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Les exégètes de la révolution téléinformatique ont tendance à se concentrer sur les moyens au détriment des messages. L’intégration de l’ordinateur au réseau de télécommunications ne fait pourtant que faciliter la transmission; elle ne nous dispense pas de nous exprimer clairement. Les outils à notre disposition ne doivent pas nous faire oublier la fonction première de la communication : nous faire comprendre de nos semblables.

Nous réjouirons sûrement au moins quelques lecteurs en précisant d’entrée de jeu que ce bulletin n’est pas un panégyrique de l’autoroute électronique. La race humaine a déjà consacré assez de salive et d’électricité à chanter les louanges d’Internet, de la télévision à 500 canaux et du disque compact, trop de papier et d’encre à proclamer la mort de l’imprimé. Il nous semble plus utile et urgent de réfléchir aux impacts actuels de la télématique qu’à ses services futurs – ou servitudes potentielles.

Pour ne pas s’égarer dans la forêt de superlatifs qui encombre ce vaste territoire, il importe de garder en mémoire que la « révolution » dont on nous rebat les oreilles est en cours depuis bon nombre d’années dans les pays industrialisés. Jusqu’à tout récemment, elle se faisait toutefois au rythme imperceptible de l’escargot. En nous permettant de reproduire n’importe quel document sans grand effort ni grosse dépense, le photocopieur a opéré le premier changement radical. Puis, la baisse du coût des appels interurbains et outremer a transformé un privilège de nantis en pratique courante. À l’heure actuelle, le téléavertisseur, le répondeur, le téléphone cellulaire et le télécopieur exercent une influence beaucoup plus déterminante que tous les modems et interfaces graphiques sur les habitudes de communication des sociétés industrialisées.

Les principaux impacts des technologies les plus pointues se font sentir de façon moins directe dans la vie courante. En unifiant les grands marchés de la planète, le nouvel ordre des communications a en effet multiplié les choix d’investissement et de consommation de la plupart des citoyens des pays avancés. En mondialisant le processus de distribution, il a transformé le fonctionnement interne des entreprises.

Il y a quelques années, seules de très grandes sociétés pouvaient s’offrir les systèmes complexes et coûteux qui géraient la communication entre ordinateurs. Lorsque le prix du matériel et des services a commencé à baisser, une foule de PME leur ont emboîté le pas.

Aujourd’hui, même les travailleurs indépendants sont en mesure de suivre le mouvement. Experts-conseil, représentants commerciaux et autres « entrepreneurs individuels » peuvent exercer leur activité sans sortir de chez eux ou presque à condition de s’équiper d’un téléphone, d’un télécopieur, d’un ordinateur, d’un modem et du logiciel approprié.

Pour alléger leurs charges fixes, des entreprises de toutes tailles ont commencé à disperser leurs salariés, voire à les faire travailler à domicile; les communications « internes » entre ces sites éclatés sont assurées par courrier électronique. Beaucoup d’employés consentent de bonne grâce au changement pour s’épargner la fastidieuse navette quotidienne entre la maison et le bureau.

Les travailleurs « branchés » n’ont qu’à taper quelques commandes au clavier pour voir apparaître sur leur écran tous les chiffres et renseignements qu’ils désirent et, au besoin, les télécharger sur leur propre machine. Le réseau Internet leur donne accès à une myriade de bases de données, véritables trésors d’information « au bout de leurs doigts ». Ce privilège peut d’ailleurs s’exercer en dehors du cadre de travail. Des millions de gens « naviguent » sur Internet par simple curiosité ou désir d’apprendre.

« La banque de données la plus chaotique de l’histoire »

Complètement envoûtée par ce prodige technologique, la société contemporaine néglige de s’interroger sur la valeur de l’information qui circule par ces nouveaux canaux. Et il faut l’audace du petit garçon s’étonnant de la nudité de l’empereur pour écrire, comme l’a fait récemment le Library Association Journal  : « La qualité (les italiques sont de nous) des sources électroniques d’information pose désormais un réel problème, car tant les professionnels que les profanes s’y abreuvent chaque jour davantage. » Ce qui gêne cette association britannique, c’est le fait que cette information ne soit pas critiquée et vérifiée avec la même rigueur que celle qui est publiée dans la presse ou les ouvrages spécialisés. Le problème n’est pas général : l’ordinateur produit et transmet avec une remarquable efficacité les renseignements financiers, et personne n’aurait l’idée de contester la validité d’une rubrique d’encyclopédie parce qu’elle est stockée sur disque compact.

