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La désinstitutionnalisation des malades mentaux constitue un défi pour tous les Canadiens. Pour améliorer la santé mentale collective, nous devons repenser le problème des maladies mentales et bâtir une société plus saine…

En dépit des progrès réalisés ces dernières années dans le domaine des maladies mentales, l’idée que nous en avons remonte au Moyen Âge, époque à laquelle les cardinaux européens prétendaient que la folie était une manifestation du péché. D’autres théologiens, qui affirmaient que les fous étaient possédés par des démons, n’en blâmaient pas moins les victimes accusées d’avoir invité les démons à s’emparer de leur être. La théorie selon laquelle les fous étaient responsables de leur folie donnait aux autres une excuse pour les mépriser. Ce point de vue moyenâgeux persiste de nos jours.

Au sein d’une société censée soulager ceux qui souffrent, les malades mentaux sont toujours traités avec dureté, sans doute parce qu’ils constituent une menace pour les gens dits « normaux ». Le bon citoyen qui n’hésite pas à aider une personne handicapée physique à traverser la rue s’empressera de s’éloigner d’un fou qui divague. Bien que la majorité des aliénés soient inoffensifs, ils sont souvent considérés comme des personnes dangereuses, attitude encore renforcée par les livres et les films d’épouvante qui se complaisent à mettre en vedette des kidnappeurs obsédés, des homicides déments et d’autres psychopathes criminels.

Lorsqu’une société a des préjugés, avoués ou non, à l’encontre d’un groupe, ce dernier devient immanquablement un objet de risée. Aujourd’hui, tout comme jadis, les fous fournissent la matière de multiples plaisanteries. On trouve drôle de les traiter de timbrés, de dingues, de lunatiques, ce dernier qualificatif remontant aux Romains qui croyaient que la lune était responsable de leur état. Ces plaisanteries et pointes d’humour sont l’expression d’une autre idée préconçue, à savoir que les maladies mentales, loin d’être douloureuses, seraient plutôt plaisantes. Tout le monde sait que « plus on est de fous, plus on rit » !

L’idée que la folie est agréable est illustrée par une question de Logan Pearsall Smith, essayiste iconoclaste, qui se demande si « les rêves profonds et les doux délires ne sont pas plus apaisants que la raison ». Pearsall Smith, comme tant d’autres personnes mal informées, ignorait que ces « doux délires » étaient le produit de la phase maniaque de la psychose dépressive, l’une des maladies mentales les plus cruelles. Selon d’anciens malades mentaux, l’incapacité de contrôler son esprit est la plus terrible des tortures.

Les sociétés se plaisent sans doute à imaginer que les fous sont heureux, pour ne pas se sentir coupables de la manière dont elles les traitent. Pendant un nombre incalculable d’années, les individus « normaux » de ce pays ostensiblement libéral qu’est le Canada ont tout fait pour éviter les face à face avec leurs concitoyens atteints de maladies mentales. À l’époque où le pays n’était pas encore une confédération, les aliénés dont le seul crime était d’être fous étaient jetés dans les mêmes prisons que les criminels, qui les traitaient avec beaucoup de cruauté. Cette situation devint si choquante qu’elle donna naissance à un mouvement pour la protection des malades mentaux. C’est ainsi que des asiles pour les accueillir furent créés à la fin du 19e siècle. Mais ces maisons se révélèrent finalement tout aussi inhumaines que les prisons.

Les équipes de spécialistes de la santé mentale chargés d’inspecter les établissements psychiatriques canadiens de 1917 à 1919 rapportèrent des conditions de vie ignobles où la brutalité accompagnait un manque total de soins. Dans un asile du Manitoba où un seul médecin devait s’occuper de 700 patients, les yeux au beurre noir des malades témoignaient des méthodes brutales des préposés; les « patients étaient assis, attachés pour la plupart, sur de durs bancs en bois dans une oisiveté totale; les yeux dans le vide, abattus, ils attendaient que la mort les libère. » À Saint- Jean, N.-B., ils étaient enfermés la nuit dans des boîtes en bois grossièrement fabriquées qui ressemblaient à des cercueils. À Halifax, on déclara avoir « vu » un homme à demi-vêtu dans une petite pièce non chauffée où il demeurait pendant les mois froids et humides de l’hiver. Averties, les autorités déclarèrent que ce fou « ne sentait pas le froid ».

Ces rapports montrent que deux des idées que l’on se faisait des maladies mentales persistent de nos jours à l’état plus ou moins conscient. La première, qui nous vient du Moyen Âge, est que les fous sont responsables de leur maladie et qu’ils méritent d’être traités durement. La deuxième est qu’ils ne sont pas tout à fait humains; à preuve, ils ne « sentent pas le froid ».

