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Le commerce d’aujourd’hui n’a que peu de rapport avec celui d’antan lorsque les clients n’étaient l’objet d’aucun égard particulier. Sur un marché planétaire où la qualité est l’âme de la concurrence, les entreprises canadiennes doivent atteindre l’excellence telle que définie par les normes mondiales…

La tendance des grands esprits à être aveuglés par l’évidence fait qu’ils ont longtemps ignoré, contrairement à votre mère, que le sort des nations dépend d’une vérité de La Palice, à savoir qu’à long terme la qualité est rentable et la médiocrité coûteuse. Votre mère, se plaçant bien sûr du point de vue du consommateur, sait qu’il est économique de payer un peu plus pour un produit de haute qualité, car il servira longtemps après que son fac-similé bon marché aura échoué dans une décharge. Les consultants en affaires qui viennent de découvrir ce truisme le proclament en se plaçant, eux, du point de vue du producteur, mais le principe reste le même.

Ils affirment que la plupart des difficultés des entreprises nord- américaines face à la concurrence internationale ont pour origine un raisonnement fautif qui les a convaincues qu’il est plus rentable de produire des objets de qualité moyenne que de haute qualité. Fermement ancrée dans les traditions commerciales occidentales, cette conviction fallacieuse indique que le danger le plus pressant qu’elles courent n’est pas la concurrence étrangère mais leurs propres mentalités.

Parlons, par exemple, de la confiance démesurée dans tout ce qui est grand. En affaires, comme pour le sport ou pour la guerre, les Nord-Américains croient au pouvoir de la quantité qui, invariablement, doit l’emporter sur d’autres qualités, notamment la compétence et la ténacité. Appliquée au marché, cette philosophie du « grand » tend à obscurcir la notion de qualité.

Autres exemples où on a cru remplacer avantageusement la durabilité et la fiabilité par la démesure et les ornements superflus : les voitures bateaux de l’âge d’or de l’automobile (années 1950 et début 1960) parées de nageoires et autres accessoires inutiles.

Ces voitures trônent aujourd’hui dans des salons automobiles, symboles des esprits qui confondaient l’ostentation avec la qualité. Elles sont également prétexte à une leçon d’économie durement apprise par le secteur automobile nord-américain, à savoir que les clients, et non les vendeurs, sont ceux qui décident de la valeur d’un produit. Les premiers, une fois qu’on leur eut offert des véhicules plus discrets, plus petits et plus pratiques, reléguèrent aussitôt ces mastodontes aux musées. Le nombre grandissant d’autos importées sur le marché nord-américain montre que la qualité n’est pas nécessairement coûteuse et qu’elle peut être présente dans n’importe quelle gamme de produits. Tout est une question de conscience professionnelle et d’exécution soigneuse.

Si les entreprises nord-américaines ont oublié l’importance de la qualité, c’est sans doute parce que leur mentalité collective s’est formée à une époque où le marché semblait sans limite pour le vendeur. Le désir de consommation, contrarié par la rareté des articles après la Seconde Guerre mondiale, a été suivi par l’explosion du baby-boom. Tout ce qui pouvait être fabriqué se vendant rapidement et facilement, le volume devint la préoccupation première des entreprises. Les services du contrôle de la production étaient peuplés d’employés, baptisés « chasers », dont le rôle était de s’assurer que les machines fonctionnaient à pleine capacité. Peu importait la qualité des résultats; le pire pouvait toujours être jeté.

L’appétit pour les biens durables en l’absence de produits importés concurrentiels était tel que tomber sur un produit défectueux était pour les consommateurs une question de hasard. Victimes de la publicité, ils étaient sans cesse à l’affût de produits « nouveaux et améliorés ». L’obsolescence planifiée devint donc monnaie courante. À une époque où les appareils ménagers, les vêtements et le reste étaient remplacés bien avant d’être usés, pourquoi se préoccuper de durabilité et de fiabilité ? Les fabricants toutefois n’ignoraient pas pour autant le problème des défectuosités. Ils s’efforçaient d’en limiter le nombre par le contrôle de la qualité. Les vérifications et les échantillonnages assuraient tant bien que mal que les normes étaient respectées. La qualité, au lieu d’être intégrée au produit, était simplement « inspectée ».

C’est le manque de qualité qui est coûteux

Le système qui plaçait la qualité non en tête des préoccupations mais en fin de parcours s’inscrivait dans la tradition du « pays de cocagne ». Il n’y a pas si longtemps, les ressources de l’Amérique du Nord semblaient infinies et le gaspillage sans importance. Personne ne prenait en compte le coût de la production des défectuosités. Personne non plus ne pensait au climat psychologique créé par une entreprise qui tolérait, voire trouvait normale, une exécution défectueuse.

