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Connu et admiré dans le monde entier, ce travailleur infatigable a révolutionné la formation médicale et inventé la pratique hospitalière contemporaine. Dans le cadre de notre série sur les grands noms de l’histoire du Canada, voici un bref portrait de sir William Osler.

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Sir William Osler aurait marqué son époque où que le hasard ait choisi de le faire naître, mais il doit peut-être à son pays d’origine une part supplémentaire de grandeur, car le noble caractère qui lui a valu l’hommage du monde avait été admirablement trempé par les rigueurs de sa jeunesse aux confins du Canada civilisé.

L’homme n’a jamais perdu la persévérance, l’audace, la spontanéité et la solidarité que le garçon avait acquises au contact quotidien de la sauvagerie précambrienne. Quoique fils d’immigrants britanniques, « Willie » Osler, comme il s’appelait lui-même, était dans l’âme un enfant de cette contrée.

Celui qui deviendra le plus grand médecin de son époque naît le 12 juillet 1849 à Bond Head, un village de 200 âmes de la région du lac Simcoe, dans ce Haut-Canada que nous appelons aujourd’hui l’Ontario. Le huitième et dernier enfant du pasteur Featherstone Lake Osler et de Ellen Free Pickton a le teint basané et les yeux d’escarboucle des « celtes noirs » dont descend sa mère. Ses parents sont en effet originaires de la Cornouailles britannique; ils l’ont quittée en 1837 pour prendre la direction spirituelle des paroisses anglicanes de Techumseth et de West Gwillimbury. Outre un médecin exemplaire, ils donneront au Canada une étoile du barreau et un formidable homme d’affaires.

Le révérend Osler est tout, sauf riche : la bise d’hiver se joue des pauvres murs de bois de son presbytère, et sans les produits de sa petite ferme, sa famille crierait famine. Willie sera astreint très jeune aux travaux agricoles, ce qui ne fera que développer son extraordinaire vigueur innée.

Il a beau être fils de pasteur, on ne lui donnerait pas le Bon Dieu sans confession. L’un de ses tours lui vaudra même d’être expulsé de l’école du village. Cette espièglerie, qu’il conservera jusqu’à ses derniers jours, n’est que l’une des manifestations de son énergie et de son imagination débordantes. Premier de classe, brillant athlète, il trouve encore le temps de lire tout ce qui lui tombe sous la main et de cultiver un passe-temps capital pour l’éveil de sa vocation.

Ce passe-temps, c’est la zoologie, science par excellence des esprits curieux de l’ère victorienne. Sous la tutelle d’un professeur excentrique nommé William Johnson, l’adolescent récolte dans les bois, les étangs et les ruisseaux des grenouilles, des insectes et des poissons qu’il dissèque, monte, décrit et catalogue avec une méticulosité toute scientifique.

Le microscope de son mentor – une rareté à l’époque – lui dévoile aussi un autre monde, complètement invisible à l’oeil nu, dont la « beauté incomparable » l’exalte tellement qu’il se plonge dans une étude détaillée de sa faune; il devient ainsi expert à identifier les parasites épidermiques et sanguins des animaux.

À 19 ans, au terme de sa deuxième année à la faculté des Arts de Toronto, le jeune boursier décide de devenir médecin. Il se lance dans cette voie nouvelle avec son énergie coutumière, assistant un ami praticien dans le temps que lui laissent ses études et notamment la dissection, base imprescriptible des cours d’anatomie à l’époque. Dès sa première année, il trouve dans les muscles d’un cadavre un parasite qui avait échappé à tout le monde. Cet incident l’ancrera dans la conviction que le triomphe de la médecine passe par un minutieux diagnostic des causes occultes de la maladie.

En 1870, il entre à l’Université McGill. Il fait son internat au Montreal General, « un vieil hôpital infesté de rats et de microbes, écrira-t-il plus tard, mais doté de deux atouts essentiels pour un étudiant : beaucoup de cas graves et des professeurs passionnants.  »

Il enseignait non seulement les méthodes, mais aussi les principes de la médecine

Dans ce milieu où la pneumonie, la dysenterie et la septicémie font rage, il panse les malades, les veille la nuit, note dans leurs dossiers les observations des médecins traitants. Il rédige aussi des rapports sur les cas les plus intéressants pour un mensuel médical local et en retire la certitude que l’information constitue une arme stratégique de premier plan contre la maladie.

