La télévision exerce un pouvoir tout à fait singulier sur nos émotions. L’information qu’elle diffuse a souvent réussi à mobiliser l’humanité contre l’injustice. Mais justement à cause de cela, elle ne peut pas être acceptée sans critique préalable. Pas, en tout cas, par quiconque prétend conserver son indépendance d’esprit…
Depuis des années, la télévision est le principal moyen d’information en Amérique du Nord; les autres médias arrivent très loin derrière. La plupart des gens qui apprennent l’essentiel des nouvelles au petit écran n’attachent sans doute guère d’importance à ce fait. Ils ont choisi ce moyen d’information parmi d’autres, comme s’il s’agissait d’un journal câblé ou d’une radio illustrée. Une nouvelle est une nouvelle, quelle qu’en soit la source, n’est- ce pas ?
Quant aux nombreux critiques de la télévision, l’information semble le cadet de leurs soucis. Leurs imprécations contre la programmation « commerciale » (par opposition à « éducative ») sont si globales qu’aucune analyse spécifique du traitement accordé à l’information ne peut s’en dégager. Le débat actuel sur la violence au petit écran, par exemple, prend à peine en considération celle dont les enfants sont involontairement témoins lorsque leurs parents regardent le journal télévisé.
Il y a pourtant quantité de raisons de croire que la télévision n’est pas un moyen d’information comme les autres. Le fait qu’elle nous permette de voir les choses de nos propres yeux lui donne un pouvoir particulier sur notre esprit. Ira Glasser, directeur général de l’American Civil Liberties Union, a eu une phrase très juste à ce propos : « L’influence de la télévision a quelque chose de magique : les mêmes mots et idées ne sont pas reçus et perçus de la même façon s’ils sont transmis par un autre moyen de communication. »
Cela vient essentiellement de ce que ses images parlent au coeur plus qu’à la raison. Un cadre supérieur d’une chaîne de télévision américaine a déjà écrit que les véritables thèmes de l’information télévisée étaient « la joie, la tristesse, la surprise, la peur ». Les images du petit écran font vibrer la corde sensible du téléspectateur. Elles véhiculent une charge émotive plus puissante que celle du meilleur compte rendu écrit du même événement, car elles révèlent ce que les personnes impliquées ont ressenti.
Si l’information télévisée ne peut être acceptée sans réserve, c’est entre autres à cause du pouvoir que possède le petit écran de nous faire subordonner la raison à l’émotion. La télé façonne dans une très grande mesure notre perception de la réalité. Or, notre attitude à l’égard de la société et, partant, notre façon de vivre, sont étroitement liées à cette perception.
Par malheur, le petit écran tend aussi à endormir notre vigilance. Certains psychologues lui attribuent même un effet quasi hypnotique. Des recherches ont révélé que devant la télévision, une personne devient moins alerte, comme si le caractère passif de l’expérience induisait une certaine léthargie intellectuelle. Selon un rapport récent, « le caractère tranquillisant, peu complexe, éminemment digeste de la programmation télévisée conforte les idées reçues et entretient le statu quo ».
L’information télévisée est si facile à assimiler qu’elle semble pouvoir traverser l’esprit sans éveiller ses facultés critiques. Des enquêtes ont montré que les téléspectateurs ne retiennent qu’une fraction des nouvelles qu’ils apprennent. On pourrait dire qu’en anesthésiant ainsi les consciences, la télé ne fait que son travail. Après tout, elle est d’abord un divertissement, le plus populaire de tous sur notre continent.
À l’exception de certains canaux spécialisés comme les chaînes d’information continue, la télévision cherche donc surtout à distraire. L’information y passe en second, alors que dans un quotidien, l’ordre des priorités est inverse. Il n’existe pas, cependant, de ligne de démarcation claire entre les deux genres. Quand vous faites les mots croisés d’un journal ou que vous par courez ses bandes dessinées, vous ne vous attendez pas à y trouver des nouvelles. Le téléspectateur, en revanche, a tendance à mélanger fiction et réalité.
Ce genre de transfert entre les émissions de divertissement et d’information est abondamment attesté. Et même lorsque le téléspectateur fait la différence entre les deux, son opinion risque d’être faussée par certaines images fictives très frappantes. Les séries policières, par exemple, ont grandement contribué à faire naître l’actuelle psychose des crimes violents. Et pour qui suit les téléfeuilletons à l’eau de rose de l’après-midi, l’adultère peut sembler monnaie courante dans notre société.
