Le mentor de l’Antiquité a repris du service dans les facultés des sciences de la gestion, et tout le monde reconnaît à présent qu’il tient un rôle clé dans la vie de l’entreprise. Le plus beau, c’est que ce rôle n’a rien d’une corvée… quand il est bien joué.
Qu’est-ce qu’un mentor ? Pour répondre à cette intéressante question, il faut remonter jusqu’aux sources de la littérature occidentale. Dans l’Odyssée d’Homère, Mentor est le nom d’un vieil ami d’Ulysse qui prend sous son aile Télémaque, le fils du héros; dans le cours de l’épopée, Athéna, déesse guerrière, parangon de sagesse, patronne des artistes et artisans, emprunte ses traits pour conduire, à travers mille périls, le jeune homme jusqu’à son père disparu.
Ce mot évoque donc l’image d’un ami sagace, loyal et bienveillant – d’un maître, d’un tuteur et d’un guide qui met son expérience au service d’une autre personne pour l’aider à surmonter les dangers et les obstacles sur son chemin. Homère a sûrement tiré ce personnage de la réalité quotidienne, car la figure du mentor a une histoire aussi longue que celle de l’humanité. À l’âge de pierre, déjà, les enfants apprenaient à chasser, à récolter les plantes comestibles et à défendre leur famille et leur clan sous la tutelle des aînés de la tribu.
Les premiers mentors au sens moderne du mot ont sans doute été des oncles et des tantes, ou encore des cousins adultes. Les parents et les aînés d’une famille ont en général des rapports trop émotifs avec les cadets pour pouvoir leur parler avec la compréhension et la sérénité qui caractérisent le bon mentor. Les proches parents sont plus susceptibles de témoigner à l’enfant le mélange d’affection sincère et d’objectivité indispensable à l’exercice de cette délicate fonction.
La société s’organisant, le rôle du mentor a peu à peu échappé au cercle étroit de la famille, et l’initiation de l’adolescent à son futur métier est devenue la responsabilité d’un « maître » ayant fait le même parcours dans sa jeunesse. Le plus souvent, celui-ci n’avait aucun lien de parenté avec son apprenti; il l’embauchait pour bénéficier d’une main-d’oeuvre quasi gratuite. Pendant des siècles, toutes les techniques avancées ont été enseignées de cette manière. L’éducation livresque portait uniquement sur des questions religieuses ou philosophiques abstraites.
Et c’est là, dans cette dichotomie entre le concret et l’abstrait, que réside la principale différence entre l’enseignement classique et le « mentorat », pour employer le vilain néologisme à la mode. L’un se base sur les mots, l’autre, sur les actes. Le maître artisan de jadis était souvent presque illettré, mais il savait comment appliquer la scie au bois ou l’alène au cuir, et il obligeait son apprenti à imiter ses gestes jusqu’à ce que celui-ci soit capable de les accomplir en dormant. Or, ce qui s’apprend par la pratique s’oublie moins vite et moins facilement que le savoir puisé dans les livres ou acquis par oui-dire.
Dans beaucoup de pays, l’apprentissage reste le principal système d’enseignement technique. Même en Amérique du Nord, où l’école s’est substituée au maître à presque tous égards, il maintient une présence dans certains métiers complexes dont l’exercice requiert une attestation de compétence.
Il n’y a pas que l’industrie pour former sa relève de cette façon, du reste. Les étudiants en médecine et en droit doivent également faire des stages d’une durée déterminée sous la tutelle de praticiens chevronnés pour obtenir le droit d’exercer. Et que sont, dans nos universités, les directeurs de thèse sinon des mentors qui attellent le poids de leur savoir et de leur jugement à la fougue et à l’imagination des étudiants pour faire avancer l’humanité sur la voie de la connaissance ? George Bernard Shaw a admirablement décrit la nature de ce rapport dans l’une de ses pièces : « Je ne suis pas un professeur, fait-il dire à un personnage, mais un compagnon de voyage à qui vous avez demandé la route et qui a pointé droit devant – devant lui comme devant vous. »
Plus qu’une mode, une clé : celle de la reproduction sociale
Enseignant, le mentor utilise sa profonde connaissance de la psychologie humaine pour inciter ses élèves à cultiver leurs dons. Membre du clergé, travailleur social ou bénévole, il se consacre à réconforter les personnes en détresse. Et combien parmi nous ont bénéficié de l’aide désintéressée d’un professeur ou d’un entraîneur déterminé à ce que nous développions pleinement nos capacités ?
