La civilité n’est pas une forme froide de la politesse; c’est un lubrifiant qui huile les rouages essentiels de la machine sociale. Elle tient un rôle si primordial dans les affaires humaines que certains philosophes en font un devoir civil. Pour les sociétés hétérogènes comme celle qui s’est forgée au Canada, elle devrait être encore davantage : un signe d’identité.
À lire les dictionnaires, personne n’imaginerait que la civilité joue un rôle vital dans les affaires humaines. L’un des plus réputés l’assimile tout bonnement à l’observation des convenances; son principal concurrent la considère comme un équivalent vieilli du mot courtoisie. De là à conclure que la civilité, c’est l’hypocrisie polie du diplomate en poste dans une capitale hostile ou la correction hautaine du maître d’hôtel d’un grand restaurant parisien, il n’y a qu’un pas. On aurait tort de le franchir. Car les lexicographes, peut-être effrayés par l’ampleur et la profondeur du concept, n’en décrivent que la surface, la partie visible.
Au lieu de rappeler la fonction sociopolitique essentielle de la civilité, ils se limitent à souligner le caractère distant qui la distingue des autres grâces sociales. Distante, elle l’est; mais à juste titre. Son inébranlable réserve traduit en effet le noble souci de ne pas se mêler des affaires d’autrui. Et aussi, il faut bien l’avouer, le fait qu’elle s’exerce au premier chef à l’égard des inconnus.
Comme en témoigne la racine du vocable, la civilité relève des comportements publics, non des agissements privés. « Civil » s’applique à ce qui intéresse l’ensemble des citoyens; civilité et incivilité désignent ainsi des manières d’être et d’agir face à ses concitoyens. La convivialité d’une société dépend dans une large mesure de la civilité des rapports entre ses membres.
Si nous avons tant de mal à cerner la vraie nature de la civilité, c’est peut-être parce que nous nous obstinons à y voir une vertu individuelle comme la politesse alors qu’elle est un amalgame de plusieurs qualités. Les bonnes manières la fondent, mais ne la circonscrivent pas. À ce propos, il ne faudrait pas confondre : les bonnes manières ne sont pas ces pratiques prétentieuses qui visent essentiellement à exclure ou à imposer une présumée supériorité sociale. Au contraire, elles s’adaptent aux personnes et aux circonstances. L’essence de la civilité réside dans le souci de mettre ses interlocuteurs à l’aise. Quels qu’ils soient et où qu’il se trouvent.
Les bonnes manières ne sont toutefois que la manifestation la plus visible de ce qui est moins un code de conduite qu’un esprit, un fonds d’idées et de sentiments qui inclut la considération, le tact, la bonne humeur et le respect des droits et opinions d’autrui. Le qualificatif qui le résume peut-être le mieux est « obligeant ». Dans cette optique, la civilité est une variation sur le thème évangélique du « fais aux autres… ».
Mais foin de définitions savantes ! La jolie fable du pasteur Richard Cecil, célèbre prédicateur anglais du XVIIIe siècle, illustre mille fois mieux la mystérieuse nature de la civilité. Deux chèvres s’étaient malencontreusement engagées en même temps sur un pont trop étroit pour qu’elles puissent se croiser ou faire demi-tour. L’une d’elles eut l’idée de se coucher pour permettre à l’autre de l’enjamber, les tirant toutes deux de leur mauvais pas. La civilité venait de naître.
Pareille abnégation exige beaucoup de discipline. Et cela nous fait voir que le lien entre civilité et civilisation n’est pas uniquement étymologique. On pense souvent que le niveau de civilisation est fonction du raffinement culturel. Ce n’est pas forcé. Une société civilisée est d’abord et avant tout une collectivité dont les membres ont, sinon en totalité du moins en très grande majorité, le réflexe de placer le bien commun avant leur intérêt individuel.
La civilité est la fondation sur laquelle nous avons bâti ce pays digne d’envie.
Renversez la perspective : dans une société qui n’est pas civilisée, rien ni personne n’empêche les plus forts d’écraser, les plus malins d’exploiter leurs concitoyens moins bien lotis pour satisfaire leurs appétits. La civilisation apparaît lorsque s’instaurent des coutumes ou des lois destinées à établir un équilibre, non moins réel pour être imparfait, entre les puissants et les faibles. Ce qui fait la valeur de ce code n’est pas son existence, mais son acceptation par l’ensemble des citoyens. Et cela, c’est fondamentalement une marque de civilité.
