Le vent de démocratie qui souffle partout dans le monde nous rapproche de l’idée de justice et d’égalité pour tous. Mais pour l’atteindre on ne peut se fier aux politiciens. Seuls les gens ordinaires y parviendront car eux seuls font progresser la démocratie…
Au cours des 16 années qui ont suivi le règne des infâmes « colonels » en Grèce, le nombre des nations démocratiques a presque doublé. Les dictatures sont tombées comme des dominos. Les commentateurs politiques occidentaux ont souligné que la plupart des sociétés nouvellement libérées, n’ayant pas de « tradition démocratique », sont vulnérables à un retour de l’autoritarisme. Admettons. Pourtant, après tant d’années au cours desquelles ils ont aspiré sans espoir à la démocratie, ces peuples qui peuvent enfin y goûter mettront sans doute tout en oeuvre pour réprimer toutes velléités réactionnaires.
Car, contrairement à ceux qui ont toujours vécu sous un tel régime, ils ne le prennent pas pour acquis. Ils l’étudieront soigneusement pour en comprendre les mécanismes et en accroître l’efficacité. La démocratie sera pour eux un sujet de réflexion grave car ils savent combien est sérieux pour une société le choix de son type de gouvernement. Là où l’on est emprisonné, torturé et exécuté pour l’amour de la démocratie, on en connaît toute la valeur.
Au moment où des millions de personnes en Europe de l’Est, en Amérique latine et ailleurs s’essaient laborieusement au pouvoir pour jeter les bases de la démocratie, nous devrions en profiter pour faire le point sur l’application que nous en avons faite dans notre propre jardin.
Qu’est-ce que la démocratie ? Son nom même, qui vient du grec, en donne une définition éloquente : demos (peuple) et kratia (pouvoir). Mais pour en saisir pleinement le sens, sachons que par « peuple » on entend tous les membres du peuple et pas seulement les riches, les instruits, les Blancs, ceux qui partagent la même religion ou d’autres appartenances.
Souvent, les revendicateurs du « pouvoir du peuple » ne pensent qu’à leur propre « groupe ». Les anciens Athéniens, par exemple, n’accordaient qu’aux seuls citoyens le droit de participer au gouvernement, alors que la majorité des habitants de leur ville- État étaient soit des esclaves, soit des non-citoyens. Les femmes, quelle que fût leur classe, étaient reléguées parmi ceux qui ne faisaient pas partie du « peuple ».
« Notre constitution s’appelle une démocratie parce qu’elle repose entre les mains non pas d’une élite, mais du peuple », expliquait Thucydide qui soulignait ainsi la contribution primordiale des Grecs à la doctrine démocratique, à savoir le principe selon lequel les lois sont promulguées collectivement par ceux à qui elles s’appliquent, et non par des individus ou de petits groupes qui placent leurs propres intérêts au-dessus de la loi.
Ce principe fut réaffirmé en 1215 lorsque les barons anglais obligèrent le roi John à signer la Grande Charte qui contraignait la couronne britannique à reconnaître que ses sujets détenaient certains droits et à les respecter solennellement. Ce document ne visait que les autocrates féodaux, il n’instaurait pas la démocratie proprement dite mais amorçait un mouvement constitutionnel qui, indirectement, allait conduire à un gouvernement démocratique.
Dès le départ, cette démarche reposait sur les compromis et le troc, éléments qui constituent toujours aujourd’hui la base traditionnelle de la démocratie. L’argent dont les monarques avaient besoin pour entretenir leur cour et financer leurs guerres provenait essentiellement des impôts prélevés par les barons. Ces derniers prirent l’habitude de refuser de remettre au roi leurs redevances tant qu’il n’accédait pas à leurs demandes. Ils furent rapidement imités par les responsables municipaux, appelés bourgmestres, qui eux aussi attendaient pour s’exécuter que le roi ait satisfait leurs doléances locales. En s’unissant pour établir leurs pétitions, ils formèrent une assemblée appelée « parlement ».
Leur premier acte parlementaire fut d’exiger le renvoi de certains des conseillers du roi. Très vite, les « ministres de la couronne » ne purent assumer leurs fonctions sans l’approbation d’un corps de citoyens appelé Chambre des communes. Ensuite, des groupes au sein du parlement rivalisèrent pour que leurs propres membres fassent partie d’un petit cercle fermé baptisé le cabinet. Ces « partis » demandèrent au public de voter pour choisir le groupe majoritaire, c’est-à-dire celui qui contrôlerait la politique de l’Etat. Les élus étaient tenus de représenter les intérêts de leurs partisans sous peine de n’être pas réélus.
