La planification est-elle utile ? Elle ne l’est guère, si l’on en juge par ses échecs notoires au cours des dernières années. Mais même si la démarche est difficile et risquée, elle peut être bénéfique. Ne serait-ce qu’en obligeant à réfléchir à ce qui compte vraiment à long terme…
De nos jours, il suffit de lire la section économique des journaux pour douter sérieusement des avantages de la planification. Les cas sont légion : les plans les plus rigoureux tombent à l’eau, de grandes entreprises internationales se trouvent au bord de la faillite, des projets de plusieurs milliards de dollars sont menacés par une escalade des coûts, les gouvernements s’attaquent aux programmes sociaux dans l’espoir de réduire leurs énormes déficits. Bien entendu, de telles situations n’avaient jamais été prévues. Tout avait été planifié, au contraire, pour que les choses se passent bien.
Si avec la masse d’information et les immenses ressources intellectuelles dont ils disposent, les gouvernements et les entreprises modernes produisent des plans dont les résultats sont si éloignés des objectifs, quelles sont, pour les autres, les chances de succès ? Il n’est pas ici question des vagues projets que nous faisons tous, mais des plans systématiques, bien étudiés, réfléchis, formulés par écrit et appliqués. Dans ce genre de plans, on ne se fie pas à la chance ou au temps pour obtenir le résultat désiré. On s’efforce de parvenir au but en prenant les mesures nécessaires au bon moment.
Beaucoup de plans n’aboutissent jamais, pour bien des raisons. Le fait que nous vivions dans un monde en pleine évolution, où les hypothèses peuvent être facilement bouleversées, en est certainement la cause majeure. Il est vrai qu’un bon plan devrait être suffisamment souple pour s’accommoder de toutes les éventualités, mais il est difficile de penser à tout. Par exemple, qui aurait pu prévoir l’effondrement abrupt et total de l’ancienne République démocratique d’Allemagne ? Que de plans sociaux et économiques ont dû être réduits à néant par ce virage de l’histoire !
Malgré quelques accrocs inévitables, on peut toutefois supposer que la plupart des plans atteignent leurs objectifs. Quand tout va bien, on n’en entend jamais parler. Par contre, lorsque l’échec est spectaculaire, le public en prend vite connaissance, d’où son opinion peu flatteuse de la planification. Ceux qui ont des plans de moindre envergure peuvent toutefois tirer des leçons intéressantes des erreurs commises sur une grande échelle.
Ces leçons peuvent ne pas s’appliquer dans tous les cas, mais elles montrent bien le rôle de l’élément humain. Même si elle semble rationnelle, la planification cache en effet un aspect émotif. Un examen attentif révèle que, lorsque des plans échouent pour des raisons apparemment matérielles, c’est en fait bien souvent le facteur humain qui est en cause. Certaines raisons peuvent paraître ridiculement simples, mais elles dissimulent des erreurs de logique et un esprit confus.
Le fait de prendre ses désirs pour des réalités pourrait bien être la cause la plus fréquente d’échec. Celui qui désire ardemment quelque chose va se persuader que ses souhaits sont réalisables. Inconsciemment, il ne retiendra que les données et les chiffres montrant que le projet est faisable. On pourrait penser que c’est le propre de l’adolescence de modeler la réalité sur ses espoirs et sur ses rêves, mais des entreprises de toute envergure commettent la même erreur. Les États qui accumulent des déficits considérables en surestimant leurs recettes et en sous-estimant leurs dépenses prennent aussi leurs désirs pour des réalités.
Les mises en garde semblent par ailleurs tout à fait inutiles. Les ouvrages de planification insistent sur la nécessité de prendre en compte tous les facteurs possibles. Mais même après que la question a été examinée sous tous tous les angles, il reste à savoir comment l’information sera interprétée. Une règle d’or devrait être de ne prendre en considération que les projets qui formulent honnêtement le pire scénario. Mais il est toujours tentant, dans l’étude de faisabilité, d’accentuer les côtés positifs et d’ignorer les côtés négatifs.
Dans l’histoire, le désastre de la Baie des Cochons, en 1961, est l’un des exemples les plus notoires de planification ayant échoué parce que ses protagonistes avaient pris leurs désirs pour des réalités. Après l’affaire, le président John F. Kennedy avait confié à Théodore Sorensen, son assistant et futur biographe : « Mais comment a-t-on pu croire à un tel plan ? »
On ajoute des restrictions, des conditions, des exceptions et on fait des modifications pour satisfaire des intérêts divergents
La réponse est claire : on y a cru parce qu’on a voulu y croire. Les meilleurs cerveaux de Washington n’avaient retenu dans les rapports des services secrets que ce qu’ils voulaient y trouver, en faisant abstraction d’une foule d’éléments négatifs.
