres supérieurs et intermédiaires, car leurs carrières dépendent souvent du succès des solutions retenues. Il existe heureusement un moyen simple de vaincre cette frilosité : envisager le pire. En général, cela rassure.
La valeur fondamentale d’une décision se mesure à la paix de l’âme de celui ou celle qui l’a prise.
Quand la décision doit être prise en comité, le secret consiste à forcer ses membres à se mouiller. Chaque fois qu’on vous pose une question, renvoyez la balle : « Qu’est-ce que vous répondriez à ma place ? » Persistez jusqu’à ce que tout le monde se soit prononcé de manière non équivoque. Il se peut fort bien qu’il n’y ait qu’une solution rationnelle, mais qu’elle soit si pénible que les gens répugnent à l’envisager, a fortiori à la proposer.
Pas de fausses illusions
On peut toujours trouver une excuse pour s’épargner une décision désagréable : nous sommes phénoménalement aptes à nous bercer d’illusions. « On est souvent satisfait d’être trompé par soi-même », avait remarqué le vieux et sagace duc de La Rochefoucauld. Le mal est profond, quasiment indéracinable puisqu’il tient à notre personnalité, à nos préjugés et à nos complexes.
Nous avons tous des traits de caractère qui altèrent notre jugement dans certaines circonstances. Prenez le personnage fétiche de Jack Benny. Dans un sketch, cet abominable grippe-sou est la proie d’un bandit qui lui donne à choisir entre « la bourse ou la vie ». Suit un long silence suggérant qu’il hésite authentiquement entre les deux options. Tout le monde a des faiblesses, des failles psychologiques de ce genre. D’où l’importance de faire une petite autocritique avant de prendre une décision afin de les détecter et d’y remédier dans la mesure du possible.
Les illusions ne naissent pas seulement des faiblesses de caractère; beaucoup sont engendrées par une erreur de raisonnement. Ce qui paraît vrai ne l’est pas nécessairement : gare aux généralisations abusives. Ce n’est pas parce que « c’est du pareil au même » qu’on peut se permettre d’acheter un produit ou d’embaucher un ouvrier sans réfléchir ni comparer. Il n’y a pas moyen de standardiser le processus décisionnel. Chaque problème est un cas d’espèce soumis à un ensemble unique de contraintes. Chacun exige une solution sur mesure.
L’une des pires erreurs de logique qu’on puisse commettre consiste à présumer que le passé est garant de l’avenir, que ce qui était sera ad vitam aeternam. Beaucoup de grandes entreprises ont payé très cher leur foi aveugle dans le mirage du taux de croissance constant. Les manuels de gestion décrivent par le menu les conséquences de ces accélérations de cadence décrétées en fonction du seul taux d’expansion des années précédentes, indépendamment des hausses de production des concurrents et de l’apparition annoncée de substituts moins coûteux.
Décider en toute sérénité
Après tant de mises en garde, vous êtes peut-être en train de penser qu’il vaut mieux s’abstenir de décider que s’engager sur une voie aussi hasardeuse. Si oui, détrompez-vous : même si c’était possible en toute circonstance, vous souffririez plus de votre indécision que des conséquences de n’importe quelle décision au bout du compte.
Il n’y a que trop de gens coincés par leur propre faiblesse dans des situations odieuses ! Se refuser à faire quoi que ce soit, même au risque d’échouer, c’est en vérité la pire des décisions possibles.
Une dernière remarque sur un sujet trop négligé dans notre société à la morale élastique : l’intégrité. Décider expose inévitablement à la tentation de tricher. Face à un choix difficile, il est humain de chercher une échappatoire. Mais la voie facile mène d’ordinaire droit à la fraude.
Ce qui importe, quand tout est accompli, c’est que vous puissiez vous regarder dans la glace sans rougir. La valeur fondamentale d’une décision se mesure à la paix de l’âme de celui ou celle qui l’a prise.