Étant des sous-hommes, ils ne pouvaient revendiquer tous les droits de la personne. Pendant de nombreuses années, les fous ont été les victimes d’une discrimination systématique, officielle et éhontée. Dans certaines juridictions, par exemple, seuls les magistrats pouvaient ordonner leur internement. En attendant que vienne leur tour d’être jugés, ils languissaient dans des prisons sans avoir été inculpés, privés d’habeas corpus et traités brutalement.

Notons toutefois, à la décharge des Canadiens, qu’ils ne savaient généralement pas que leurs compatriotes aliénés étalent traités avec une telle ignominie. Mais leur ignorance n’excusait pas leur indifférence. Les malades mentaux devaient être enfermés, et personne ne se préoccupait de ce qui leur arrivait une fois qu’ils étaient hors de vue.

Malheureusement, la mise en quarantaine des fous eut pour effet d’entraver les progrès visant à contrôler leur maladie. Les plus atteints étaient bien cachés derrière les hauts murs des asiles, et rien n’incitait à rechercher la cause des troubles plus courants.

En dépit de son nom, l’ancêtre de l’Association canadienne pour la santé mentale (ACSM), qui s’appelait le Comité canadien pour l’hygiène mentale quand il a été créé en 1918, visait essentiellement à ses débuts à alléger le sort pathétique des internés sans trop se préoccuper de l’« hygiène », c’est-à-dire des mesures préventives de santé publique. De toute façon, à cette époque, rares étaient ceux qui croyaient qu’il était possible de créer des conditions susceptibles de prévenir les maladies mentales, à la façon d’une vaccination contre la variole par exemple. On croyait vaguement qu’elles étaient dues à une sorte de mauvaise graine, à l’hérédité. Tout aussi vaguement, on pensait que la folie était incurable.

Comme les horreurs de la guerre l’ont montré, le stress peut conduire n’importe qui à la dépression

La philosophie sur laquelle s’appuyait le mouvement pour la santé mentale en Amérique du Nord était en total désaccord avec cette théorie. Clifford W. Beers, auteur de l’ouvrage A Mind That Found Itself, avait surmonté une dépression grave et séjourné dans la plupart des asiles américains. Il oeuvra activement à la fondation de sociétés pour promouvoir la santé mentale aux États- Unis et, en 1917, collabora avec le docteur C.M. Hincks, futur directeur général de l’ACSM, avec qui il organisa une campagne de sensibilisation au Canada. On peut lire l’histoire passionnante de cette campagne dans l’ouvrage de John D. Griffin, autre directeur général de l’ACSM, intitulé In Search of Sanity. Une grande partie des renseignements contenus dans ce bulletin est d’ailleurs tirée de ce livre.

Les horreurs de la Première Guerre mondiale confirmèrent que les troubles mentaux pouvaient être causés par un excès de stress dû à l’environnement chez des individus équilibrés. Pendant les premiers mois de ce conflit, on avait cru que les neurasthénies des soldats sur le front avaient pour origine l’éclatement des obus qui provoquait chez eux une commotion cérébrale. Le fait de reconnaître qu’il s’agissait d’une névrose a révolutionné de fond en comble l’idée que les spécialistes se faisaient de la santé mentale.

Ils conclurent entre autres que n’importe quel individu peut souffrir de déprime s’il est exposé suffisamment longtemps à des conditions extrêmement difficiles. Cette découverte balaya une affirmation tenue pour vraie depuis des siècles, à savoir que seuls les faibles étaient vulnérables aux maladies mentales. Elle démontra que les facteurs extérieurs avaient un effet décisif sur la santé mentale d’un individu.

Alors que des milliers de personnes souffrant de troubles psychiques revenaient de la guerre, la santé mentale devint, pour la première fois dans l’histoire du Canada, un sujet d’intérêt public et attira l’attention sur l’état déplorable des asiles provinciaux. Le fait de savoir que des hommes courageux pouvaient être « blessés » non seulement physiquement mais mentalement facilita l’acceptation et l’identification des maladies mentales. Et, découverte encore plus importante, la guerre et ses conséquences prouvèrent que ces troubles psychiques graves étaient curables.

Il fallut, toutefois, attendre la vulgarisation des ouvrages de Freud et de Jung pour démontrer l’importance de l’hygiène mentale. On découvrit les névroses, état caractérisé par un comportement à la fois normal et anormal, la victime ne perdant cependant pas contact avec la réalité.

Le fait que les désordres neurotiques pouvaient être contrôlés par des techniques thérapeutiques ouvrait la porte toute grande à la médecine mentale préventive. S’appuyant sur les découvertes des psychiatres, les spécialistes distinguèrent les « troubles mentaux » psychotiques, tels que la schizophrénie, la psychose maniaco- dépressive et la démence, des « problèmes de santé mentale » d’ordre neurotique. Ces dernières affections sont dues généralement à une perturbation de l’interaction entre l’individu et son milieu. En supprimant cette perturbation, le problème s’évanouit.