Mise à part toute considération psychologique, la méthode qui consiste « à inspecter et à rejeter » est un procédé rétrograde. Comme l’explique l’écrivain Lloyd Dobyns dans la revue Smithsonian, « on fabrique une flopée de produits et on les inspecte pour séparer les bons des mauvais. Ces derniers ne peuvent être vendus mais ils reviennent cher. Non seulement les inspecteurs sont rémunérés mais un article inférieur exige la même quantité de matière brute, le même temps d’utilisation des machines, la même attention. C’est ainsi qu’en moyenne un quart du budget d’une usine de fabrication est destiné aux réparations. »

M. Dobyns est l’auteur et le narrateur du script d’un documentaire télévisé aujourd’hui célèbre, diffusé en 1980, et qui a fait de W. Edwards Deming, conseiller en statistiques alors âgé de 79 ans, un héros américain inattendu. Le « papier blanc » de l’émission de 90 minutes de NBC portait un titre qui se passe de commentaire : Si le Japon le peut, pourquoi pas nous ?

Certains virent dans l’efficacité japonaise une manifestation du mystère de l’Orient

M. Deming était déjà un héros au Japon, où le prix annuel de rendement porte son nom. Ce sont ses efforts qui visaient à assurer leur défaite pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui attirèrent l’attention des Japonais. Au cours de la guerre, M. Deming (qui détient un doctorat en physique mathématique) fit appel à ses connaissances en analyse statistique pour établir des programmes destinés à des techniciens et ingénieurs américains dans le but d’améliorer la qualité du matériel de guerre. Ils eurent également pour effet d’accroître la productivité.

La théorie de la gestion de la qualité appuyée sur les statistiques qu’il enseigna aux dirigeants et ingénieurs japonais était essentiellement la même que celle qu’il avait expliquée à ses compatriotes. Ses nouveaux élèves la prirent à coeur; les anciens s’empressèrent de l’oublier avec l’éclatement du marché de l’après- guerre.

Même si l’industrie nipponne n’avait pas été détruite par les bombardements américains, elle aurait occupé une piètre position face aux marchés mondiaux. Les produits japonais étaient célèbres pour leur innommable qualité. Il était impensable que les fabricants de produits qui n’étaient que de très médiocres copies puissent devenir une force sur le marché international. Ne racontait -on pas que les Japonais avaient rebaptisé une ville « Usa » pour que leurs copies bon marché de produits américains puissent porter la mention « MADE IN USA » ?

Et pourtant, au début des années 1970, des dirigeants occidentaux de divers secteurs découvrirent tout à coup que les Japonais offraient un meilleur rapport qualité-prix que leurs propres entreprises. Jugeant qu’il s’agissait d’un accident de parcours, les Occidentaux n’y attachèrent guère d’importance. Lorsqu’il devint évident que ces produits constituaient une menace aussi réelle qu’importante, certains y virent une manifestation du mystère de l’Orient, ce quelque chose inné à la culture japonaise qui permettait d’atteindre des degrés de qualité et de productivité inaccessibles aux Occidentaux, à l’exception peut- être des Allemands.

La concurrence devenant de plus en plus âpre, les entreprises nord- américaines réagirent, fidèles à elles-mêmes, en déclarant que leurs produits étaient de meilleure qualité et sans que leurs paroles soient suivies par des actes. Plus tard, les mots « qualité » et « excellence » devinrent des leitmotive, une incantation répétée dans l’espoir sans doute qu’ils deviendraient réalité.

Puisant aux sources d’une culture qui glorifie l’action et divise le monde en perdants et en gagnants, les entreprises occidentales cherchèrent instinctivement des solutions rapides et décisives à leur manque de compétitivité. Habituées qu’elles étaient à viser des objectifs, elles eurent du mal à concevoir que la qualité n’était pas une ligne d’arrivée, que l’amélioration est un processus sans fin.

À noter que le terme « amélioration » n’a pas le même sens pour les Japonais que pour les personnes habituées à penser en termes de « nouveaux produits améliorés ». Un téléviseur plus grand et plus sophistiqué ne constitue pas une amélioration mais un perfectionnement. Aux yeux des Japonais, l’amélioration se manifesterait dans ce cas par une chute spectaculaire du taux de défectuosités, du nombre d’employés chargés des réparations et du coût des appels de demande d’entretien. Pour eux, l’amélioration de la qualité signifierait également l’amélioration de la productivité, paradoxe apparent difficile à saisir par un grand nombre de dirigeants occidentaux.