Lorsque le peuple accepte un unique objectif, la démocratie est en péril
Dès la moitié du 17e siècle, trois des éléments fondamentaux de la démocratie moderne étaient bien établis en Angleterre : le consentement des gouvernés, un gouvernement représentatif élu et la liberté d’expression au sein du parlement, garantie par l’immunité. Ces principes furent ensuite adoptés ailleurs, notamment au Canada qui opta pour le modèle britannique. D’autres pays suivirent des principes démocratiques légèrement différents, car adaptés à la spécificité de leur histoire et de leur culture.
En dépit de ces variations, la démocratie est partout basée sur le pouvoir majoritaire, tempéré cependant par l’obligation de traiter les minorités équitablement. L’opinion majoritaire est vulnérable aux manoeuvres des démagogues qui, s’entendant à enflammer les esprits, déclenchent souvent la persécution des minorités. Ces dernières peuvent également être victimes de l’ignorance ou, tout bonnement, de l’indifférence. Le vrai régime démocratique est donc muni de mécanismes de protection mettant les minorités à l’abri des majorités imbues de leurs droits.
Les individus sont également protégés contre les abus possibles du pouvoir majoritaire. Des dispositions constitutionnelles placent certains droits fondamentaux, notamment le droit d’être jugé, hors du cadre de l’autorité des lois. Des tribunaux, des commissions et des protecteurs du citoyen non partisans interviennent dans divers domaines pour contrôler les excès de l’autorité gouvernementale. Les libertés sont surtout protégées par l’état de droit, qui décrète que les gouvernements eux-mêmes doivent obéir aux lois à l’instar du simple citoyen. Ces lois sont interprétées par des juges indépendants, sans couleur politique.
La démocratie repose donc sur un « contrat social » en vertu duquel l’individu abandonne certaines libertés au nom du bien-être de la collectivité, laquelle en retour protège ses libertés. Les intérêts individuels et collectifs n’ont jamais été séparés par une ligne de démarcation bien définie. En fait, la plupart des débats politiques au sein d’une démocratie visent à déterminer où et quand cette ligne doit être tracée; tant que continueront ces débats, la démocratie fleurira. L’unanimité affaiblit le système. Lorsque le peuple tout entier accepte un unique objectif, le moment est venu de s’inquiéter de la santé du régime, car une telle mobilisation tend à étouffer la voix de l’opposition, qui peut même craindre de se faire entendre.
La menace que les humeurs changeantes de la majorité font peser sur les libertés individuelles a traditionnellement justifié, aux yeux des classes dirigeantes, la limitation du droit de vote à leur propre cercle. Pendant des siècles, les membres britanniques du Parlement ont été élus par une faible portion de la population, dotée du droit de vote conféré par le statut de propriétaire terrien. Les lois étaient telles que seuls les hommes dotés d’une richesse personnelle ou bénéficiant du patronage gouvernemental pouvaient siéger au Parlement. Ce ne fut qu’au 20e siècle que les membres du Parlement britannique furent rémunérés et que tous les adultes, hommes et femmes, eurent le droit de participer à des élections générales.
Les femmes canadiennes obtinrent le droit de vote au palier fédéral en 1917, plus tôt que dans la plupart des pays, car les conditions y étaient plus propices qu’en Europe à l’établissement de la démocratie. Lorsque le Canada faisait encore partie des colonies britanniques, les gens ordinaires étaient déjà propriétaires de leur terre. La plupart des hommes détenaient donc le droit de vote. L’Acte constitutionnel de 1791, qui présida à la création d’assemblées représentatives dans ce qui allait être l’Ontario et le Québec, accorda aux catholiques romains le droit de se présenter aux élections 40 ans avant leurs coreligionnaires en Grande-Bretagne.
La liberté d’expression des médias est essentielle à la démocratie
Il fallut néanmoins attendre les rébellions de 1837-1838 pour arracher le pouvoir aux cliques connues sous le nom de « pactes de famille » et instaurer la démocratie dans le Canada colonial. À cette époque, Andrew Jackson, président des États-Unis, était lui aussi en butte aux mêmes difficultés. « Il se raccrochait à un principe des plus simples », écrivit son biographe, à savoir que « le gouvernement doit traiter également les pauvres et les riches. »
L’argent a toujours joué un rôle important dans le cadre de la politique démocratique, étant soit discrètement subtilisé des coffres publics ou utilisé pour acheter des votes et des faveurs.
En principe, toutefois, rien ne s’oppose légalement aux efforts visant à influencer les décisions politiques. La société devenant de plus en plus diffuse et complexe, un nombre croissant de groupes de pression cherchent à imposer leurs vues aux responsables politiques. Au Canada, la valeur de ces groupes est reconnue dans le cadre des débats démocratiques menés grâce à eux en toute connaissance de cause.