Beaucoup de mentors, et des meilleurs, exercent toutefois hors des cadres officiels, comme cet homme qui avait décidé de garder un oeil sur le fils de neuf ans de son voisin, mort prématurément. Pendant plusieurs années, il l’a encouragé à bien travailler en classe, il lui a donné des petits boulots et l’a assuré qu’il serait toujours prêt à l’écouter et à le conseiller. Lorsque le garçon a eu des démêlés avec la police, il a plaidé sa cause et s’est engagé à ce que le problème ne se reproduise pas promesse qu’il a fidèlement tenue. Il croyait simplement faire son devoir de bon voisin et de bon citoyen. En fait, il offrait à cet enfant un cadeau sans prix : une chance de partir du bon pied.
Depuis quelques années, les sciences de la gestion accaparent les droits d’auteur sur ce concept ancien et l’accommodent à tellement de sauces qu’il risque de passer pour une autre de ces modes aussi fugitives qu’un feu de Bengale. Or, le mentorat est tout, sauf une théorie fumeuse dans un domaine qui n’en manque pas; c’est un rôle éminemment pratique et important, une fonction essentielle à la survie et au progrès de toute forme d’organisation, quelle qu’en soit la raison d’être.
L’historien appelle reproduction sociale le processus par lequel une génération prépare la suivante à lui succéder en lui transmettant son savoir et son savoir-faire. Les Grecs, pères de la philosophie occidentale, voyaient dans cet enseignement un devoir sacré. Socrate, par exemple, disait que la connaissance est le bien le plus précieux et qu’elle doit être partagée au nom du bien commun.
Petite ou grande, toute organisation est une communauté qui possède, à l’instar du village, du bourg et de la cité, des citoyens, une culture, des chefs et des spécialistes. Dans une collectivité bien ordonnée, les aînés sont tenus de transmettre le fruit de leur expérience aux personnes susceptibles d’en tirer profit, car la communauté a besoin d’un perpétuel afflux de sang neuf pour ne pas dépérir. Dans l’entreprise moderne comme dans toutes les organisations contemporaines, c’est l’accumulation quotidienne de savoirs nouveaux qui assure ce renouvellement constant.
Quant aux aînés, ce sont les cadres et collègues chevronnés des « apprentis », à tous les niveaux de la hiérarchie. Pour bien tenir leur rôle, ils doivent être convaincus de remplir là une mission capitale, qui fait partie intégrante de leur travail quotidien. Certaines entreprises le leur font comprendre en affectant un mentor en titre à chacune de leurs recrues; ces « compagnons » travaillent souvent au sein d’équipes plus larges qui contribuent au processus d’apprentissage et de réflexion. Un bon chef d’équipe complète normalement cette démarche collective par des séances particulières de formation.
Dans le secteur tertiaire, cependant, le rôle du mentor n’est presque jamais officialisé. Les nouveaux cols blancs n’ont sûrement pas moins besoin d’aide et d’encouragement que les apprentis cols bleus, mais jusqu’à tout récemment, leurs patrons ne semblaient pas en avoir conscience. La recrue se présentait un beau matin et, après une période de probation, elle était – ou n’était pas – adoptée par un ancien. Quant aux cadres, ils étaient censés s’imprégner de la culture et apprendre les règles du jeu avec l’expérience, comme par osmose.
Il y a quelques années, les services avaient assez de temps et de personnel pour s’en remettre ainsi à la chance. L’entreprise hyperproductive d’aujourd’hui ne peut plus se permettre pareil luxe, car ses salariés sont tellement mobilisés qu’ils négligeront forcément l’intégration des recrues si aucune plage horaire ou ressource n’est spécifiquement réservée à cette fonction. La formation et le perfectionnement ne peuvent être laissés entièrement au hasard ni exclusivement aux soins de tiers; ils requièrent un suivi interne aussi constant qu’attentif. On ne peut pas être mentor à temps partiel.
