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S’ils n ‘ont pas livré le long et douloureux combat dont ils recueillent les fruits, les citoyens des démocraties contemporaines ne peuvent pour autant baisser la garde. Car de ce fragile statut dépend leur bien le plus précieux : la liberté…

Les Canadiens fêteront bientôt le premier demi-siècle de la loi qui leur a conféré une citoyenneté distincte. Espérons qu’ils en profitent pour méditer leur chance. Si peu d’êtres humains ont pu – ou peuvent, encore aujourd’hui – jouir comme eux des privilèges de ce statut dans une authentique démocratie !

La figure du citoyen est totalement absente des premières pages de l’histoire de l’humanité. Pendant ces millénaires obscurs, les membres de notre espèce vivent en petites bandes que mène le plus habile, sinon le plus brutal. Il exerce ce pouvoir sans partage ni même consultation : défier son autorité, c’est risquer la torture et la mort.

La notion de citoyenneté émerge beaucoup plus tard, dans le sillage d’une remarquable invention politique. Abandonnant la loi barbare de la domination du plus fort, une société humaine instaure – pour un temps bien court, hélas – un régime de gouvernement qui confère à chacun une parcelle de pouvoir dans la mesure où il accepte de jouer le jeu. La citoyenneté est fille de ce système révolutionnaire, baptisé « démocratie ».

Il prend forme au cinquième siècle avant Jésus-Christ dans les villes-États de la péninsule grecque, et spécifiquement à Athènes. Une succession de gouvernants éclairés y remet peu à peu le pouvoir au peuple – mais pas au peuple entier. Car la démocratie originelle n’accorde pas le privilège de la citoyenneté à tous, comme le feront ses descendantes contemporaines.

Seuls sont admis dans ce cercle restreint les hommes, propriétaires fonciers de surcroît, dont les deux parents sont nés à Athènes. La masse du peuple – femmes, immigrants, esclaves – n’a aucun droit de regard, et encore moins de parole, sur les affaires de la cité.

Malgré leurs oeillères, les Athéniens comprennent admirablement le principe essentiel de la citoyenneté : à savoir, que les personnes contribuant au fonctionnement et à la défense de l’État doivent avoir leur mot à dire sur sa conduite. C’est cette règle d’équité qui fonde leur démarche politique.

Dans un régime autocratique, le peuple est tenu d’obéir aux lois, de payer l’impôt et de prendre les armes à l’appel du souverain, mais ne peut rien exiger de l’État en retour. La démocratie reconnaît au contraire à ceux qui la protègent et la financent un droit nouveau, intangible et pourtant inestimable, qui s’appelle liberté. Un droit dont seuls ceux qui en sont privés (et ils sont des millions encore de nos jours) mesurent pleinement la valeur.

Ce n’est pas un hasard si la civilisation de la Grèce antique connaît son apogée à l’époque et dans les lieux où s’instaure une démocratie. L’art et la philosophie fleurissent naturellement dans une société où le pouvoir appartient au peuple, car le génie créateur peut alors s’exprimer sans craindre les terribles rétorsions de l’autocratie. La répression féroce qui s’abat sur les artistes et penseurs indépendants dans les dictatures contemporaines témoigne cruellement de l’un des bienfaits méconnus de la citoyenneté en démocratie : la liberté d’expression.

Réfléchissant au système qui régit leur société, les philosophes athéniens en élaborent une définition qui l’apparente à un échange de services librement consenti : l’État protège le citoyen qui le soutient et le défend en retour.

Pour Démocrite le bien-nommé, aucune des parties à ce contrat tacite ne peut prospérer sans l’autre. Aussi le premier souci du citoyen doit-il être le bien commun. « Un État bien administré est notre meilleure sauvegarde, clame-t-il. S’il est sain, tout prospère; s’il est corrompu, tout s’effondre. »

La démocratie étant par nature en mouvement perpétuel, raisonne pour sa part Socrate, il est du devoir des citoyens de contribuer à son progrès. Le grand philosophe pratique vigoureusement ce qu’il prêche, mais sa critique impitoyable dérange tellement le pouvoir qu’il est accusé de corrompre la jeunesse et condamné à mort au terme d’un procès truqué.

L’enseignement d’Athènes : baîllonner l’opposition, c’est asphyxier la démocratie

Tandis qu’il attend son exécution en prison, quelques amis lui proposent de le faire évader et de le conduire en lieu sûr. Il refuse : en fuyant, il violerait la loi, donc affaiblirait l’État. Et du même souffle, il exhorte ses fidèles à rester loyaux au gouvernement et à le critiquer honnêtement pour l’aider à corriger ses erreurs et ses faiblesses. Les citoyens responsables des États démocratiques ne font pas autre chose depuis.