Le système des partis, qui n’en demeure pas moins le pilier de la démocratie, est tenu responsable de la plupart des maux politiques. Citons en particulier le patronage, c’est-à-dire l’usage du pouvoir pour accorder des postes ou des faveurs à ses partisans au détriment du bien-être public, ou la volonté de maintenir à tout prix un parti au pouvoir sans se préoccuper du bien-être à long terme du peuple.
« J’ai toujours voté selon les désirs de mon parti et n’ai jamais songé à réfléchir par moi-même », chante un député du HMS Pinafore de Gilbert et Sullivan. Les représentants élus doivent- ils voter en fonction de leurs vues personnelles, de celles de leurs électeurs ou de celles de leur parti ? Le débat reste ouvert; ils préfèrent généralement s’en tenir à cette dernière ligne de conduite sauf pour les cas aigus de conscience. Pour les autres, leur vote ne traduit pas toujours leur sentiment personnel. Pourtant, la discipline du parti n’est pas aussi antidémocratique qu’elle le paraît à première vue. Les partis organisent des réunions législatives pour que les membres fassent connaître leurs vues sur les politiques qu’adoptera leur parti. Ils tiennent également des congrès où une majorité de leurs membres, « proches des petites gens », adoptent des résolutions qui visent à orienter leurs politiques. Enfin, comme nous le rappellent R. MacGregor Dawson et W. F. Dawson dans leur ouvrage Democratic Government in Canada, les partis sont aussi corrompus et opportunistes qu’on leur permet de l’être : « Les mécontents peuvent toujours adhérer à un parti et chercher à l’influencer, ou en créer un nouveau. »
Même les observateurs politiques les plus sceptiques admettent que la rivalité entre les partis contrôle les abus en soumettant celui qui est au pouvoir aux regards impitoyables de ses rivaux. Les médias, en appuyant fermement l’opposition, jouent un rôle capital. La liberté de la presse est un élément si fondamental du principe démocratique que les médias sont considérés comme partie intrinsèque de l’appareil législatif, le « quatrième pouvoir du Parlement ». Ils permettent également la pratique d’une démocratie « en direct » en exerçant une pression sur les autorités au moyen de manifestations et d’autres méthodes officieuses qui relèvent de la publicité. Quiconque doute de l’importance des médias dans le cadre de la protection des libertés n’a qu’à prendre note du premier geste posé par n’importe quel gouvernement totalitaire : l’imposition de la censure.
Une presse libre n’en possède pas moins, comme toute autre caractéristique de la démocratie moderne, des côtés fort irritants. La plupart des « nouvelles » communiquées par les journalistes politiques sont incomplètes ou inexactes. En accordant de l’importance aux questions qui n’en ont pas et en encourageant les politiciens gonflés de leur importance à se donner en spectacle, ils banalisent l’édification des lois. C’est le prix à payer pour vivre sous un régime démocratique. Face à d’ennuyeuses manifestations, à des fanatiques obsédés contrefaisant la vérité avec impudence, il est bon de se rappeler quelle serait la sinistre alternative à ces sottises tapageuses.
On peut se lasser des affectations, des hyperboles, des accusations et des rodomontades. Tout ce cabotinage est sans doute une insulte à notre intelligence. Mais consolons-nous. Qui se vante d’avoir fait pleuvoir sera blâmé pour la sécheresse ! D’ailleurs, le côté théâtral de la scène politique est souvent très divertissant. La démocratie est sans doute le seul système gouvernemental qui soit une source d’amusement.
La démocratie exige du courage et de la confiance dans le bon sens du public
Un tel étalage laisse cependant à penser que la démocratie se nourrit de vulgarité et d’ignorance. Les élitistes clament qu’en se pliant à la volonté publique, elle flatte les instincts les plus bas de la société. Pourtant, l’histoire nous montre que le nivellement éducatif au sein d’une société démocratique se fait plutôt vers le haut que vers le bas. La démocratie, selon le critique américain James Russell Lowell, « est censée réduire l’humanité tout entière à un triste état de médiocrité tant sur le plan du caractère que de la culture, vulgariser la conception de la vie des êtres humains et, par conséquent, leur code moral, leur comportement, leur conduite, et compromettre le droit à la propriété. Le principal chef d’accusation procède de l’habitude dérangeante qu’elle a de demander au pire moment à ceux qui exercent le pouvoir s’ils sont bien à leur place. »
Les leaders politiques anxieux de se tirer de situations épineuses n’hésitent guère à jeter par-dessus bord leurs principes démocratiques. Leurs excuses sont nombreuses et de circonstance : le public ne comprend pas la question; il s’agit d’un cas trop urgent pour des débats prolongés; l’importance des intérêts nationaux en jeu oblige à passer outre à toute fioriture morale. Les impatients trouvant la machine démocratique par trop lourde et maladroite cherchent, frustrés, à la circonvenir. Certains vont même, lorsque le système produit des décisions contraires à leurs opinions, jusqu’à tenter par des subterfuges, des actes de sabotage ou la force de renverser la situation.
