La plupart des gens prêtent à peine attention à ce qui se passe autour d’eux. S’ils savaient ce que leur coûte leur distraction ! Car l’observation est non seulement la clé du succès professionnel, mais encore et surtout, celle d’une vie passionnante.
« On voit des tas de choses juste en regardant. » Cette lapalissade de Yogi Berra suscite immanquablement des sourires entendus chez ses admirateurs. Dans son inimitable candeur, l’entraîneur de baseball ne faisait pourtant qu’exprimer une grande vérité, sûrement déduite d’une vie consacrée au déchiffrage des plus infimes indices sur les intentions de l’adversaire. Sur le terrain plus vaste de la vie quotidienne, que ne verrions-nous pas si nous nous donnions la peine de bien regarder autour de nous ?
Être observateur permet de vivre pleinement et, dans les cas extrêmes, de survivre, purement et simplement. Dans tous les cimetières du monde reposent des légions de distraits, morts dans la fleur de l’âge pour n’avoir pas vu le danger qui les guettait. Oups (et ses équivalents dans les autres langues) est le plus poignant des derniers mots.
Quelques heureux mortels naissent armés d’un sens aigu de l’observation; les autres doivent cultiver leur don pour qu’il s’épanouisse. Sherlock Holmes, le doyen des détectives de roman, appartient au premier type. Dans l’un de ses livres, Arthur Conan Doyle lui fait dire d’un homme qu’il vient de rencontrer : « À part certaines évidences, à savoir qu’il a déjà travaillé de ses mains, qu’il prise, qu’il est franc-maçon, qu’il a vécu en Chine et qu’il a beaucoup écrit ces derniers temps, je ne puis rien déduire. » Un seul coup d’oeil lui a suffi pour capter cette myriade d’indices révélateurs sur son visiteur. Holmes confie plus tard au docteur Watson qu’il doit son extraordinaire talent à l’hérédité, mais qu’il l’a aiguisé en faisant l’effort de voir ce qui passe en général inaperçu.
Toute sa méthode d’enquête repose sur l’observation des détails, et il lui arrive de gronder durement le pauvre Watson à ce sujet : « Arriverai-je jamais à vous faire comprendre l’importance d’une manche, le pouvoir d’évocation d’un ongle de pouce ou tout ce qui peut être suspendu à un lacet ! » La tirade du grand détective illustre sous un angle particulier un principe philosophique fondamental : rien, absolument rien, n’est insignifiant. « Pour le philosophe, écrivait Thomas Carlyle, chaque objet est une fenêtre sur l’Infini. » Il n’est, pour cultiver ses pouvoirs d’observation, guère de manuel plus utile – ou plus agréable – que la collection des aventures de Sherlock Holmes.
Holmes est un personnage de roman, mais son don n’est pas une fiction : les grands écrivains sont en général aussi de grands observateurs. Quand on lit la page que Marcel Proust consacre au jeu de la pluie sur une vitre, on est estomaqué par la richesse des notations que ce formidable romancier tire d’une expérience somme toute banale.
W. Somerset Maugham n’était pas naturellement observateur, mais lorsqu’il a décidé d’abandonner la médecine pour l’écriture, il a passé des heures à prendre des notes sur la forme, la couleur et l’ornementation des objets exposés au British Museum afin d’apprendre à regarder. Il traînait partout un carnet dans lequel il consignait ce qu’il avait remarqué sur les gens qu’il rencontrait et les lieux qu’il visitait. Ce travail d’observation systématique lui a permis d’écrire des romans si criants de vérité et si pénétrants qu’il est devenu l’auteur le plus populaire de son époque.
Le plus grand écrivain de langue anglaise, William Shakespeare, était un observateur hors pair. Paraphrasant ses propres vers, on pourrait dire qu’il tirait profit de tout ce qu’il voyait. L’observation, a-t-il écrit, permet de deviner, derrière l’écran du geste, les mobiles de l’acte. Ainsi construisait-il ses personnages, et c’est ce qui donne à ses pièces leur pouvoir unique et inaltérable.
Les enfants sont très attentifs à la conduite et au langage de leurs parents.