Pour Socrate, la quête du savoir est le premier devoir du citoyen, car seule la personne bien informée peut distinguer le vrai du faux dans le discours, le bon du mauvais dans l’action. Le citoyen le plus utile est celui qui exerce sans relâche son esprit critique et insiste pour aller au fond des choses. Depuis Socrate, toutes les sociétés démocratiques de l’histoire ont fait de la critique constructive un devoir civique impératif.

Nul besoin d’être un philosophe de génie, du reste, pour voir que les gouvernements corrompus craignent et haïssent la critique informée. Il n’est rien qu’il ne négligent pour l’éviter, l’émousser ou l’étouffer.

Mais en bâillonnant l’opposition, le mauvais dirigeant asphyxie la démocratie. Et c’est exactement ce qui est arrivé à Athènes : soumis à d’effroyables pressions internes et externes, miné par son indiscipline, le régime démocratique a implosé et a été remplacé par l’oligarchie des Vingt Tyrans.

Il n’avait pas un siècle d’existence quand il s’est effondré, victime de la triste propension de notre espèce à sacrifier la souveraineté du peuple sur l’autel de l’ordre autoritaire. Répété d’innombrables fois au cours des siècles suivants, ce lamentable scénario demeure d’actualité, comme en témoignent les vicissitudes de nombreux régimes démocratiques contemporains. Le prix de la liberté est une vigilance perpétuelle; malheur à ceux qui s’imaginent que « ça n’arrive qu’aux autres ».

Le pouvoir populaire résistera tant bien que mal pendant quatre siècles à Rome, mais sous une forme embryonnaire, prédémocratique. La citoyenneté se résume en effet à l’égalité juridique pour la plupart des habitants; de participation aux affaires de la cité, il n’est plus question. Les quelques privilégiés qui jouissent de la panoplie complète des droits civils et politiques sont des hommes « libres ». Ce statut qui nous paraît, à nous Occidentaux, parfaitement banal était si rare et convoité à Rome qu’il justifiait le sacrifice suprême. Quand le héros de légende Horatius Cocles défend seul le pont Sublicius contre les assauts des Étrusques, au sixième siècle avant notre ère, il défend avant tout les droits civiques de ses compatriotes.

Après la chute de l’Empire romain, la notion de citoyenneté connaît une longue éclipse dans le monde « civilisé ». Les régimes passent, l’autoritarisme demeure. Les nouveaux maîtres de l’Europe mettent en place un système qui contraint paysans et artisans à obéir aveuglément à un seigneur – et même à mourir pour lui sur le champ de bataille – sous peine de terribles sanctions.

Vers la fin du Moyen-Âge, la théorie de la monarchie de droit divin verrouille cette structure féodale en faisant du roi le mandataire direct de Dieu sur la terre; celui de ses sujets qui oserait le défier se condamnerait au châtiment éternel puisqu’il se rebellerait aussi contre son Créateur.

Le seul moyen d’obtenir justice dans un régime aussi répressif, c’est le soulèvement armé. De fait, les campagnes de toute l’Europe sont le théâtre, entre les douzième et seizième siècles, d’innombrables révoltes paysannes visant à rétablir un semblant de citoyenneté au sens où nous l’entendons aujourd’hui. La plupart se terminent par un bain de sang qui renforce le pouvoir honni.

Il faut attendre le dernier quart du dix-huitième siècle pour voir enfin un peuple triompher de son oppresseur. Au terme d’un long et âpre conflit avec l’armée anglaise, les colons américains gagnent le droit de s’intituler citoyens des États-Unis d’Amérique. Mais encore là, pas tous : si la nouvelle Constitution affirme l’égalité intrinsèque des hommes, elle ne dit mot des femmes, ni des Noirs qui vivent en esclavage dans toutes les anciennes colonies britanniques.

La révolution qui éclate peu après en France se montre plus généreuse et impose même les appellatifs citoyen et citoyenne en lieu et place des traditionnels monsieur et madame. Mais elle ternit son blason en laissant les couches populaires étancher dans le sang leur soif de vengeance et sombre dans des luttes intestines abominables qui bafouent sa magnifique devise : liberté, égalité, fraternité.

De l’autre côté de la Manche, une guerre civile a certes imposé au roi la tutelle du Parlement dès le milieu du dix-septième siècle, mais le conflit marquait seulement le début d’une longue et tortueuse confrontation sur le partage du pouvoir. Et il n’a produit qu’un élargissement très limité des droits politiques. Seuls les anglicans sont éligibles; ni les catholiques, ni les protestants d’autres confessions ne peuvent siéger au Parlement. Quant au suffrage, la plupart des gens en sont exclus pour cause de trop grande pauvreté. La citoyenneté au sens moderne du terme demeure un mirage dans l’Angleterre du dix-huitième siècle.