Son nouveau mentor est le docteur Palmer Howard; Osler l’a choisi moins pour son immense savoir que pour son irrépressible curiosité, pour la soif d’idées neuves qui fait de ce maître un perpétuel étudiant. En 1872, son diplôme en poche, il décide à l’instigation de son modèle de se perfectionner à l’étranger, préfigurant ainsi une espèce très répandue aujourd’hui : l’étudiant canadien expatrié.

Après avoir séjourné dans plusieurs écoles réputées à Dublin, Glasgow et Édimbourg, il travaille au laboratoire de physiologie du University College de Londres. Il y fera l’une de ses plus grandes découvertes : celle des plaquettes sanguines.

Sa quête le mène ensuite à Berlin et Vienne où il étudie l’histologie (science des tissus humains) et la pathologie. Partout, il fait consciencieusement rapport de ses observations aux publications médicales de son pays natal. Ses articles illustrent un autre des talents qui ont beaucoup contribué à le rendre célèbre : une plume à la fois précise et agile.

En 1874, il regagne McGill comme professeur d’histologie et de physiologie. La préparation de ses cours lui semble une « affreuse corvée », mais ses élèves restent marqués pour la vie par ses leçons. Car il leur enseigne non seulement les méthodes, mais aussi les principes de la médecine. « Il faut traiter le malade en même temps que la maladie, résume Edith Gittings Reid dans sa biographie sur Osler. Aux démunis vous devez accorder la plus exquise sollicitude. » Osler aimait à citer sir Thomas Browne, médecin-philosophe du dix- septième siècle : « Quiconque se présente au temple de la science avec une âme de vendeur d’argent est indigne d’y entrer. »

À l’époque, les professeurs de médecine complètent leur revenu par la pratique privée, mais Osler, trop absorbé par ses recherches, n’a pas de temps à consacrer à un cabinet. Du reste, la médecine familiale n’est pas très rentable quand on donne de l’argent à ses patients pauvres au lieu de les faire payer.

Ayant mis la clé sous la porte de son bureau, il reprend le chemin de l’hôpital pour soigner les victimes de la variole, maladie contagieuse entre toutes, y compris et surtout pour le médecin. Dans les salles bondées et obscures où agonisent ses patients travaillent des garde-malades aussi mal préparées à leur tâche que mal payées pour leur peine. De ce moment, il plaidera sans relâche en faveur de la création d’écoles pour les infirmières.

En 1876, les émeutes provoquées par une campagne de vaccination antivariolique à Montréal éveillent son intérêt pour la santé publique. Elle deviendra l’une des passions de sa vie. Toujours ouvert aux apports extérieurs, il collabore avec des vétérinaires à une étude sur la trichinose et revendique publiquement une inspection plus rigoureuse de la viande de porc.

Arguant de son expérience clinique, il obtient par ailleurs la permission d’autopsier les victimes de la variole. Et fait ainsi avancer la science sur des sujets aussi variés que l’endocardite, la tuberculose et la pneumoconiose. Il crée aussi le premier laboratoire de physiologie du Canada en consacrant les six cents dollars gagnés dans les salles de varioleux à l’achat de microscopes français pour ses étudiants.

À force de charcuter des cadavres, on pourrait finir par ruminer des pensées macabres, mais la personnalité pétillante d’Osler l’immunise contre les idées noires. Il loge dans une pension avec plusieurs collègues tout aussi sociables que lui et les retrouve souvent autour d’une table bien garnie pour une soirée animée. Les lettres qu’il écrit à ses neveux chéris sont truffées de mots d’esprit. Nous devons à l’une de ses nièces un amusant portrait verbal d’Osler descendant en sifflotant la rue Sainte-Catherine, coiffé d’un haut-de-forme, une fleur à la boutonnière. Le bon vivant ne supplante cependant jamais le chercheur. Il offrira son manteau à un mendiant ivrogne pour le convaincre de léguer son foie à la médecine !