La manie du direct
Facteur aggravant, les techniques de montage des journalistes empruntent largement aux méthodes des scénaristes. Déjà dans les années soixante, le chef du service des nouvelles d’un grand réseau américain recommandait ce qui suit dans une note de service : « Nous devrions, sans renoncer aux règles de probité et de responsabilité, donner à tous nos reportages les attributs d’un roman ou d’une pièce : structure et conflit; crise et dénouement; montée et baisse de tension; introduction, développement et conclusion. »
Cette dramatisation de la forme n’est que l’un des biais que la fonction première de la télévision introduit dans la construction et la présentation de l’information. Obligés de rivaliser avec les émissions de divertissement sur le terrain des cotes d’écoute s’ils veulent attirer des annonceurs, les responsables de l’information sont naturellement tentés d’adopter les mêmes méthodes. Leurs émissions sont produites dans des décors semblables à ceux des concours, et leurs indicatifs conviendraient parfaitement à un téléroman ou à une série dramatique. Quant aux lecteurs et lectrices de nouvelles, ils et elles sont maquillés comme des acteurs de cinéma et sont en général extraordinairement séduisants et élégants.
L’artifice règne aussi à l’extérieur du studio. La correspondante en trench-coat qui, par un froid sibérien, débite son texte dans un nuage de vapeur devant le Kremlin ou la tour de la Paix, n’avait pas besoin de sortir du bureau où elle a vraisemblablement écrit son compte rendu des derniers événements. Elle l’a fait pour donner l’illusion du reportage en direct.
Cette manie du direct a récemment atteint un paroxysme avec la métamorphose des présentateurs de nouvelles en pseudo-envoyés spéciaux. À Madrid ou à Mogadiscio, nos étoiles de l’information ne relatent pas autre chose que ce qu’elles auraient dit dans leurs studios de Montréal ou de New York. Mais pour un système qui cherche plus à éblouir qu’à informer, quelle trouvaille ! La même soif de briller fait qu’on confie plus volontiers le soin d’interviewer un ministre à la ravissante présentatrice du bulletin d’information qu’à un reporter bien au fait des activités de l’invité ou à un chercheur spécialisé dans ses domaines de compétence. Et que penser de tous ces dialogues entre animateurs et reporters en mission – « Qu’est-ce qui se passe là-bas, René ? » – sinon qu’ils relèvent plus du théâtre que du journalisme ? Le reporter s’acquitterait plus efficacement de sa fonction s’il pouvait lire son texte sans interruption. Car le temps est une denrée rare à la télévision.
Cette rareté oblige à limiter le nombre des sujets, ce qui rend le téléspectateur beaucoup plus tributaire des choix de l’équipe éditoriale que le lecteur d’un journal. Chaque reportage est en outre condensé à l’extrême : dans un bulletin normal, la durée moyenne d’un sujet est de 75 secondes, et une analyse « en profondeur » avec entrevues, images d’archives, etc. ne dépasse guère trois minutes. L’information est débitée à une telle vitesse qu’il est à peu près impossible d’y relever une éventuelle erreur. Quant à rectifier celles qui sont constatées… À moins qu’elles ne soient très graves ou que quelqu’un semble déterminé à faire un procès, la télévision ne revient jamais sur une nouvelle. Où trouverait-elle le temps ?
Impossible, évidemment, de traiter finement d’un sujet dans un laps de temps aussi court. Aussi l’information est-elle transmise à gros traits, sans la moindre nuance. Le correspondant résume en 90 secondes un projet de loi complexe que les députés ont débattu pendant des semaines. Une entrevue de 30 minutes avec un chercheur qui a fait toutes les réserves d’usage se réduit à un extrait de 30 secondes où ne figure aucun des « si, mais, ou, peut-être » de l’original.
Comme toutes les généralisations, les reportages de la télévision font bon marché des ambiguïtés, paradoxes et autres zones d’ombre qui compliquent tant les choses dans la vraie vie. Les couleurs du petit écran masquent en fait une vision du monde en noir et blanc. On y trouve des héros, des bandits, mais jamais des gens comme vous et moi, capables du bon comme du moins bon. Lorsque le téléspectateur doit trancher entre deux positions, il se voit proposer des options caricaturales. Une écologiste constatait récemment que les reportages sur l’environnement donnent invariablement l’impression que la protection de la nature et la création d’emplois sont des objectifs incompatibles. La possibilité qu’ils soient conciliables n’est jamais prise en considération.