Il n’en demeure pas moins qu’une grande partie des données qui dérivent actuellement hors de tout contrôle dans l’espace électronique mérite toute notre méfiance. S’il vous est arrivé de rire des aberrantes « statistiques » que débitent les commentateurs sportifs afin de meubler les temps morts, vous savez déjà que l’ordinateur est capable d’extraire une moyenne de n’importe quel ensemble de chiffres, qu’il soit cohérent ou non. Et à des statistiques de ce genre, on peut faire dire tout et son contraire.

Dans son Dictionary of Misinformation (1973), Tom Burnam observe qu’en sacralisant la statistique, l’opinion a dangereusement facilité la tâche aux menteurs : « Aujourd’hui, constate-t-il, le mensonge le plus efficace est celui qui s’exprime sous forme chiffrée, dans un tableau ou un graphique. »

A fortiori lorsqu’il scintille sur un écran d’ordinateur ou s’inscrit en caractères d’imprimante laser ! La forme est si claire, si nette que nous ne pouvons nous empêcher d’y voir le sceau d’une autorité infaillible. Cet effet psychologique n’échappe pas aux propagandistes de certains pays : Internet véhicule actuellement toutes sortes de thèses partisanes habilement déguisées en exposés « objectifs ». Les vendeurs – sans parler des charlatans – n’ont pas tardé non plus à exploiter le filon. Et au sein des groupes de discussion qui peuplent cette collectivité virtuelle, il suffit d’un gourou autoproclamé pour transformer une rumeur ou une hypothèse en fait avéré.

Pour ceux qui entendent rester maîtres de leur vie, les « faits » sont toujours sujets à caution. Il nous arrive tous de lire ou d’entendre quelque chose qui contredit l’expérience ou le simple bon sens. Pourquoi devrions-nous nous soucier de la véracité de l’information qu’on nous communique ? Parce que si nous tenons pour vrai quelque chose de faux, nous risquons de prendre des décisions contraires à nos intérêts. Pensez au consommateur qui dépense de l’argent péniblement gagné pour un produit qui ne tient pas les promesses de la publicité.

Quand elle n’est pas complètement fausse, l’information relayée par les grands réseaux informatiques est en général embryonnaire, incomplète, insignifiante ou hors contexte. Ce qui fait dire à Howard Rheingold, un chroniqueur d’informatique, qu’Internet est « la banque de données la plus chaotique de l’histoire ».

La masse de données accessibles « en temps réel » pose un autre problème troublant. Dans les grandes entreprises, les gens désespèrent d’endiguer l’avalanche de rapports futiles qui leur sont adressés « pour information » – parfois en plusieurs exemplaires, gracieuseté de la fonction de répétition du courrier électronique. Certains gestionnaires ont la détestable manie d’expédier tous azimuts des notes de service intéressant au plus deux collègues.

Même l’opérateur le plus attentif commet tôt ou tard des erreurs s’il doit saisir des quantités gigantesques de données. Noyées dans la masse de verbiage et de chiffres inutiles, elles sont alors très difficiles à repérer. Si elles figurent dans un graphique ou un tableau, elles ne le seront probablement jamais parce que l’ensemble a l’air trop beau, trop… vrai.

La communication par ordinateur nous offre en fait un exemple parfait de l’aphorisme : le média est le message. Marshall McLuhan voulait ainsi signifier que le moyen de communication exerce une influence déterminante sur les associations et actions humaines. Il n’a pas vécu assez longtemps pour observer les fruits du mariage de l’ordinateur et des télécommunications, mais nous sommes en mesure d’apprécier la justesse de son intuition.

Les relations humaines, par exemple, sont totalement dépersonnalisées par l’ordinateur. Le correspondant électronique qui laisse un mot dans la boîte d’un collègue ou d’un ami n’établit aucun contact humain, étant séparé de son interlocuteur dans le temps et l’espace. Le courrier « archaïque » a le même défaut, mais il lerachète par sa discrétion. On ne risque pas que telle note peu flatteuse soit lue par l’employé, le partenaire ou le client mis en cause quand on la couche sur papier et qu’on l’envoie sous pli cacheté.

Fait paradoxal, la distance infranchissable de l’espace virtuel suscite chez certains une étonnante familiarité. Cet étrange comportement s’observe surtout dans le cadre des « échanges interactifs synchrones » que les profanes appellent une discussion.