Vivre sous un régime démocratique exige de la patience et du courage moral. Les décisions majoritaires doivent être acceptées, même si elles vous répugnent. La démocratie repose sur l’espoir que la majorité abordera les questions politiques avec équité, générosité et humanité. Heureusement, comme le remarque William Godwin, elle exerce un effet civilisateur : « La démocratie redonne à l’homme conscience de sa valeur, lui apprend grâce à la suppression de l’autorité et de l’oppression à écouter les préceptes de la raison, lui donne l’assurance nécessaire pour traiter les autres comme des frères et les considérer non comme des ennemis dont il faut se méfier, mais comme des camarades qui ont besoin d’aide. »
Ce système présuppose certains devoirs à assumer par le citoyen, notamment celui de voter et d’être élu. Il dépend étroitement de ce que le philosophe William James appelle « le génie civique » des peuples, c’est-à-dire le don inné de voter judicieusement, d’étouffer rapidement la corruption, de composer de façon honorable avec l’opposition, « de deviner la valeur d’une personne et de la choisir comme leader, la préférant aux partisans fanatiques et aux charlatans sans substance. »
Un danger guette la démocratie : celui d’être affaiblie par le cynisme, l’apathie et la négligence
Le monde serait meilleur si les politiciens faisaient toujours preuve d’autant d’honnêteté. Malheureusement, la démocratie approche rarement en pratique un tel degré de perfection. Ceux qui la prétendent parfaite, qui parlent de ses traditions sacrées et inviolables, défendent souvent quelques échappatoires qui servent leurs intérêts et que les autres veulent supprimer. Le danger pour les pays nouvellement démocratiques est de croire que la démocratie est un instrument politique idéal susceptible de résoudre tous leurs problèmes économiques et sociaux. Lorsqu’elle se révèle incapable de le faire, ils ont tendance à avoir recours à des méthodes plus brutales qui promettent des résultats plus rapides et concluants.
Loin d’être parfaite, la démocratie, comme l’expliquait Winston Churchill, est le pire système politique jamais inventé, exception faite de tous les autres. Entre des mains malhonnêtes, elle peut servir l’ambition dévorante, la soif de pouvoir et l’avidité. Elle est vulnérable aux assauts des brutes idéologiques face à une majorité satisfaite d’elle-même qui en savoure les bénéfices. L’une des ironies du monde politique est que les dictateurs en puissance qui professent un mépris profond pour l’électorat peuvent si facilement se servir de la machine démocratique pour la détruire.
Les tentatives incessantes qui visent à truquer, corrompre, saboter ou renverser le système contredisent l’hypothèse rassurante que ses avantages évidents garantissent la victoire sur les forces de la tyrannie. Malheureusement, comme en témoigne l’histoire, la démocratie doit, pour survivre, se renouveler sans cesse.
Un politicien américain renommé, Al Smith, eut le premier l’idée que la démocratie est un recommencement perpétuel lorsqu’il déclara que « le remède à tous les maux de la démocratie était davantage de démocratie. » Même dans les pays les plus démocratiques, ce système est loin d’atteindre son but implicite, à savoir la suppression de l’oppression, de l’injustice et des inégalités dont continuent de souffrir de larges portions de l’humanité.
Il est probablement insensé de s’attendre à ce qu’un système politique puisse, à lui seul, redresser les torts historiques en l’absence de supports tels que l’éducation de masse. Mais ceux qui, comme nous, profitent chaque jour de ses bienfaits doivent au moins, lorsqu’ils en ont le pouvoir, s’assurer qu’il ne régresse pas. Nous devons reconnaître son besoin de renouvellement, lequel ne peut être laissé aux professionnels qui placent leurs intérêts avant tout, mais doit être l’oeuvre de la grande majorité qui détient le pouvoir ultime et qui, par conséquent, contrôle l’avenir de la démocratie.
Nous sommes tous habitués à entendre de belles paroles ronflantes décrivant la lutte pour la démocratie. Dans un pays comme le nôtre, rien n’indique que ce régime se trouve en péril. Pourtant un danger le guette, celui d’être affaibli, au point de devenir inefficace, par le cynisme, l’apathie et la négligence. Pour conserver à ce processus tout son dynamisme, nous devons y participer activement et assurer ainsi que la démocratie non seulement survit, mais a suffisamment de souffle pour poursuivre sa destinée.