De ce besoin de tout généraliser découle le goût de la télévision pour la personnalisation. L’individu devient le symbole de l’événement ou de la politique. Le groupe se réduit à un porte- parole choisi arbitrairement, comme s’il formait un bloc monolithique, alors qu’il réunit peut-être plusieurs courants divergents. Comme il est impossible d’interviewer toutes les personnes touchées par un problème complexe, la télévision privilégie les témoignages les plus émouvants. Et c’est ainsi qu’une somme considérable de changements Structuraux aux politiques agricoles et commerciales du monde finit par être ramenée à une ou deux entrevues avec des agriculteurs susceptibles d’y perdre leur gagne-pain.
Images trompeuses et événements médiatiques
Nulle part cette personnalisation n’a plus d’impact qu’en politique. En usant de raccourcis saisissants comme « le gouvernement (nom du premier ministre) », la télévision a fini par faire croire au public qu’une seule personne était à l’origine de tout ce qui se faisait au sein de l’appareil de l’État. Cette idée fausse n’est pas sans conséquence sur nos moeurs politiques. Les élections, par exemple, ressemblent maintenant à une course de chevaux entre les chefs des partis. Tout au long de la campagne, des sondages mesurent l’avance ou le retard de chaque concurrent. De précieuses heures d’antenne se consument en analyses et commentaires sur les tactiques et stratégies de chaque camp au lieu de servir à l’examen détaillé des problèmes de fond que commanderait l’intérêt public. C’est que, pour la télévision, une seule chose semble compter : savoir qui va gagner la course. Et qui donc va la gagner, cette course ? En règle générale, celui qui « passe » le mieux au petit écran. Car la télé confère un avantage crucial à qui sait le mieux se mettre en valeur, même si, à la longue, son oeil impitoyable démystifie tout. Le candidat qui lance la « petite phrase » la plus percutante contre un adversaire prend une sérieuse longueur d’avance sur tous ses concurrents, car sa saillie de 15 secondes passera et repassera inlassablement en ondes. Tandis que celui qui commet un faux pas devant la caméra se condamne presque à coup sûr. Les expressions, les gestes, la tenue acquièrent une importance si démesurée que les candidats organisent même des séances où ils se donnent littéralement en spectacle devant les caméras. Ils comptent plus sur leur charme personnel que sur la valeur de leurs politiques pour engranger des voix.
Un oeil pénétrant, impitoyable, prêt à traquer toutes les formes du mal
Les stratèges politiques savent depuis longtemps que le champ étroit d’une caméra peut agir comme une lentille grossissante. Lorsqu’ils organisent un rassemblement, ils s’arrangent donc pour que leurs partisans se massent autour des équipes de télévision et manifestent un enthousiasme débridé du début à la fin de l’événement, afin de donner aux électeurs qui verront le reportage le sentiment que les dés sont jetés et qu’ils feraient mieux de rejoindre le camp victorieux.
Les organisateurs de manifestations recourent au même truc pour faire avancer leurs causes. Ils ont compris que dans la société occidentale contemporaine, la télévision ne fait pas que rendre compte de l’actualité; elle la crée. La télévision a d’ailleurs donné naissance à un type très particulier d’événement, dont l’intérêt est entièrement déterminé par la présence ou l’absence des caméras. Ces « événements médiatiques » – marches, conférences, concentrations – sont parfois montés pour des raisons assez insignifiantes. Cela dit, la télé permet aussi aux gens qui ont des griefs réels de réclamer plus efficacement justice devant le tribunal de l’opinion publique.
Les protestations populaires ont une histoire qui remonte à la plus haute antiquité, mais l’avènement de la télévision leur a donné un impact redoutable. Le mouvement contre la discrimination raciale qui a surgi aux États-Unis dans les années soixante n’aurait probablement pas réalisé la percée fulgurante qu’il a faite si les scènes de répression retransmises au petit écran n’avaient pas provoqué une crise de conscience nationale et une mobilisation générale contre cette terrible injustice historique. Ce premier succès a ouvert la voie à une kyrielle de revendications de même nature dans divers pays. Le mouvement pacifiste qui a balayé les États-Unis, puis s’est propagé au reste de l’Occident est un autre exemple du pouvoir phénoménal de la télévision. Tout a commencé lorsque les bulletins télévisés ont révélé à l’Amérique l’horreur et la brutalité quotidiennes de la guerre au Viêt-nam. L’Amérique ne s’en est d’ailleurs jamais remise.
Dans ces cas comme dans bien d’autres, l’information télévisée a puissamment contribué à changer nos comportements. Elle a attiré l’attention sur des problèmes humains qui seraient passés inaperçus autrement. Elle a braqué sur la corruption et le crime un oeil pénétrant, impitoyable, prêt à traquer toutes les formes du mal. Les mots imprimés peuvent facilement masquer les mauvaises intentions; une expression captée par la caméra en dit souvent plus long sur la sincérité de quelqu’un qu’un flot de paroles.