Par ses objectifs contradictoires, le plan de la Baie des Cochons illustrait aussi une autre faiblesse courante. Le président Kennedy et ses conseillers voulaient renverser le gouvernement cubain; mais en même temps, ils voulaient minimiser et cacher la participation américaine à l’invasion du pays par des troupes d’exilés cubains formés aux États-Unis. Ces deux objectifs étant incompatibles, ni l’un ni l’autre n’a été atteint, avec les conséquences désastreuses que l’on connaît. Cet exemple montre bien l’importance, dans la planification, d’un objectif simple, sans équivoque et prépondérant.
Dans une planification à grande échelle, le danger est de vouloir plaire à tout le monde. On ajoute des restrictions, des conditions, des exceptions et on fait des modifications pour satisfaire des intérêts divergents. Dès le départ, le plan prend donc une orientation différente de celle prévue à l’origine.
En cherchant à tenir compte de considérations multiples, on ne fait que rendre le plan plus rigide. Pour ménager tout le monde, on instaure toutes sortes d’obligations. Mais la nature humaine ne s’accommode pas facilement de plans inflexibles : les gens trouveront des excuses pour ne pas faire ce qu’on leur demande. Au mieux, ils le feront sans conviction.
Suivi à la lettre, un plan rigide se trouvera probablement vite dépassé par les événements, d’où l’utilité d’un plan de secours. Il importe que le plan initial puisse être rajusté facilement en fonction de l’évolution des circonstances et soit suffisamment souple pour permettre de tirer parti des possibilités résultant d’un succès rapide.
Même si un plan semble se dérouler sans problème, il est conseillé d’en faire une évaluation critique à une date fixée dès l’étape de l’application. S’il paraît alors trop compliqué dans la conjoncture, il faut s’efforcer de le simplifier en éliminant les éléments accessoires. Il est parfois nécessaire de renoncer à satisfaire certains intérêts pour le bien du plus grand nombre.
Alors que certains plans sont trop complexes, d’autres peuvent être trop simples. Pour certains gestionnaires, il suffit de se fixer des objectifs. Ils vont dire par exemple : « Nous voulons accroître les bénéfices de dix pour cent, peu importe de quelle façon. » Mais la façon importe. Ils risquent autrement de prendre des décisions qui seront néfastes à long terme, comme réduire la qualité ou les investissements dans la nouvelle technologie, ou encore faire des compromis, qu’ils regretteront plus tard, au niveau de l’éthique.
Un plan systématique doit en fait comporter deux parties : un objectif stratégique et un plan d’action. Ce dernier spécifie les mesures à prendre à chaque étape. Il fait en sorte que les choses se déroulent comme voulu et permet aussi d’évaluer les progrès réalisés par rapport à l’objectif stratégique.
L’ancienne Union soviétique avait un système central de planification dont la particularité était de fixer des objectifs sans préciser la façon de les atteindre. Une anecdote qui a circulé en Russie il y a quelques années montre bien les failles de cette approche. Une grande usine de chaussures dépassait régulièrement les quotas de production fixés par le comité central de planification, ce qui valut une médaille à son directeur. C’est plus tard seulement que l’on découvrit que les chaussures fabriquées par l’usine étaient toutes de la même pointure et toutes pour le pied gauche !
L’expérience soviétique illustre bien l’ingérence de l’idéologie dans la planification. Pour Karl Marx, une action donnée devait avoir un résultat donné. Il suffisait de prétendre que cela se passait ainsi, même si ce n’était pas le cas, les événements devant un jour ou l’autre corroborer la théorie. Les communistes n’ont pas été les seuls à fonder leur planification sur la doctrine plutôt que sur les faits et les probabilités. Dans les mouvements de droite, on estime que la poursuite de l’intérêt personnel profitera à tous, notion tout aussi discutable. En fait, la planification doit largement sa mauvaise réputation au zèle des théoriciens. Elle est surtout efficace lorsqu’il s’agit d’une démarche pragmatique dont le but n’est pas de changer le monde, mais de s’adapter à la situation.