Les Britanniques se considèrent d’ailleurs moins comme des citoyens que comme des sujets de Sa Gracieuse Majesté. Et le propre du sujet, c’est d’obéir au roi. Sans discussion. L’allégeance de l’élite à la monarchie est si profonde à l’époque de la Révolution française que le député Charles James Fox voit son nom rayé des listes du Conseil privé parce qu’il a l’outrecuidance de porter un toast à « notre souverain, le peuple ». Son crime ? Laisser entendre que l’autorité politique suprême pourrait appartenir à des gens qui passent, aux yeux de l’élite, pour une racaille ignorante et écervelée.

Le principe selon lequel les hommes naissent égaux est en soi révolutionnaire

Ironie du sort, des pans essentiels de cette théorie ont été élaborés par des penseurs qui se considéraient comme de bons et loyaux sujets de la Couronne d’Angleterre. Au premier chef, un philosophe du dix-septième siècle, John Locke. Partant du principe – en soi révolutionnaire – que tous les hommes naissent libres et égaux, il a démontré que le peuple était le détenteur ultime de la souveraineté et que le rôle des gouvernants se résumait à l’exécution de sa volonté telle qu’exprimée par ses représentants élus.

La monarchie n’en a pas moins conservé beaucoup d’adeptes, même parmi les sujets nord-américains du roi George III. Pendant et après la Guerre d’indépendance, ils seront des dizaines de milliers à fuir vers le nord, dans des conditions souvent épouvantables, pour lui rester fidèles. Ces « loyalistes » fonderont les colonies anglaises de l’est et du centre du futur Canada.

Peu auparavant, l’histoire constitutionnelle du Canada français s’est amorcée par une menace directe aux droits politiques de la majorité. En 1763, après la conquête de la Nouvelle-France, une Proclamation Royale a décrété que la nouvelle colonie serait gouvernée par une assemblée élue, mais comme la loi anglaise interdit aux catholiques de siéger au Parlement, l’exécution de cette disposition aurait abouti à faire régir les destinées des 65 000 Canadiens – comme s’appelaient eux-mêmes tes descendants des colons français – par une poignée de Britanniques fraîchement débarqués.

Les” droits” du citoyen ont coûté le prix du sang et des prisons

Craignant de s’aliéner la population francophone, le gouverneur James Murray a refusé de tenir les élections prévues. En 1791, après de longues tractations, le Parlement anglais adopte une loi constitutionnelle qui ouvre les portes de la future assemblée à toutes les confessions. Et c’est ainsi que les catholiques francophones d’Amérique ont pu obtenir une majorité au Parlement près d’un demi-siècle avant que leurs coreligionnaires britanniques n’arrachent le droit d’y siéger.

Dès le départ, le suffrage est beaucoup plus large et égalitaire en Amérique du Nord britannique qu’en Grande-Bretagne. Cela tient en partie au nombre beaucoup plus élevé de propriétaires fonciers dans la colonie, mais aussi au goût plus marqué des Nord-Américains pour la chose politique. Car s’ils détestent les dérives du pouvoir républicain qui s’est instauré dans leur pays natal, les loyalistes n’ont pas pour autant ab juré toute notion de démocratie en passant la frontière. Et ils ne cessent de faire pression pour obtenir une meilleure représentation et une plus grande influence sur la conduite des affaires locales. Malgré tout, les premières assemblées coloniales n’ont de pouvoir que consultatif. N’importe laquelle de leurs lois peut être abrogée par les gouverneurs britanniques.

En 1837-1838, des rébellions éclatent dans le Haut et le Bas Canada contre les cliques qui, dans l’entourage des gouverneurs, tirent les ficelles du pouvoir. Vaincus militairement, les révoltés triomphent sur le terrain politique : la métropole britannique accepte que ses représentants se soumettent à la volonté des élus du peuple. Au Canada comme ailleurs, la souveraineté populaire aura été payée du sang, de l’exil et de l’emprisonnement d’une poignée d’idéalistes intrépides.

Les Canadiens devront encore verser beaucoup de sang et de larmes pour mériter la pleine et entière citoyenneté dont ils jouissent aujourd’hui. Une étape cruciale est franchie pendant la Première Guerre mondiale : ayant obtenu le droit de constituer une force autonome au sein de l’armée impériale, les Canadiens – qui demeurent par ailleurs sujets britanniques – vont vivre ensemble les épreuves de cet atroce conflit. En plus de les faire entrer officiellement dans le concert des nations, l’expérience affermit leur sentiment national. C’en est fini de la subordination automatique à la métropole : forts de leur rôle de premier plan sur les champs de bataille du Vieux Continent, les Canadiens cultivent désormais un discret orgueil national.