L’idéal est d’obtenir le résultat voulu dès la première tentative

M. Deming affirme que le recours aux statistiques permet d’évaluer les résultats de n’importe quelle méthode puis d’élaborer et mettre en place des améliorations visant à obtenir de meilleurs résultats par cette méthode. Mais, bien qu’il applique la science des statistiques aux modèles de production, il se refuse à se laisser guider par l’arithmétique pour conduire des affaires. Il estime qu’une concentration à court terme sur les résultats détourne de la mission à long terme d’une entreprise et nuit à la procédure d’amélioration permanente qui assure une rentabilité durable. Il se refuse à l’usage de mesures de rendement qui transforment les cadres en rivaux et entretiennent l’insécurité. Ces mesures ont tendance à fixer les normes les plus basses, et non les plus hautes, de qualité acceptable.

Parmi les caractéristiques culturelles du monde des affaires occidental que déplorent les gurus de la qualité est la propension à exploiter les rivalités. L’Economiste a remarqué, par exemple, que les constructeurs automobiles européens avaient du mal à adopter le système de stock « juste à temps » (JAT) parce que, pour abaisser le prix des pièces, ils mettaient en concurrence plusieurs sous-traitants. Au Japon, toutes les pièces d’une usine automobile proviennent d’un seul fournisseur, qui est virtuellement un associé de la firme automobile pour la conception et la fabrication des composants. Les constructeurs automobiles japonais peuvent donc ainsi bénéficier de la « fabrication synchronisée », le composant quittant l’usine du fournisseur pour être dirigé directement vers la chaîne de production. Résultat : une réduction considérable des frais de stockage et de financement des stocks.

La livraison JAT renforce théoriquement le principe directeur de la gestion de la qualité, à savoir « obtenir le résultat voulu dès la première tentative ». Sans stock en réserve, l’exploitation doit approcher la perfection. Les causes de la qualité inférieure ( matériaux bruts, formation, spécifications ou machines défectueuses ) doivent être analysées immédiatement pour éviter qu’elles ne se reproduisent et assurer la continuité de l’exploitation. Le système JAT oblige les cadres, les planificateurs et les analystes à sortir de leurs tours d’ivoire et à confronter sur place les problèmes réels de l’atelier.

La gestion d’atelier va à l’encontre de la grande tradition commerciale occidentale qui consiste à laisser retomber la responsabilité sur les autres. Au Japon, le devoir de rendre compte, qui jadis amenait les leaders à faire hara-kiri, anime toujours les cadres, qui prennent leurs responsabilités très à coeur. Leurs collègues occidentaux, en revanche, blâment les fournisseurs, le gouvernement, le système éducatif ou les travailleurs pour les défauts de leur société. Selon un sondage réalisé il y a quelques années en Californie auprès de cadres qui devaient nommer les responsables de la qualité, 55 pour cent répondirent les travailleurs, 25 pour cent les superviseurs, 12 pour cent les ingénieurs et les autres spécialistes. Seulement 8 pour cent citèrent la direction.

M. Deming critique durement les cadres qui rejettent sur les travailleurs la responsabilité pour le manque de qualité et de productivité. « Depuis que l’industrie existe », a-t-il écrit, « tout travailleur sait que la qualité est la sauvegarde de son travail. Il sait qu’un produit de qualité médiocre remis à un client lui coûtera son gagne-pain. Il le sait et il vit tous les jours avec cette crainte. Il le sait et pourtant ne peut faire du bon travail car la direction ne le lui permet pas. La direction veut des chiffres, davantage de produits, et au diable la qualité. »

Constituer des équipes de travail égalitaires

Dans le cadre des systèmes de gestion de la qualité, ce sont les travailleurs eux-mêmes qui inspectent ce qu’ils produisent ou fournissent. Selon Tom Peters et Nancy Austin, auteurs de l’ouvrage intitulé A Passion for Excellence, le fait qu’un travailleur vérifie son propre travail est aussi important psychologiquement que pratiquement.