Les plans simplistes sont généralement le fait de personnes qui se fient aux statistiques et à des renseignements obtenus indirectement, sans tenir compte des conditions réelles. Pendant la Première Guerre mondiale, les commandants alliés, installés confortablement dans des châteaux de Flandre et de France, dirigeaient de loin, sur des cartes, des opérations qui firent des millions de morts et de mutilés. Un général britannique visitant le front pour la première fois, après avoir passé des mois à élaborer des tactiques, se serait paraît-il écrié devant l’horreur du champ de bataille : « Mon Dieu, avons-nous vraiment envoyé des hommes dans ce carnage ? »
Il peut arriver qu’un plan perde son objectif mais continue néanmoins à se dérouler tel que prévu, comme ce fut le cas à la bataille de Passchendaele en 1917. Le but initial du commandement britannique était de cerner et détruire les forces allemandes par un assaut terrestre combiné à une opération amphibie derrière les lignes ennemies. L’idée du débarquement ayant été abandonnée, les généraux britanniques n’en ont pas moins poursuivi l’autre moitié du plan, comme si de rien n’était. Dans le feu de l’action, ils avaient complètement perdu de vue l’intention initiale du plan.
Il est facile de tourner un échec en réussite
Mais ce n’est pas tout. Ils étaient tellement résolus à appliquer leur plan amputé de moitié qu’ils s’y sont accrochés, même lorsqu’il est devenu évident qu’ils couraient droit au désastre. Ensuite, ils ont interprété les faits à leur façon pour se convaincre et convaincre les autres que tout marchait bien. Le seul problème, d’après eux, est que l’on ne déployait pas suffisamment d’efforts. Au coût de milliers de vies, ils ont donc continué à consacrer au plan davantage d’hommes et de matériel.
La leçon à tirer est que si un plan ne donne aucun résultat, il vaut mieux l’abandonner complètement. Essayer d’en préserver certaines parties (ou essayer, pour ses auteurs, de sauver la face) ne fait qu’empirer les choses. Pour empêcher les esprits butés de s’incruster dans l’erreur, il faut que quelqu’un soit chargé de contrôler les progrès du plan et, lorsque ce dernier se révèle inefficace, puisse établir la vérité. Trop souvent, dans une entreprise, des gens qui savent parfaitement qu’un plan a échoué ne vont rien dire parce qu’ils ont peur de déplaire à leurs supérieurs ou parce qu’ils ne savent pas à qui s’adresser.
Comme le fait remarquer Peter F. Drucker dans son ouvrage Managing for Results, il est facile de tourner un échec en réussite. « Trois ans plus tard, personne ne se souvient qu’un produit devait révolutionner l’industrie, alors que maintenant les frais d’exploitation sont à peine récupérés. On se rappelle seulement que le produit a été ajouté accessoirement à la gamme et qu’il marche bien. »
Ce que la direction ne savait pas
Pour éviter de se faire illusion, il suffit de tenir le personnel bien informé de sorte que, dans l’entreprise, tout le monde sache où en est le plan. Personne ne devrait être exclu. Il a été abondamment prouvé que les employés ne respecteront un plan que s’ils savent parfaitement ce qu’ils doivent faire et pourquoi.
Il faut aussi qu’ils soient convaincus de l’utilité du plan. Une façon de les faire participer est de les récompenser pour leurs efforts. Une autre est de les consulter dès le départ. Les employés qui participent à l’élaboration d’un plan s’en sentent un peu responsables et montreront plus d’ardeur à le mettre en oeuvre.
En demandant l’avis des personnes en contact avec la clientèle ou les fournisseurs, on évite de faire fausse route. Qu’on en juge par le cas de cette entreprise ayant décidé de fabriquer un produit dont elle ne pouvait se procurer un composant essentiel qu’auprès d’un seul fournisseur. Ce que la direction ne savait pas, c’est que le fournisseur en question avait l’intention de cesser la production du composant. Elle avait négligé de consulter son personnel des achats qui; l’ayant appris par le bouche à oreille, aurait très bien pu la renseigner.
Non seulement il est impératif de consulter le personnel directement concerné au moment de l’élaboration du plan, mais il est aussi indispensable de rester en contact avec lui pendant toute la phase d’application. On peut ainsi mieux déterminer les aspects à modifier en fonction de la situation.
Un plan doit faire l’objet d’une attention quotidienne de la part de la direction, à tous les niveaux. Selon M. John M. Stengrevics, professeur d’administration des affaires à l’université de Boston, même les décisions les plus insignifiantes doivent être prises à la lumière du plan. Les directeurs doivent se demander : « Comment cette décision contribuera-t-elle à la réalisation de mon plan ?… Comment puis-je m’en servir pour atteindre mes objectifs ? » M. Stengrevics les invite par ailleurs à réévaluer leur plan chaque fois qu’ils y réfléchissent.
À des époques plus tranquilles, on pouvait en toute sûreté reprendre plus ou moins toujours les mêmes plans. On supposait que les conditions en vigueur ne changeraient guère. Si l’économie était à la hausse ou à la baisse, on prévoyait que la tendance se maintiendrait et on ne tenait pas compte, ou très peu, de l’évolution possible du marché, des goûts ou de la technologie. De nos jours, se contenter de reprendre le même plan peut être fatal. Les spécialistes du domaine conseillent de repenser complètement les hypothèses d’exploitation à l’élaboration de chaque nouveau plan.