Une autre conséquence politique de la tragédie de 1914-1918 est d’élargir le suffrage aux femmes, entre autres pour les remercier de leur extraordinaire effort de guerre. Mais même après l’adoption de cette loi, en 1919, le Canada demeure loin de l’idéal égalitaire. Le racisme y a droit de cité, comme partout ailleurs en Occident; les immigrants asiatiques se voient systématiquement refuser la citoyenneté britannique et, partant, les nombreuses garanties civiques qui l’accompagnent.

Le sacrifice des soldats canadiens a inspiré la Loi sur la citoyenneté

Il faudra attendre la Seconde Guerre mondiale pour que la lente maturation de l’identité nationale aboutisse enfin à une citoyenneté distincte. Malgré sa population réduite, le Canada joue un rôle pivot dans les armées alliées. Combattant sur terre, sur mer et dans les airs sous leurs propres insignes et commandants, nos soldats suscitent une puissante vague de patriotisme chez leurs concitoyens. Or, ces hommes qui luttent héroïquement pour rétablir dans leurs droits les Européens dont les pays ont été brutalement occupés par un régime totalitaire, ces hommes n’ont pas de nationalité propre. Certes, le Canada gère ses affaires sans ingérence externe depuis des années, mais ses habitants sont toujours sujets de la Couronne britannique. La formule n’a pas que des inconvénients; elle leur permet notamment de faire appel aux vastes ressources de la diplomatie métropolitaine partout à l’étranger. Mais à la fin de la guerre, tout le monde pressent que cela ne peut plus durer : l’heure est venue de couper le cordon ombilical.

Peu après la victoire, Paul Martin (le père) vient se recueillir sur les tombes des soldats canadiens tués dans la tragique tentative de Dieppe. Devant les croix qui rappellent le souvenir de tant d’hommes venus de partout au pays mourir sur la même plage, le ministre se jure de leur offrir, à eux et à leurs concitoyens, un nom qui leur appartienne en propre.

Il tiendra parole. Proclamée en janvier 1947, il y a un demi-siècle, la loi qu’il a parrainée était en avance sur tous les textes adoptés jusqu’alors sous au moins un aspect : elle stipulait qu’une femme mariée ne perdrait pas sa citoyenneté si son mari prenait une autre nationalité. Presque partout ailleurs, le sort de l’épouse était alors déterminé par le choix de l’époux.

La loi a été refondue en 1977 pour répondre à l’évolution de la société. Tout en confirmant l’égalité absolue des Canadiens, elle a reconnu le caractère multiculturel de la nation en ramenant de cinq à trois ans le délai de naturalisation. À l’époque, d’autres pays riches cherchaient par tous les moyens à restreindre l’accès à leur citoyenneté. Le Canada donnait donc là une preuve éclatante de l’esprit de tolérance et de justice qui sont sa marque de commerce internationale.

Le certificat de citoyenneté canadienne est un document très convoité dans tous les pays où les droits de la personne sont brimés, car il garantit non seulement la liberté de religion, d’expression et d’association, mais aussi la non-discrimination pour motif de sexe, de race, d’origine ethnique ou de handicap. Dans un monde encore ravagé par l’injustice et l’exclusion, les Canadiens de souche jouissent d’un immense privilège du seul fait de leur naissance. En sont-ils assez conscients ? Pensent-ils jamais aux sacrifices consentis par leurs pères pour faire triompher la liberté et l’égalité dont ils ont hérité ?

Deux mille cinq cents ans après sa naissance, la citoyenneté demeure ce qu’elle était pour les philosophes athéniens : un pacte tacite entre l’Etat et les citoyens, qui oblige ces derniers à défendre et à promouvoir le bien commun en respectant la loi, en s’intéressant aux affaires publiques, en faisant une critique éclairée et constructive des politiques gouvernementales, enfin, en allant voter. L’exhortation socratique à améliorer la gestion de la cité implique même une participation aussi active aux actions communautaires qu’aux débats nationaux.

Titulaires d’une citoyenneté exceptionnellement avantageuse, les Canadiens devraient être particulièrement attentifs aux devoirs qui en découlent. Ce n’est, en effet, qu’en s’acquittant consciencieusement et diligemment de leurs obligations qu’ils conserveront au titre de « citoyen canadien » le lustre qui excite l’envie et l’admiration du monde entier.