Dans l’ensemble, la télévision a rendu de grands services à l’humanité. Ses atouts manifestes n’effacent cependant pas ses lacunes intrinsèques. Pour profiter intelligemment de ses services et conserver son indépendance d’esprit, le téléspectateur doit garder ces pièges à l’esprit. D’abord, la télévision ne donne jamais une image ou un compte rendu complet de la réalité. Privilégiant l’action, elle a tendance à retrancher les scènes où il ne se passe rien, même si ce sont les plus représentatives.
Le devoir de réplique du téléspectateur
Par ailleurs, elle exige très peu d’élaboration, pour emprunter au jargon des psychologues. Cet effort intellectuel, vous devez vous obliger à le faire, en intégrant ce que vous savez aux généralisations qu’elle vous propose de façon à transformer votre première impression en opinion raisonnée. Des chercheurs ont constaté que les grands consommateurs d’images télévisuelles ont tendance à se faire une opinion d’après l’impression générale qu’ils retirent du bulletin de nouvelles plutôt que des faits qui y sont exposés.
Il ne faut jamais oublier non plus qu’à la télévision, l’image prime tout. Or, elle distrait l’attention. Vous devez donc faire un effort pour dépasser le niveau visuel et vous concentrer sur le commentaire. Si vous écoutez attentivement, vous prendrez plus aisément l’habitude de critiquer l’information télévisée. Il y a bien sûr des sujets événementiels qui n’exigent pas de remise en contexte : un ouragan, l’échouement d’un navire… Mais dans la plupart des bulletins, la part du lion va aux idées, non aux faits.
Beaucoup de sujets événementiels en apparence – les émeutes, les grèves, les manifestations, les guerres même – ont en effet pour toile de fond un conflit idéologique. Et dans les périodes d’accalmie, les téléspectateurs sont gavés de réflexions sur les droits de la personne, l’économie, la politique, les programmes sociaux, etc. Or, le syle télégraphique des actualités télévisées en fait un merveilleux instrument de propagande : en ondes, on peut à loisir débiter des généralités, monter certains faits en épingle et développer des raisonnements tordus. Le civisme élémentaire exige que nous fassions un effort conscient pour séparer le bon grain de l’ivraie dans l’étourdissant magma d’images et de mots qui nous est servi.
Les aborigènes de Nouvelle-Guinée auraient baptisé le premier poste de radio qu’ils voyaient « la boîte qui parle, mais n’écoute pas ». Dans l’état actuel de la technologie, la même définition s’applique à la télévision : vous n’avez en effet aucun moyen de répondre à son discours. Et pourtant, vous devez répliquer, au moins intérieurement, pour conserver la maîtrise de vos pensées. Répliquer à la télévision, c’est remettre en question ses conclusions à la lumière de vos propres connaissances et expériences. C’est contrôler la logique de ses assertions en exigeant une démonstration en bonne et due forme. C’est douter de ses analyses en partant du principe que tous les faits sont sujets à interprétation. Pourquoi répliquer ? Parce que si vous jugez sur la foi d’une information incomplète ou d’une argumentation trompeuse, vous risquez de tirer des conclusions fausses et de prendre des décisions qui nuiront à vos intérêts ou à ceux des autres.
Ce travail, vous ne pouvez pas l’accomplir sans aide. C’est là qu’interviennent les autres médias. Journaux, revues et émissions de radio (les Canadiens ont la chance de bénéficier d’une excellente gamme d’émissions d’affaires publiques à la radio d’État ) serviront à combler les principales lacunes des reportages télévisés, livres et articles spécialisés, à vous documenter sur le contexte immédiat et historique. La télévision ne pourra jamais vous donner une image équilibrée d’un débat politique. Pour vous en faire une idée juste, vous devez assister à des assemblées publiques.
Ainsi deviendrez-vous apte à tenir dignement votre rôle dans le processus de communication qui s’établit entre la télévision et vous quand vous regardez les nouvelles : interpréter l’information qu’elle vous transmet selon vos propres critères. Autrement dit, penser – un travail exigeant, certes, mais indispensable à l’exercice du libre-arbitre. Les membres d’une société démocratique ont le devoir incontournable de se faire une opinion; l’information télévisée peut leur être d’un grand secours, à condition qu’ils la regardent d’un oeil assez critique pour ne jamais baser leurs jugements ou leurs actes sur les conceptions simplistes qu’elle engendre si facilement lorsqu’on n’y prend garde.