C’est une erreur de croire à la permanence des choses, d’autant plus grave que l’idée paraît logique. Une autre erreur est de penser que tous les autres sont du même avis. C’est le cas de l’homme d’affaires qui, parce qu’un produit lui plaît, pense que ses clients se montreront tout aussi enthousiastes. Il risque d’apprendre, à ses dépens, que tout le monde ne réagit pas de la même façon !
Que le plan concerne une entreprise ou une famille, il doit respecter les mêmes règles fondamentales
On commet bien souvent des erreurs de ce genre lorsqu’on s’en remet à son intuition plutôt qu’à une étude approfondie. L’intuition est une qualité merveilleuse, mais elle doit reposer sur des faits. On ne peut planifier sans faire des hypothèses, mais selon les spécialistes, il faut que ces hypothèses soient « bien informées ». On pourrait craindre que de telles précautions conduisent à une prudence excessive, mais c’est plutôt l’inverse : en réunissant une masse d’information, on découvre des possibilités qui n’auraient autrement jamais fait surface.
Il est arrivé malheureusement que l’hypothèse selon laquelle tout le monde serait du même avis ne se confirme que trop bien. Le cas du polypropylène, dans les années 1950, est un exemple de mauvaise planification abondamment cité dans les manuels. Il semble que toutes les grandes sociétés de produits chimiques d’alors, aux États -Unis, aient conclu en même temps que ce nouveau produit avait un énorme potentiel. Elles ont donc toutes construit des usines coûteuses pour le fabriquer. Le marché a été inondé et les usines ont été réduites à fonctionner à la moitié de leur capacité. Si ces sociétés avaient consulté leurs clients et leurs fournisseurs, elles auraient appris les intentions de leurs concurrents, et certaines auraient certainement renoncé à ce marché.
D’un autre côté, il arrive que les études et la recherche de l’information soient poussées trop loin. Il s’agit d’un danger à une époque où la masse de données informatisées est si vaste qu’on peut la consulter indéfiniment. Le risque est de faire des études qui prennent si longtemps que lorsque le plan est finalement au point, la possibilité à exploiter a disparu. Ce genre de plan ne voit jamais le jour. En fait, bien des plans échouent tout simplement parce qu’ils ne sont jamais appliqués. Les conseillers ont remarqué que, depuis que les prêteurs et les investisseurs demandent des plans détaillés aux petites et moyennes entreprises, celles-ci ont tendance à vite oublier les plans en question dès qu’elles entrent en possession des fonds. Les grandes entreprises mettent aussi fréquemment leurs plans de côté pendant que la direction s’attaque aux problèmes quotidiens.
Si tout cela n’étonne personne, c’est que la même chose se produit dans la vie personnelle et familiale. Qu’il s’agisse du budget du ménage, d’un programme de placement ou d’un régime alimentaire, nous avons tous tendance à nous écarter de nos intentions initiales, à nous laisser distraire par les événements immédiats ou simplement à laisser passer les échéances. Il faut reconnaître qu’un plan rigide peut être tout aussi désastreux pour une personne que pour une armée. En l’absence de marge de manoeuvre, l’échec est presque certain.
Que le plan concerne une entreprise ou une famille, il doit respecter les mêmes règles fondamentales : être réaliste, simple, direct et souple, s’accompagner d’un plan de secours, être orienté sur l’action et prévoir des étapes pour certaines tâches et interventions. Ne pas observer ces règles, c’est tout simplement rêver.
Mais même lorsque ces règles sont respectées, la planification n’en demeure pas moins risquée et difficile. Les gestionnaires avisés connaissent bien tous les obstacles psychologiques qui peuvent l’entraver, et pourtant leurs plans échouent souvent. On peut donc se demander si la planification systématique mérite les efforts et les dépenses qu’on lui consacre, sans compter la tension nerveuse.
Eh bien oui, ne serait-ce que pour une raison purement pragmatique : comme nous l’avons déjà mentionné, de plus en plus de petites et moyennes entreprises et de professionnels sont obligés de soumettre des plans pour se procurer des fonds. Autant alors prendre leurs plans au sérieux et les appliquer.
Mais même lorsque la planification n’est pas obligatoire, elle oblige à se concentrer sur ce que l’on veut accomplir et sur l’emploi de ses ressources et aptitudes. Une bonne planification exige de la discipline, des efforts et une bonne connaissance de ses possibilités. Elle ne peut donc qu’être bénéfique, que ce soit à l’entreprise puissante ou au simple particulier qui cherche à mener sa vie au mieux.