Les organes judiciaires et électifs d’un régime démocratique basent leur fonctionnement sur un principe intimement lié à la notion de civilité. À savoir que chaque citoyen doit s’efforcer de comprendre les points de vue qui diffèrent du sien et de résoudre démocratiquement ces différends. Donc, qu’il doit dialoguer avec ses adversaires de manière pacifique et tenter d’arriver à des compromis mutuellement acceptables.
Un grand expert des bonnes manières comme lord Chesterfield considérait que les gentillesses, attentions et petits sacrifices que se font mutuellement les gens civilisés forment l’essence du contrat social. La société canadienne témoigne de la justesse de son intuition : par convention tacite, la plupart de ses membres s’interdisent de faire ce qui leur plaît s’ils savent que l’ensemble de la collectivité risque d’en souffrir.
« Ce que j’aime du Canada, c’est sa civilité, observe Jane Jacobs, urbaniste américaine de réputation mondiale. La discussion y est toujours raisonnablement polie. » Les Canadiens ont une réputation si ancrée de civilité qu’on les caricature volontiers là-dessus. « Écrasez le pied d’un Canadien, racontait un humoriste américain dans son numéro, et il vous demande pardon. » Les étrangers ont une idée surfaite de notre politesse ! N’empêche qu’elle nous a permis de faire les compromis nécessaires pour bâtir un pays digne d’envie sans violences graves ni rancoeurs durables malgré d’intenses rivalités régionales et culturelles.
Cette civilité, sommes-nous en train de la perdre ? La question se pose quand on lit l’article publié par Mark Kingwell, professeur adjoint de philosophie au collège de Scarborough et auteur de A Civil Tongue : Justice, Dialogue and the Politics of Pluralism. Dans ce texte qui reprend les principaux thèmes de son ouvrage, Kingwell raconte le choc qu’il a éprouvé à son retour à Toronto, après un séjour de plusieurs années à l’étranger, en voyant les gens « se bousculer sur le trottoir, s’injurier dans les autobus, piquer des crises au Centre Eaton ». Le ton plus agressif, plus cruel de la politique nationale ne l’a pas moins troublé. Il en conclut que « nous risquons d’oublier l’importance de la civilité. Sa présence dans nos rapports sociaux est si ténue à présent qu’on peut craindre qu’elle ne soit en voie d’extinction. »
Si la civilité est menacée, c’est entre autres à cause des valeurs qui « montent » à l’heure actuelle. Au nom de la liberté individuelle, notre société admet désormais toutes les conduites ne figurant pas explicitement dans son code criminel. Simple réaction aux contraintes sociales qui garantissaient jadis le pouvoir des élites en étouffant l’expression des individualités ? Soit, mais il faut reconnaître que cette tolérance tous azimuts a gravement entamé notre capital de civilité en sapant l’autodiscipline qui en est le fondement.
Le mouvement de libération sociale qui est né dans les années soixante voulait amener les gens à s’exprimer davantage, et cela était bon. Le problème, c’est que les médias y ont vu une licence pour tout montrer et que leur exemple, comme il fallait s’y attendre, a été largement suivi.
Au petit et au grand écran, les réalisateurs n’hésitent plus à truffer leurs films de spectaculaires explosions de rage, histoire d’en maximiser l’impact émotif. Pire, le héros qui renverse une table chargée de vaisselle pour se venger d’un service pourri ne suscite chez les spectateurs que des rires indulgents, comme s’il était admissible, voire bien vu, de se défouler en cassant tout et en semant la pagaille.
La grossièreté est également en hausse à la bourse des valeurs sociales. Dans les médias, la goujaterie est même devenue un art à part entière. Sarcasmes et insultes gratuites sont les deux armes favorites des héros de cinéma postmodernes pour abattre ceux qui se mettent en travers de leur chemin. Les mauvaises manières font recette. Sinon, comment expliquer la vulgarité ahurissante des comédies télévisées, la popularité des humoristes qui insultent leur public, les fortunes qu’on paie à ces animateurs de radio et de télévision qui engueulent leurs auditeurs et menacent leurs invités ?
La civilité a pris un coup de vieux le jour où un journaliste a vu une vertu civique dans la « franchise brutale » de quelqu’un. Il n’en fallait pas davantage pour inciter tout le monde à se montrer sinon franc, en tout cas brutal à souhait, selon le principe infantile que plus vous faites de tapage, plus on s’intéresse à vous. Le débat sur les questions d’intérêt public semble désormais se réduire à un cri : prends ça ! Les émissions d’actualités nous abreuvent d’images sur des démonstrateurs et revendicateurs dont la véhémence n’a d’égale que la royale indifférence aux besoins réels de la société. Et si vous trouvez que la politique de la rue manque de classe, ne comptez pas sur nos parlements pour relever le niveau du débat. La télédiffusion des échanges de nos honorables élus montre qu’ils se consacrent soit à plaider pompeusement des causes partisanes soit à couvrir d’injures leurs « amis d’en face ».