Shakespeare n’est pas seulement un brillant auteur dramatique; il appartient à cette classe de poètes qui savent, d’un trait de plume, exprimer l’essence d’une situation, d’une scène ou d’une personnalité. Cette concision est moins le fruit d’une sensibilité innée que d’un effort constant pour percer la carapace des apparences. Walter Savage Landor, poète lui-même et non des moindres, a fort justement décrit cette forme d’observation en rendant hommage à « l’oeil inquisiteur » de Robert Browning.
Le même principe vaut pour les arts visuels : peinture, sculpture, photographie, cinéma. Les maîtres de ces disciplines scrutent longuement leurs sujets pour y découvrir les petits détails qui définissent leur nature profonde.
Observer, c’est d’abord voir, mais ce n’est pas que cela : l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat peuvent grandement enrichir la perception visuelle, sans oublier le fameux sixième sens qui nous fait parfois ressentir cette « drôle d’impression » à propos de quelqu’un ou de quelque chose. C’est en musique que cette observation du deuxième type trouve son couronnement. Johann Strauss s’est inspiré de chants d’oiseaux pour composer certaines de ses plus belles mélodies, et tous les interprètes vous diront que rien ne vaut l’écoute attentive des enregistrements des virtuoses pour améliorer sa technique.
L’observation n’est pas moins essentielle dans les sciences que dans les arts. La méthode scientifique est en effet fondée sur le recensement minutieux des réactions au changement naturel ou induit. Les découvertes les plus révolutionnaires sont souvent le fruit d’années de travail acharné sur des mutations uniquement perceptibles au microscope. Le génie, c’est dix pour cent d’inspiration et quatre-vingt-dix pour cent de transpiration, aurait affirmé Thomas Edison.
Il en savait quelque chose, ayant consacré un nombre incalculable d’heures à l’observation des phénomènes électriques et mécaniques et mené 3 000 expériences pour mettre au point une ampoule électrique fonctionnelle. Lui aussi s’était entraîné à prendre bonne note de tout ce qui se produisait sous ses yeux. « Le cerveau d’un être humain moyen ne retient que le millième de ce que l’oeil perçoit. La faiblesse de notre pouvoir d’observation – d’observation véritable – est à peine croyable. »
Edison n’est pas le seul à s’être étonné de l’inattention chronique de l’homo sapiens. Étonnement légitime quand on songe aux formidables dons d’observation du jeune de l’espèce. Les enfants relèvent quantité de détails que les adultes ne remarquent pas et posent des questions pénétrantes auxquelles leurs parents sont bien en peine de répondre. Ils ne sont pas moins prompts à appliquer les résultats de leurs observations. En quelques séances, un gamin déduira les règles d’à peu près n’importe quel jeu de société simplement en regardant comment les joueurs déplacent leurs pions sur le tableau.
Trop souvent, hélas, ce talent naturel est étouffé. « Tu ne dois pas parler de la moustache du monsieur », chuchotera la mère au petit garçon fasciné par sa forme étrange. Les adultes sont facilement déroutés par les commentaires candides de ces chers petits, surtout quand ils s’appliquent directement à eux. Et les enfants n’en ratent pas une !
S’ils mesuraient l’acuité de la surveillance à laquelle ils sont soumis, beaucoup de parents se hâteraient de réformer leur langage et leur conduite. Bon ou mauvais, l’exemple des aînés détermine le comportement des jeunes. La célèbre exhortation d’Aristote n’est jamais plus valable que dans ce contexte : « Si tu veux savoir ce qu’est la vertu, observe la conduite des hommes vertueux. »
Un enfant de cinq ou six ans possède un esprit si curieux et inventif qu’il frôle le génie créateur. Être jeune, c’est « voir un monde dans un grain de sable/et un ciel dans une fleur des champs », clame William Blake dans Chants d’innocence.
Les observations qui tiennent de l’évidence pour un adulte sont autant de signes du progrès intellectuel de l’enfant. Il ne faut surtout pas banaliser ces découvertes; on doit plutôt relancer la balle, fournir d’autres détails ou au moins, des pistes de recherche. C’est au moment où il s’exprime qu’on peut le mieux stimuler le désir d’apprendre; si on le réprime, il ne ressurgira peut-être jamais plus.
On commet une faute encore plus lourde en coupant court au discours- fleuve d’un enfant sur le monde qui l’entoure ou en riant de sa naïveté : pour naturel qu’il paraisse, ce réflexe peut avoir des conséquences graves. S’il est constamment en butte aux railleries de ses aînés, le tout-petit se refermera comme une huître pour s’épargner ces humiliations et cessera peu à peu d’observer ce qui se passe autour de lui, persuadé que personne ne s’intéresse à ce qu’il découvre.