Car ce qui distingue le bon mentor, c’est d’abord sa disponibilité. Refusant de se laisser enfermer dans la prison dorée de son bureau par son écrasante charge de travail, il circule d’un poste à l’autre pour vérifier que tout va bien; il téléphone régulièrement aux employés en mission à l’extérieur; surtout, il garde sa porte grande ouverte. C’est cela qui faisait dire à une jeune gestionnaire à propos de sa patronne : « Elle trouve le tour d’arriver juste au moment où j’ai besoin d’elle et de ne jamais être là quand je peux me débrouiller toute seule. » Quel compliment !
Le bon mentor se garde bien d’avoir des préférés
Comparez-le à cette description d’un autre cadre débutant : « Quand je bute sur un problème, mon patron règle l’affaire et retourne en courant à son “vrai” boulot. » Au bout du compte, le pauvre garçon n’est pas plus avancé qu’au moment où il a appelé à l’aide. Les chefs de cette trempe devraient réfléchir aux conséquences de leur attitude sur la compétence et l’assurance de leurs subordonnés et prendre exemple sur les vieux maîtres artisans qui formaient patiemment leurs apprentis jusqu’à ce que ceux-ci aient une habileté égale à la leur. Soit dit en passant, la technologie évolue si vite de nos jours que les « apprentis » modernes ne sont pas tous des novices. Beaucoup ont des années d’expérience et occupent des postes importants.
Pendant longtemps, l’affinité personnelle a déterminé la relation entre mentor et disciple. Le patron élisait un ou plusieurs fils spirituels dont il pilotait attentivement la carrière. Les autres étaient livrés à eux-mêmes. Cela donnait souvent lieu à la formation de clans et de cliques qui luttaient sans merci pour chaque parcelle de pouvoir; ceux qui ne voulaient pas participer à ces guerres intestines végétaient aux échelons inférieurs. Inutile de dire que le climat était pourri au sein de ces entreprises.
Sympathie et fermeté ne s’excluent pas mutuellement
Nous avons tous nos préférences personnelles – cela fait partie de la nature humaine – mais un chef qui entend jouer sérieusement son rôle de mentor ne peut pas se permettre de laisser transparaître les siennes. Pour que son service ou son organisation tourne rond, il doit étouffer ses sentiments et donner une chance égale à tous ses collaborateurs.
Du reste, beaucoup d’experts en gestion considèrent qu’un mentor trop proche de son pupille n’est pas très efficace au bout du compte. Ce qui nous séduit au premier abord, ce sont les similitudes. Le cadre qui opère par affinité personnelle risque donc de produire des copies conformes de lui-même, de fidèles serviteurs plutôt que des chefs en puissance. La relève doit pouvoir prendre des initiatives et suivre ses intuitions pour développer pleinement ses talents.
Or, comme les parents, le mentor qui couve ses disciples se montre en général ou trop exigeant ou trop indulgent. Dans la première hypothèse, il peut les insécuriser de façon irrémédiable; dans la seconde, il risque de les rendre suffisants, donc négligents. Il vaudrait mieux pour tout le monde qu’il réfrène son instinct nourricier et assume le rôle de l’oncle de bon conseil qui ne refuse jamais de prêter une oreille compatissante, mais n’essaierait pour rien au monde de dicter leur conduite à ses neveux.
Il y a bien sûr des employés qui choisissent de flatter la vanité du patron pour s’insinuer dans le cercle de ses familiers, dans l’espoir de monter plus vite. Il appartient au mentor de faire comprendre à ces courtisans que leur tactique ne les mènera nulle part, sans les blesser ni les priver des conseils et des encouragements auxquels ils ont droit. Sinon, il s’expose à ce que le concert de louanges de ses faux amis le rende sourd aux pleurs et aux grincements de dents du reste de son entourage.
Il faut beaucoup de doigté pour être à la fois un bon mentor et un patron responsable. Dans le premier de ces deux rôles, le cadre doit cerner les points faibles de son collaborateur et l’aider à les corriger; dans le second, il est tenu de veiller à ce que l’employé fasse son travail convenablement. D’où l’importance de le corriger à bon escient et de traiter chaque errement ou omission non comme un motif de récrimination, mais comme le point de départ d’une formation. Puisque les erreurs sont inévitables, aussi bien en profiter : le chef-mentor analyse le problème avec son protégé, l’aide à trouver une solution et le remet aussitôt à l’ouvrage.