L’optimisme fait partie intégrante de sa méthode curative. « Avec ses manières débonnaires et ses réparties fulgurantes, la vivacité de son pas et sa vitalité rayonnante, il faisait entrer une bouffée d’oxygène dans la chambre de chaque malade », écrit Edith Gittings Reid. Lorsqu’il est nommé médecin-chef du Montreal General en 1879, la vieille garde l’accueille en retenant son souffle, sûre de l’imminence d’une catastrophe. Il commence par vider les salles de tout symbole de la maladie qui ne soit pas absolument nécessaire au traitement; après avoir amélioré le cadre, il s’attaque aux patients. Les médicaments ne sont pas son fort. « En peu de temps, relatera un collègue, les lits se sont vidés, non pour cause de décès, mais parce que les malades chroniques guérissaient. »

Persuadé qu’on apprend plus au chevet d’un patient que dans une salle de classe, il fait ses tournées en compagnie de ses étudiants, insistant sans relâche sur l’importance de la psychologie dans la maladie. Cet esprit scientifique de premier ordre considère la médecine comme un art – un art dont la science serait le matériau et l’outil. Le médecin, croit-il, doit avoir une perception globale de la maladie et individuelle du patient. La première relève de la science; la seconde, de l’art.

Il heurtait un ordre médical arc-bouté sur ses traditions

Sur ce plan comme sur tant d’autres, Osler heurte de plein fouet un ordre médical arc-bouté sur ses traditions. L’ampleur des résistances lui apparaît crûment en 1884 lors d’un congé sabbatique à Berlin. Consterné d’apprendre que les médecins juifs sont exclus des facultés allemandes, il écrit une lettre enflammée à une revue médicale canadienne pour faire valoir qu’aucune profession ne peut exclure les juifs de ses rangs sans se priver du même coup de ses meilleurs sujets et la médecine, moins que toute autre.

Vers la fin de ce séjour en Allemagne, il reçoit un télégramme de l’Université de Pennsylvanie : l’institution philadelphienne lui propose sa chaire de médecine clinique. À 35 ans, Osler jouit déjà d’un si grand prestige que la faculté la plus réputée du continent le préfère à tous les candidats américains ! Il hésite pourtant, car si l’occasion est unique, sa loyauté envers McGill est immense. Déchiré, il finit par s’en remettre au hasard : la pièce tranche en faveur de Philadelphie.

À Johns Hopkins, il a pu structurer l’hôpital de ses rêves

Il quitte donc l’université montréalaise après lui avoir consacré dix années de sa vie et l’avoir hissée au rang des grands centres de formation médicale du monde. Durant cet intervalle, il a modernisé l’enseignement de la physiologie, rédigé les premiers rapports cliniques et pathologiques hospitaliers du Canada et publié une série d’articles qui ont fait époque; il a constitué une vaste collection d’échantillons pathologiques et produit près de mille rapports d’autopsie en cinq volumes abondamment annotés. Son départ pour Philadelphie préfigure un autre type canadien bien connu : celui de l’étoile nationale que l’exil propulse au firmament international.

Les conditions de travail à la plus ancienne école de médecine des États-Unis le déçoivent un peu. Les dissections se font à la morgue du cimetière des pauvres, et il n’y a même pas de laboratoire de recherche clinique. Osler a tôt fait de remédier à cette seconde lacune, mobilisant pour les besoins de la cause l’un des amphithéâtres de l’hôpital.

Son statut d’étranger ne l’empêche pas de critiquer vertement la formation des praticiens américains. « Je ne comprends pas comment un peuple aussi astucieux et pragmatique a pu laisser ses écoles de médecine sombrer dans une pareille médiocrité », s’insurge-t-il. En 1888, après quatre années d’un travail acharné qui rehausse encore son prestige de chercheur clinique (l’essentiel de ses travaux sur l’angine de poitrine est fait pendant cette période), Osler se voit offrir une chance unique de mettre ses théories éducatives en pratique : le docteur Gilman, recteur de la toute nouvelle université John-Hopkins, lui propose le poste de directeur médical du futur centre hospitalier de son institution.

John Hopkins était un riche marchand de Baltimore. Mort en 1876, il a laissé à sa ville natale la coquette somme de sept millions et demi de dollars pour la doter d’une université et d’un hôpital. Osler comprend que sa voie est là lorsque le docteur Gilman lui fait visiter un grand hôtel new-yorkais géré par un ami à lui. Chaque service est coiffé par un chef qui relève du directeur général de l’établissement. « Voilà comment nous allons structurer notre hôpital », lui annonce Gilman.

L’hôpital ouvre ses portes l’année suivante. Osler organise ses services sur le modèle allemand, plaçant chacun d’eux sous l’autorité d’un médecin attaché à l’établissement. Son système est encore employé partout en Amérique du Nord. Il institue les stages à court et long terme qui sont désignés aujourd’hui sous les noms de résidence et d’internat. Les laboratoires sont pourvus de matériel moderne. L’école de médecine, que dirige également Osler, fait partie intégrante de l’ensemble, de même que l’école de nursing, pour la première fois en Amérique.