« Il est fort regrettable que la science de l’observation ne figure pas au programme de nos écoles », écrivait le baron Wilhelm von Humboldt vers la fin du XVIIIe siècle. La conversation des adolescents d’aujourd’hui montre que la situation n’a pas beaucoup progressé depuis : comme ils ne daignent pas s’intéresser à ce qui se passe autour d’eux, ils n’ont à peu près rien à dire. L’observateur attentif, au contraire, est d’autant plus disert qu’il puise au théâtre de la vie une inépuisable provision de sujets. Le journaliste canadien Gregory Clark avait remarqué que les bons observateurs sont souvent accusés d’avoir trop d’imagination; en fait, ils retiennent de leurs expériences plus de détails que la moyenne des gens.
Marcher les yeux grand ouverts dans la jungle intellectuelle
Philologue, diplomate et philosophe à ses heures, von Humboldt souhaitait que ses concitoyens deviennent plus observateurs parce qu’ils se laisseraient alors moins facilement berner. L’observation systématique empêche en effet l’esprit de se perdre dans le maquis des hypothèses erronées, des généralisations abusives et des informations trompeuses. En lui permettant de se concentrer sur les faits plutôt que sur les suppositions, elle le libère du joug de l’idéologie et éclaire les voies qui, dans la jungle intellectuelle, conduisent au voisinage de la vérité.
Pour la trouver, cependant, l’observateur doit être capable de faire la synthèse de ce qu’il voit – de comparer ses perceptions, de structurer ses impressions et de tirer des conclusions fermes. Ce qui lui impose de s’instruire en permanence, de s’informer systématiquement en puisant à toutes les sources possibles, mais particulièrement aux livres, car ils ont pour eux la durée. Rien ne sert de prêter attention aux événements si on n’en comprend pas le sens et qu’on ne veut pas essayer de comprendre. La culture générale est la clé de l’interprétation des faits.
Savoir – et particulièrement savoir que le jugement est facilement faussé par les idées reçues, les préjugés et les biais culturels – empêche de conclure trop vite. Voilà pourquoi l’observateur averti s’applique à purger son esprit de ces germes d’erreur. L’observation est du reste un excellent antidote contre l’illusion, car elle nous révèle ce qui est, par opposition à ce que nous aimerions voir.
Faire preuve d’une totale disponibilité d’esprit
Elle permet ainsi de poser des jugements plus sûrs parce que fondés sur une expérience plus complète. « L’homme observateur a, dans tous ses rapports avec la société et le monde, le réflexe d’évaluer discrètement chaque personne et chaque chose, si bien qu’il sait d’emblée le type et le degré d’attention qu’il doit leur accorder », a fort justement écrit John Foster, un grand homme de loi américain.
Comment devient-on un observateur efficace ? D’abord et avant tout « juste en regardant ». C’est moins simple qu’il y paraît : pour bien voir, il faut être disponible. Le bon observateur essaie de faire le vide – un exercice très sain en soi – et le calme dans sa tête afin de pouvoir s’imprégner de la réalité extérieure.
Il faut aussi développer sa mémoire : à quoi bon accumuler les impressions si on ne retient rien ? L’observateur chevronné grave chaque expérience dans un coin de son cerveau pour pouvoir y revenir au besoin. S’il a vu une fois la façon de faire quelque chose, il saura comment se débrouiller dans un cas similaire.
Pour développer le pouvoir d’observation des soldats, les instructeurs militaires leur demandent de décrire et d’interpréter des photos : plus les stagiaires analysent un cliché, plus ils remarquent d’éléments différents. Les élèves officiers sont envoyés en reconnaissance armés de matériel… de dessin. Leur mission : croquer le plus fidèlement possible un lieu déterminé. L’observation étant le premier outil du reporter, les étudiants en journalisme sont invités à se poster au coin d’une rue et à noter tout ce qui s’y produit.
Quiconque souhaite développer ses pouvoirs d’observation trouvera profit à s’inspirer de ces méthodes. Un exercice aussi efficace qu’amusant consiste à prendre une photo et à noter en parallèle le maximum de détails sur le vif. Ensuite, on compare l’image et le texte. Le résultat inculque en général une saine humilité au débutant, mais avec l’habitude, la perception s’affine, et la liste des omissions s’abrège.