Rien n’est plus difficile, à cet égard, que de savoir jusqu’où on doit tendre la perche. Trop d’attention entretient l’apprenti dans une dépendance malsaine : qu’importe si le travail est bâclé, le patron est là pour tout arranger ! Trop de distance peut lui donner l’impression qu’on se moque bien de lui voir perdre la face devant la haute direction. Il n’y a pas de pire mentor que celui qui profite de sa position pour faire faire le travail par son subordonné et refuse de le couvrir si l’affaire tourne mal.
Une source intarissable d’humour et d’amitié
Le meilleur s’efforce au contraire de tempérer la légitime soif d’indépendance de son disciple, de lui faire comprendre qu’il ne doit pas essayer de tout apprendre en même temps. L’oisillon qui quitte le nid trop tôt n’a-t-il pas toutes les chances de périr ? Comme, par ailleurs, les gens détestent se sentir épiés et aspirent par-dessus tout à mériter la confiance et le respect de leurs collègues et supérieurs, ce maître sagace sait aussi reconnaître au besoin que ce qui est fait différemment n’est pas nécessairement mal fait.
L’une des façons les plus courantes d’exprimer sa méfiance consiste à accaparer l’information sans raison valable. Les gens ont besoin de savoir pourquoi ils travaillent et comment ils contribuent au succès du groupe. Sinon, ils se démotivent. Les organisations ont malheureusement un goût très prononcé pour le secret, et beaucoup de patrons peuvent être tentés de taire des renseignements par pure vanité. Le bon mentor, en revanche, veille à communiquer toute l’information qu’il juge possible de dévoiler sans compromettre l’entreprise. Il s’arrange, par exemple, pour que ses collaborateurs soient régulièrement mis au courant de l’évolution de la situation, sachant que rien ne stimule davantage l’esprit de solidarité.
La confiance se mérite. Pour gagner celle de ses protégés, le mentor ne peut pas se contenter de bonnes paroles. Il doit agir. Souvent, cela veut dire intervenir auprès des instances supérieures pour désencombrer le chemin lorsque quelqu’un veut prendre une initiative. Pour ne donner qu’un exemple, le ou la responsable d’un projet aura beaucoup de mal à croire aux protestations de confiance de son supérieur si elles ne s’accompagnent pas d’un budget conséquent. Le bon mentor se retrouve souvent en train de jouer les médiateurs ou les avocats afin d’aplanir les obstacles.
D’après tous les conseillers en gestion, une grande partie de la méfiance qui règne entre patrons et subordonnés tient à des problèmes de communication. Les premiers devraient se faire un point d’honneur d’énoncer clairement leurs attentes. Rien n’est plus pénible que d’apprendre ce que vous étiez censé faire en écoutant votre supérieur se plaindre amèrement de ce que vous ne l’ayez pas fait.
S’il y a des mentors qui déçoivent leurs disciples, l’inverse n’est pas moins vrai, et le maître ne devrait pas hésiter à manifester son désappointement. Sympathie et fermeté ne s’excluent pas mutuellement ! Le bon mentor est exigeant : il requiert toujours de son pupille le meilleur de lui-même compte tenu de son niveau de développement, il ne se laisse pas facilement attendrir, il ne tolère pas qu’on abuse de sa bienveillance et il le fait savoir très rapidement pour éviter les malentendus. Une relation de ce type qui démarre sur le mauvais pied a toutes les chances d’échouer.
À lire ce qui précède, on peut avoir l’impression que le rôle du mentor est rude et sévère. Rien n’est moins sûr. L’être humain aime partager, et l’activité professionnelle ne fait pas exception à cette règle de la vie en société. L’existence d’une relation saine entre mentor et disciple – au sens où aucune des parties n’exploite l’autre – vivifie le climat de travail. L’humour, la chaleur humaine, l’amitié s’épanouissent naturellement dans ce terreau fertile. Le mentor y récolte le plaisir et la fierté de participer à une création. Aristote, autre grand philosophe grec, aimait ses disciples comme un artiste ses oeuvres.
Fruit de la réaction sociale contre une idéologie qui sacralise l’égoïsme, la résurrection du mentor représente une victoire bienvenue de très anciennes valeurs humaines : la générosité, l’amour du prochain, le désir de faire un apport durable à la communauté chez ceux qui assument ce rôle; et chez ceux qui bénéficient de leur soutien, une vertu presque oubliée, le respect les aînés. Ces principes sont à la racine de toutes les formes de civilisation qui ont vu le jour sur notre planète. Les anciens penseurs grecs béniraient les nouveaux mentors !