Dans les groupes traitant de sujets d’actualité, par exemple, on voit souvent des participants s’exprimer de façon beaucoup plus véhémente qu’ils n’oseraient le faire en toute autre circonstance. Cela se comprend : s’ils tenaient les mêmes propos au téléphone, ils se brouilleraient irrémédiablement avec leur interlocuteur; s’ils le lui disaient en personne, ils récolteraient probablement un bon coup de poing.

Ainsi se déshumanisent lentement les rapports entre les êtres de chair et de sang.

Les chercheurs qui décrivent ces éruptions dans un récent article les imputent à une « absence d’inhibitions » peut-être attribuable à « la rareté des signes de présence humaine et des normes de conduite » dans la communauté virtuelle. Ce qui nous renvoie au caractère impersonnel du moyen de communication employé, caractère aggravé, dans la plupart des groupes de discussion, par l’emploi de pseudonymes. Même le courrier électronique que s’échangent, au bureau, des gens qui se connaissent de vue et parfois mieux, n’est jamais signé, tout au plus paraphé. Ainsi se déshumanisent lentement les rapports entre les êtres de chair et de sang.

Certains cadres trouvent ces relations à distance si commodes qu’ils se transforment en ermites électroniques. Ils aiment tellement contrôler leur petit univers du fond de leur fauteuil que leurs subordonnés ne les voient pour ainsi dire jamais. C’est si facile de laisser parler ses doigts. L’ennui, c’est que les doigts ne peuvent pas parler, seulement écrire.

À l’époque où la lettre était le seul moyen de télécommunication, les gens instruits étaient très conscients de la différence entre la parole et l’écrit. Les historiens qui consultent des correspondances du XIXe siècle sont souvent éblouis par l’élégance avec laquelle leurs rédacteurs maniaient la plume.

Ils n’étaient pas tous d’égale force, bien entendu, mais les meilleurs mettaient manifestement un soin immense à choisir le terme et la formule qui exprimeraient le mieux leur pensée. Comment ressusciter cette limpidité de style à l’ère de la communication instantanée ? En imprimant et révisant chaque message avant de l’expédier, tout simplement.

Ce qu’il faut éviter à tout prix, c’est la tournure ambiguë qui pourrait créer un malentendu. Le risque de se faire mal comprendre est en effet beaucoup plus grand quand on rédige que quand on parle. Il suffit d’un mot mal placé pour changer du tout au tout la nature d’une instruction.

Une communication amputée du langage du visage et du corps

Prenez le mot SEULEMENT dans la phrase suivante : seulement ce service peut acheter ces articles. Il suffit de le transporter après le verbe pour modifier complètement le sens : ce service peut acheter seulement ces articles. Et si vous le placez devant le groupe verbal, vous créez par maladresse une légère ambiguïté : ce service seulement peut acheter ces articles. L’expéditeur est bien sûr le premier responsable du bon ordre des mots dans son message, mais le destinataire ne devrait jamais hésiter à demander des éclaircissements.

Dans une conversation de vive voix, les interlocuteurs reviennent sur les points essentiels du discours pour préciser leur pensée. Personne n’est aussi prolixe au clavier. Lorsqu’ils peuvent se voir, ils adaptent inconsciemment leur vocabulaire aux mimiques, mouvements et autres signaux muets de leur vis-à-vis. Au téléphone, ils devinent au ton de sa voix s’il réagit bien ou mal à leurs remarques. En l’absence de ce contexte « audiovisuel », une demande polie risque d’être interprétée comme un ordre sans appel, un trait d’humour conciliant comme un sarcasme blessant.

L’instantanéité de la transmission électronique peut aussi contribuer à brouiller le sens du message. Certains abonnés au courrier électronique mitraillent leurs correspondants de salves de charabia. Une mitraillette, on le sait, n’est pas une arme très précise entre des mains malhabiles ou inexpérimentées. On pourrait en dire autant du courrier électronique : tout se passe comme si l’expéditeur comptait atteindre sa cible en envoyant dans sa direction un maximum de mots.