Il rédige un manuel qui devient la bible des professeurs de médecine dans le monde entier

Au fil des ans, Osler a donné une série de conférences sur la médecine et la formation médicale; beaucoup ont été publiées ensuite sous forme d’essais. Sa réputation d’écrivain lui vaut d’être approché pour la rédaction d’un manuel. Il répond à l’appel avec empressement, puisant dans ses souvenirs montréalais quantité d’exemples saisissants; publié en 1891, The Practice of Medecine devient aussitôt la bible des professeurs de médecine dans le monde entier.

Le livre vient de paraître lorsque son auteur épouse Grace Linzee Revere, veuve d’un de ses collègues de Philadelphie. Osler a 41 ans. Sa femme et lui offriront l’hospitalité à des légions d’étudiants expatriés, dont beaucoup de jeunes Canadiens qui ont choisi de suivre leur héros aux États-Unis. Quelques-uns le rejoindront au pinacle de leur profession.

Dans le monde anglophone, tout le monde désormais connaît le docteur Osler, tout le monde s’intéresse aux écrits et discours qui lui servent à diffuser une pensée qui serait progressiste encore aujourd’hui. Un exemple parmi d’autres : s’il ne tolère pas le charlatanisme, Osler reste ouvert aux traitements alternatifs administrés de bonne foi, car il est persuadé que la foi – celle du patient, en l’occurrence – peut bel et bien guérir. « Les guérisons inexplicables, miraculeuses, pourrait-on dire, ne sont pas si rares qu’on le pense. » Il use des médicaments avec parcimonie, « d’une manière scientifique, non empirique », comme l’écrira un de ses anciens étudiants, et toujours « dans une perspective globale de la maladie ».

Sa notoriété est telle qu’en 1905, lorsqu’il s’aventure à proposer la retraite à 60 ans, il déclenche une polémique internationale. Une certaine presse l’accusera de promouvoir l’euthanasie, provoquant une longue et virulente controverse.

À la même époque, Osler s’embarque pour l’Angleterre, où l’attend un poste au prestige incomparable : la chaire royale de médecine à Oxford. Il est le premier étranger à l’occuper et il y jouera un autre rôle canadien classique : celui de l’interprète entre Britanniques et Américains.

Osler est toujours resté un Canadien dans l’âme. Pendant toutes ses années aux États-Unis, il a publié régulièrement dans les revues médicales du Canada et a fait de fréquents séjours au pays. En 1911, quand l’Angleterre voudra l’anoblir, il ne fera violence à ses principes démocratiques que pour satisfaire le légitime orgueil de ses concitoyens.

Le premier conflit mondial rompt le fil de cette vie paisible. Osler, qui abhorre la guerre, répond à l’appel du devoir, usant de toute son influence pour que seuls des hommes aptes à porter les armes soient enrôlés et que la maladie ne décime pas les rangs alliés. Après l’arrivée des troupes canadiennes, il devient médecin-chef des quatre hôpitaux réservés à ses compatriotes.

En août 1917, son fils est tué au front. Âgé de seulement 19 ans, Revere était très proche de son père; les deux hommes partageaient la même passion pour les livres. Osler ne se remettra jamais de cette atroce nouvelle. Il sera emporté par une pneumonie le 29 décembre 1919, à l’âge de 70 ans. Sa splendide collection d’ouvrages médicaux formera le coeur de la Bibliotheca Osleriana de l’Université McGill; l’urne contenant ses cendres y est rangée parmi ses précieux livres, comme il l’avait stipulé dans son testament.

Dans un hommage posthume, le professeur Adami, un collègue de Liverpool, a plaidé qu’Osler méritait le titre de « plus grand médecin de l’histoire » parce qu’aucun disciple d’Esculape n’avait fait plus que lui dans autant de domaines. Qu’on en juge : non seulement il a développé la recherche clinique en Amérique, mais il y a révolutionné la formation médicale, restructuré l’organisation hospitalière et amélioré l’hygiène publique; il a fourni à des générations de médecins des ouvrages de référence irremplaçables; et surtout, il a exercé une influence morale sans égale sur la pratique médicale par ses écrits et par ses actes. Le Canada peut être fier d’avoir donné au monde un homme tel que lui.