Plus simple encore : se déplacer à pied plutôt qu’en voiture (ou à bicyclette). Même avec une excellente vision périphérique, un automobiliste voit essentiellement le ruban d’asphalte devant lui. Marcher, en revanche, fait travailler l’esprit autant que le corps. Le trajet quotidien de la maison au bureau offre au citadin une multitude d’attractions : immeubles, voitures, passants… Il est des esthètes qui changent de parcours régulièrement afin de savourer pleinement les charmes de leur ville.
Saisir instantanément l’essence des problèmes
Un sentier en forêt qui paraît désert au distrait grouillera de vie pour l’observateur averti. Chaque arbre, chaque fleur, chaque champignon a une identité pour celui qui daigne l’apprendre. Le joli oiseau jaune du randonneur devient un chardonneret mâle pour l’ornithologue amateur, le papillon orange du promeneur, un splendide monarque pour le naturaliste.
Les « coureurs de bois » sont parmi les meilleurs observateurs qui soient, car il leur faut repérer et mémoriser jusqu’au plus subtil signe de piste pour trouver leur chemin dans le dédale de la forêt boréale. Horace Goudie, le trappeur du Labrador dont l’autobiographie a été publiée en 1991, visitait Toronto avec son beau-fils lorsque les deux hommes se sont perdus de vue. Goudie n’avait fait qu’une fois le trajet jusqu’au centre-ville, mais quand il s’est retrouvé seul, il est revenu sans hésiter à son point de départ, à des kilomètres de là. À l’aller, il avait instinctivement mémorisé toutes les balises que lui offrait le paysage urbain, des poteaux indicateurs aux immeubles.
Il n’y pas que la vie sauvage pour développer les pouvoirs d’observation. Un ingénieur chevronné fera au premier regard des douzaines de déductions exactes sur le fonctionnement d’un atelier. Un bon représentant commercial n’a qu’à balayer des yeux le bureau d’un client pour pressentir la meilleure approche. Les affaires et l’administration en général constituent d’ailleurs le champ d’application le plus concret des techniques d’observation. Le succès en affaires dépend de la capacité à saisir rapidement et précisément les situations. Il n’y a qu’un bon observateur pour y parvenir.
Eugene C. Grace, un industriel américain, pensait certainement à cela lorsqu’il a écrit : « Si je devais prescrire un apprentissage absolument essentiel au succès dans n’importe quel domaine de l’activité humaine, ce serait celui de l’observation exacte. » Comme Sherlock Holmes, l’homme d’affaires observateur verra partout – dans un bilan, une chaîne de montage, une procédure administrative – les détails cruciaux qui échappent à ses collègues.
Les relations humaines constituent à cet égard le test suprême. Les gens d’affaires efficaces se font un devoir d’observer attentivement leurs collègues et leurs clients – de prêter attention à chaque geste, expression ou tour de phrase et d’analyser tous ces indices sans idée préconçue – afin de saisir le mieux possible leurs préoccupations et leurs mobiles. Ils savent que les erreurs de jugement se paient cher et que la plupart se produisent parce qu’on n’a pas cherché à comprendre les motivations de l’interlocuteur.
« L’esprit d’observation est peut-être la faculté qui distingue le mieux les hommes les uns des autres, estimait le juriste américain William Wirt. Les masses vivent dans l’hébétude et l’indifférence, alors que l’homme d’élite possède un regard de lynx auquel rien n’échappe. » En d’autres mots, l’observation est l’une des clés du succès – et pas seulement en affaires. En nous laissant deviner ce que les autres ressentent, désirent ou attendent, elle suscite cette compréhension mutuelle qui fonde toutes les relations harmonieuses. Agrémentant chacune de nos journées de sensations nouvelles, de surprises à savourer et à méditer, elle nous préserve de l’ennui. Et comme les gens qui s’intéressent à tout sont intéressants, elle rehausse indirectement notre statut social.
Surtout, en stimulant de façon constante l’esprit et le coeur, elle nous montre ce qu’est la vraie vie et nous aide à la vivre pleinement. Que le destin bénisse ou non nos autres entreprises, l’essentiel n’est-il pas de mener une existence riche et passionnante ?