Notre politesse obstinée est-elle un signe de servilité ?
Bien parler, c’est se respecter. Cette petite phrase, écho lointain d’une campagne ancienne en faveur du bon français, n’a sûrement pas marqué les esprits, car de la cour d’école à la salle du conseil, la vulgarité a désormais valeur de norme linguistique. Le plus souvent, elle trahit uniquement une paresse intellectuelle aiguë, le sacre de service se substituant au mot juste qu’il faudrait faire un effort pour retrouver. Si les jurons avaient perdu tout pouvoir de choquer ou de blesser, ce serait un demi-mal. Mais voilà : ils demeurent parfaitement capables d’intimider, d’humilier, d’empêcher l’autre d’opiner à son tour.
L’antique vertu civile de la discrétion agonise, elle aussi. Le droit fondamental de vivre en paix, sans être épié ni jugé par ses concitoyens, est constamment foulé aux pieds par des censeurs autoproclamés qui prétendent dicter leur conduite aux autres dans des détails qui vont bien au-delà de ce qu’exige la loi ou la simple décence. La civilité suppose l’existence d’un sentiment d’égalité, d’une espèce de complicité face aux contraintes de la vie en société; ceux qui tentent d’imposer leur volonté aux autres n’agissent pas en égaux, mais en supérieurs.
Comme si ces assauts conjugués ne fragilisaient pas assez la traditionnelle civilité des Canadiens, certains intellectuels soutiennent à présent qu’elle ruine le prestige de notre nation. À les entendre, notre affabilité serait un objet de ridicule dans leurs mecques culturelles : elle nous y ferait passer pour un peuple terne et ennuyeux. La réserve et la discrétion qui nous valaient jadis le respect général seraient perçues comme des marques d’une indécrottable servilité.
Là où règne la civilité, la force n’est pas un argument.
Récemment, une journaliste est allée jusqu’à assimiler la civilité canadienne à une perte de « virilité morale ». La plupart du temps, écrit-elle, les Canadiens « défendent leurs convictions avec la vigueur d’un poisson mort ». Sa chronique traitait d’un sujet complètement étranger à la question qui nous occupe, mais sa petite phrase illustre bien le courant d’opinions qui cherche à nous convaincre que nous souffrons d’un excès de civilité, non d’une insuffisance, et que ce « joug » nous rendrait incapables de revendiquer nos droits avec l’énergie voulue.
Ce n’est pas vrai, pas plus d’ailleurs que ne l’est notre réputation d’apathie et d’insipidité. Notre presse quotidienne peut témoigner que nous aimons la controverse, que nos débats politiques et sociaux ne sont pas ce qu’on appelle feutrés et que les diverses composantes de notre société n’ont pas peur de revendiquer. Les Canadiens, doux comme des agneaux ? Si seulement c’était vrai ! Notre histoire compterait quelques tristes épisodes de moins, et les centres de nos grandes villes ne risqueraient pas le saccage pour une victoire ou une défaite sportive.
Ces réserves faites, il faut reconnaître que « le civisme fondé sur la civilité existe toujours au Canada », comme l’écrit Mark Kingwell, et déplorer avec lui la précarité de cette existence. Car un pays comme le nôtre, voué à un multiculturalisme grandissant, ne peut pas s’en passer. « Dans une société pluraliste, observe Kingwell, la civilité est le fondement de la vie politique; sans elle, en effet, le dialogue permanent qui garantit la pérennité de l’édifice social deviendrait impossible… Bien comprise, elle nous fournira le facteur de cohésion sociale le plus solide, le plus progressiste que nous puissions concevoir. »
Jusqu’à présent, la civilité nous a bien servis. Ses règles nous ont permis de redresser bon nombre de torts historiques. Ils n’ont pas tous disparus, mais la vie en démocratie ne sera jamais exempte d’injustice, entre autres parce qu’en essayant d’en corriger une, on aboutit souvent à en créer d’autres. C’est en quelque sorte la rançon du changement. Certains diront qu’elles s’estomperaient plus vite si les victimes étaient moins patientes, moins compréhensives, plus promptes à réclamer leur dû. Sauf que cette attitude est un ferment de désordre qui peut mener au pire des maux : la guerre intestine.
Du reste, la civilité n’interdit pas la discussion, ni même la controverse; elle n’oblige personne à renoncer aux principes qui lui sont chers. Elle se contente d’introduire un certain décorum dans les débats, une mesure de courtoisie et de raison dans la défense des positions. Là où elle règne, c’est l’intelligence qui préside à l’analyse et au règlement des différends, non la puissance de l’artillerie verbale, critère injuste s’il en est.