L’apparence soignée des textes informatiques produit une dangereuse illusion : puisque la forme est belle, le fond doit être bon. Alors que si la pensée n’est pas rendue pleinement et précisément, il faudrait reprendre la rédaction à zéro. Mais c’est une discipline à laquelle on ne se plie plus guère de nos jours. Il se trouve même des gens pour refuser non de réécrire, mais simplement de relire leurs textes pour en extirper au moins les fautes d’orthographe, de ponctuation et de syntaxe. Ils laissent cette corvée au correcteur de l’ordinateur. La machine est loin d’avoir le discernement nécessaire, hélas ! Elle accepte aveuglément tout mot figurant dans son dictionnaire. Tant pis s’il fallait l’écrire au pluriel plutôt qu’au singulier.

La hâte est mauvaise conseillère.

Parce que le courrier électronique parvient instantanément à destination, l’expéditeur s’attend inconsciemment à une réponse presque aussi prompte. En ramenant à quelques nanosecondes la durée des communications, l’ordinateur a réduit du même coup le temps alloué à la recherche, à la consultation et à la réflexion. A l’époque où les notes de service étaient pondues sur papier, le cadre qui dépouillait son courrier le matin se sentait beaucoup plus libre de se documenter et de méditer sa réponse qu’il ne l’est aujourd’hui quand un message s’affiche sur son écran.

Pourtant, il risque plus de perdre que de gagner à trop se presser. Si ses instructions sont incomplètes ou malavisées, il peut provoquer des erreurs d’exécution qui obligeront à faire le travail deux ou même trois fois au lieu d’une. Il n’est jamais facile de donner des directives claires; s’il faut en plus se dépêcher… Longtemps avant l’avènement du courrier électronique, des chercheurs de l’université du Minnesota ont démontré qu’au moins 20 p. cent des instructions de la haute direction sont mal interprétées aux échelons inférieurs. La devise des communicateurs – ceux des entreprises, mais aussi tous les autres – pourrait être cette phrase du général Von Moltke, grand stratège de l’armée allemande : « Messieurs, avait-il déclaré à ses officiers d’état- major la veille d’une bataille, rappelez-vous que tous les ordres qui peuvent être mal compris le seront. »

Les inconvénients de la télématique justifient-ils un retour à l’ordre ancien ? Bien sûr que non. Elle peut nous rendre d’inestimables services dans la mesure où les messages que nous expédions et recevons par son intermédiaire sont clairs. Du reste, ses immenses avantages économiques garantissent sa pérennité. Un jour viendra où un autre miracle technologique – la reconnaissance de la parole – nous libérera de l’esclavage du clavier. D’ici là, pourquoi nous priverions-nous de ce merveilleux moyen de communiquer avec le monde entier plus vite et plus facilement que jamais dans l’histoire ?

Il ne faut cependant pas oublier qu’il n’est que cela : un moyen, comme le téléphone, le télécopieur, la poste… et le contact humain. Il peut arriver qu’il soit moins efficace que ses concurrents : tout dépend de la nature du message à communiquer. De même, lorsqu’il s’agit de recueillir des renseignements, les bases de données et Internet sont des outils utiles, mais tout de même limités; les publications spécialis6es fournissent en général plus d’information dans une forme plus soignée. On devrait se faire un devoir de les consulter chaque fois que le temps le permet.

Si fascinant qu’il nous paraisse, l’ordinateur n’est qu’une machine, et comme n’importe quelle autre machine, il peut faire de gros dégâts s’il est mal employé. Ne nous laissons pas aveugler par ses prouesses techniques. Le cerveau humain est absolument incapable de rivaliser de vitesse avec les systèmes qui transmettent sa pensée. Ce que Marshall McLuhan a écrit avant la naissance de l’ordinateur personnel acquiert valeur d’évidence dans l’univers virtuel de la télématique : « L’intégrité physique de l’homme ne me paraît pas compatible avec la vitesse de la lumière. »

Avertissement

À compter du premier numéro de 1996, le Bulletin de la Banque Royale paraîtra quatre fois l’an au lieu de six. Nous essayons ainsi de répondre au désir exprimé par nos abonnés dans le cadre d’un sondage de grande envergure mené l’été dernier; beaucoup n’arrivent plus à assimiler toute l’information qu’ils reçoivent. La présentation et le contenu du Bulletin ne varieront pas. Dans le même esprit d’adaptation aux temps nouveaux, le Bulletin sera également diffusé sur Internet (sous la rubrique Royal Bank’s Home Page ). Le premier numéro trimestriel paraîtra le 29 décembre. Si vous n’avez pas reçu votre exemplaire fin janvier, nous vous sérions reconnaissants de nous en informer.