« La qualité ne peut être une technique, même hautement perfectionnée », ont-ils écrit. « Les instruments visant à assurer la qualité sont tous précieux mais ils ne sont efficaces que si les cadres, à tous les échelons, sont eux-mêmes le symbole vivant de la qualité, y attachent une extrême importance, y consacrent une partie importante de leur temps, et s’ils comprennent que, quel que soit l’apport technologique, le contrôle de la qualité relève de personnes engagées. »

Les deux blocs adverses que forment la direction et les travailleurs, qui se croient mutuellement capables du pire, ont freiné l’amélioration de la qualité et de la productivité en Amérique du Nord. L’admirable magasin britannique Marks and Spencer a mis tout en oeuvre pour créer un climat de collaboration entre son personnel axial et fonctionnel, et montrer sa confiance en supprimant les inspections. Dans certains cas, les superviseurs ont été éliminés, remplacés par des équipes égalitaires où chaque membre est responsable de la productivité, de l’établissement des calendriers, de l’embauche, de la formation, de la répartition des ressources, du budget et d’autres tâches de « gestion ».

Sans aller si loin, d’autres sociétés ont reconnu la valeur de l’autorité placée au bas des échelons. « Les décisions doivent être prises au niveau le plus bas possible de l’organisation », affirme Robert Townsend, dirigeant de génie. « La Charge de la Brigade légère n’a pu être ordonnée que par un officier non présent sur les lieux. »

La structure organisationnelle doit favoriser la qualité

En affaires, être au coeur de la mêlée signifie être près du client qui, en dernier ressort, décide si une firme fait ce qu’elle doit. Pour mieux prendre conscience du fait qu’un être humain est le destinataire de toute production, les consultants recommandent à tous les employés d’une organisation de considérer comme un client le collègue qui reçoit le produit de leur travail. Ce dernier doit être servi avec autant d’efficacité et d’empressement qu’un client externe.

La qualité et la superficialité sont incompatibles, notamment lorsqu’il s’agit d’améliorer des produits et des services. L’organisation vouée à l’excellence s’appuie sur tout un système où la qualité est partout présente, aussi bien dans le cadre de la fourniture des pièces et du matériel que des communications et du transport, ou de la formation et de l’éducation qui déterminent la valeur de la main-d’oeuvre.

La qualité doit également être le principe directeur de l’entreprise. Elle doit être omniprésente dans tous les coins de l’organisation et ne pas se limiter à de belles paroles. Les discours d’encouragement sur la qualité sont vains si le système organisationnel décourage l’initiative et perpétue les rivalités internes. La structure organisationnelle tout entière, de l’évaluation et rémunération du personnel aux méthodes comptables et à la composition et répartition des unités de travail, doit placer la qualité en premier.

Si l’atteinte de la qualité au sein d’une organisation est concrètement une démarche complexe, elle procède en fait d’une notion élémentaire, n’étant finalement qu’une question de mentalité. Dans toute entreprise, de la multinationale au magasin du coin, la qualité est l’expression, concrétisée dans les produits et les services, de l’engagement professionnel, de l’intégrité et du respect témoigné au client. Or, ces qualités ne doivent pas exister seulement en dehors de l’organisation où le consommateur peut les constater. Pour maintenir une réputation d’excellence sur le marché, les entreprises doivent intégrer la qualité à toutes les facettes de leurs activités internes.

Ce qui est vrai pour les entreprises l’est également pour les nations. Face à la planétarisation du commerce ces dernières années, il est impératif d’améliorer la compétitivité internationale du Canada pour maintenir, sinon améliorer, le niveau de vie de ce pays.

Dans un précédent Bulletin de la Banque Royale consacré à ce sujet (novembre/décembre 1988), nous avions cité ces paroles inquiétantes de Robert Ferchat, alors président de Northern Telecom Canada Ltée : « En Amérique du Nord, nous ne possédons pas encore, de par notre bagage culturel qui inclut la culture d’entreprise, la conviction intime, profonde et inébranlable que la qualité est le secret de la compétitivité, de la survie, de la croissance et de la rentabilité. »

La situation a-t-elle évolué depuis le discours de M. Ferchat ? La qualité a certainement été l’objet de nombreux discours dans le monde des affaires, mais reste à savoir si les actes ont suivi. Quoi qu’il en soit, si les entreprises canadiennes, dans leur ensemble, n’ont pas pris l’engagement voulu à l’égard de la qualité, elles n’ont plus de temps à perdre.

En octobre prochain, mois qui sera dédié à la qualité au Canada, le message sonnera haut et clair que la qualité de classe mondiale est un impératif national. Ce message ne s’adresse pas seulement à la communauté commerciale. Il concerne tous les Canadiens qui travaillent, qui enseignent ou vont à l’école, car la somme de leurs prestations déterminera en dernier ressort le degré de la qualité canadienne.