Les bonnes manières n’empêchent pas d’avancer dans la vie. Au contraire !
John Rawls, un philosophe américain contemporain, va jusqu’à imputer un devoir de civilité aux citoyens d’un État démocratique. Pourquoi ? Parce que la société est composée de groupes disparates, aux intérêts divergents, qui se font, le plus sincèrement du monde, des idées très différentes de la justice. Donc, de conclure Rawls, « le maintien du régime constitutionnel dépend des concessions qu’ils acceptent de faire à leurs rivaux ».
Dans A Theory of Justice, Rawls affirme que les citoyens sont tenus d’agir de bonne foi et de présumer la bonne foi chez leurs vis -à-vis tant qu’ils n’ont pas la preuve du contraire. Ils doivent admettre que le système ne peut faire droit à toutes les revendications et qu’il leur arrivera de perdre la bataille.
« Nous avons, poursuit-il, le devoir civil de ne pas arguer des failles de l’appareil social pour nous soustraire à ses règles, de ne pas exploiter les inévitables lacunes du règlement pour avancer nos pions. Ce devoir de civilité nous impose d’accepter de bonne grâce les imperfections des institutions et de ne pas chercher à en tirer grossièrement parti. En nous dérobant à cette obligation, nous fragilisons le lien de confiance qui nous unit. »
À cette hauteur, le débat peut sembler très éloigné de la table familiale où nos enfants apprennent les bonnes manières – ou les mauvaises – en nous regardant faire. Car on n’impose rien dans ce domaine. La fillette dont les parents ne disent jamais s’il vous plaît ou pardon n’utilisera pas ces drôles de mots en présence des invités. Si le père sacre, si la mère jure comme un charretier, comment le fils pourrait-il apprendre à parler autrement ? Les adultes qui refusent obstinément de rendre le moindre service ou de reconnaître leurs torts élèvent une progéniture à leur image et ressemblance.
Le philosophe allemand Johann Kaspar Spurzheim estimait que les manières enseignées aux enfants devraient comprendre « tout l’éventail des gestes charitables qui naissent de la conscience de leurs obligations envers leurs semblables ». Leur somme produit cette « bonne éducation » que nos grands-parents définissaient comme « la bienveillance dans les petites choses et l’habitude de penser d’abord aux autres ».
Faire d’un enfant un bon citoyen devrait être une raison suffisante pour lui inculquer les règles de la civilité, mais l’effort se justifie également pour des motifs plus terre à terre. Le sagace lord Chesterfield n’y voyait pas pour rien « le fruit du bon sens »; les petits sacrifices que nous consentons pour plaire aux autres nous valent en général de grandes indulgences.
Nous avons donc une raison bassement matérielle d’être civils : cela facilite notre ascension socioprofessionnelle. Qu’on vende des biens, des services ou sa propre personnalité, on gagne toujours à se montrer affable. Dans le secteur privé comme dans le service public, ceux qui aspirent aux premiers rangs doivent gagner la loyauté de leurs collègues, et cela exige une considération sans faille qui entretienne leur bienveillance.
Ce succès-là n’est rien, cependant, à comparer à la paix de l’âme. L’estime de soi est une denrée rare de nos jours. Or, les bonnes manières en sont une source intarissable. Ceux qui savent se conduire en société ne doutent pas d’être bien reçus partout. Ceux qui traitent correctement les autres sont certains d’être traités correctement en retour. En réconfortant leurs semblables, ils se réconfortent eux-mêmes.
Ces échanges d’amabilités contribuent pour une grande part à la qualité de la vie dans un pays ou une collectivité. Ciment social universel, la civilité est particulièrement nécessaire dans une société pluraliste comme celle qui s’est forgée au Canada. Ce n’est pas une tare, au contraire ! Fermons nos oreilles au chant des sirènes qui nous invitent à hausser la voix, à durcir le ton, à brandir le poing, sous prétexte que le monde moderne « ne fait pas de cadeau ». Nous passons pour des naïfs, les scouts de l’humanité ? Il y a des réputations moins enviables. La B.A. est une invention scoute.
Gardons-nous de toute complaisance, toutefois. C’est un fait que la civilité et donc, la civilisation, ont régressé au Canada. Il appartient à tous ceux qui ont une influence sur la jeunesse et aux parents en particulier de reprendre le flambeau de la politesse que notre société a laissé échapper. L’effort est d’autant plus urgent que les jeunes sont bombardés d’exemples contraires. Au lieu de rougir de notre civilité, nous devrions en faire un trait distinctif de notre identité collective, un motif de fierté nationale.