Guidé en partie par les théories de Freud et de Jung qui soulignaient l’influence de l’enfance sur la mentalité adulte, l’ancêtre de l’ACSM établit des programmes de santé mentale pour les enfants au début des années 1930. On étudia le développement de l’enfant et organisa des programmes visant à apprendre aux parents et aux enseignants comment établir des rapports sains et adopter une attitude rationnelle face aux tensions psychologiques qui accompagnent la puberté.

Les recherches prenant de l’ampleur, il devint évident que la plupart des désordres psychologiques courants relevaient d’un problème d’adaptation. Les enfants doivent faire face à l’adolescence, les adolescents à l’âge adulte et les adultes à diverses situations nouvelles : le mariage, la naissance d’un enfant, la garde ou la perte d’un emploi, le vieillissement, le décès d’un être cher. On découvrit que les conseils et les efforts fournis pour faciliter la socialisation aidaient à maintenir la santé mentale des individus.

Les immigrants, en particulier, doivent s’acclimater à un nouveau mode de vie, étrange et parfois effrayant. L’attitude des spécialistes canadiens de la santé mentale à l’égard de ce groupe montre à quel point les temps ont changé. Au départ, l’un des plus grands soucis du mouvement pour la santé mentale était de refuser aux immigrants atteints de troubles mentaux l’entrée au pays ou de déporter ceux qui avaient déjà été admis. Dans un rapport datant de 1931, un psychologue de renom déclare ce qui suit : « L’immigrant doté d’un esprit malade n’est pas un immigrant en bonne santé ni un homme à part entière. Or, le Canada a besoin d’hommes à part entière.  »

Les progrès de la science permettent maintenant aux malades mentaux de se soigner eux-mêmes

Plus tard, l’ACSM considéra cet immigrant d’un oeil tout autre. Elle plaida la cause des malades mentaux devant le gouvernement fédéral, estimant qu’ils devaient être admis au Canada, si leur présence dans ce pays pouvait aider leur famille, et que la menace d’une déportation pouvait empêcher leur guérison. L’Association tint donc à rappeler au gouvernement que la présomption selon laquelle « toute personne déclarée malade mentale le sera toute sa vie » était sans fondement. Elle insista sur le fait que les malades mentaux, immigrants compris, pouvaient être traités et mener ensuite des vies utiles et bien remplies.

Les progrès réalisés dans le domaine de la médecine psychiatrique expliquent en partie le succès des traitements modernes. Pendant longtemps, le gouvernement ignora le secteur psychiatrique, lui allouant des subventions nettement insuffisantes. Politiquement, il n’avait aucun poids face aux besoins prioritaires de la médecine physique. Telle était encore la situation en 1962 lorsque la Commission royale d’enquête des services de santé critiqua sévèrement la discrimination dont était coupable le gouvernement fédéral à l’égard de la santé mentale.

Depuis lors, le nombre de psychiatres, psychologues, travailleurs sociaux et autres spécialistes de la santé mentale a progressé rapidement au Canada. Les méthodes de traitement se sont améliorées, notamment en ce qui concerne l’usage des médicaments. Grâce à la consultation externe, les malades peuvent prendre en charge leur traitement et se présenter dans les centres de santé mentale lorsqu’ils en ont besoin.

Ceci explique en partie le renvoi massif, dans les années 1970 et 1980, des malades internés. En 25 ans, le nombre de lits dans les institutions provinciales a baissé de plus de 75 pour cent, sans baisse correspondante du nombre de patients. La plupart sont aujourd’hui traités dans les salles psychiatriques des hôpitaux généraux ou dans des centres pour soins chroniques au lieu des anciennes « maisons de fous ».

La réinsertion des malades mentaux dans notre société est sans aucun doute une étape marquante de l’amélioration des soins psychiatriques. Comme l’indique un document de travail de Santé et Bien-Être Canada publié en 1988 et intitulé Santé mentale des Canadiens : Vers un juste équilibre : « Il est tout à fait possible pour une personne de souffrir d’un trouble mental tout en jouissant d’une santé mentale relativement bonne » ; et le meilleur traitement dans ce cas est dispensé en dehors des institutions.

Malheureusement, ajoute ce document, la désinstitutionnalisation des malades n’a pas eu que des résultats bénéfiques : « La suppression des lits d’hôpitaux n’a pas été contrebalancée par un renforcement adéquat des ressources communautaires… Certains patients, autrefois internés, sont voués à une vie de privation, de danger et de négligence. Certains sont sans abri ou vivent dans des conditions déplorables. D’autres doivent être pris en charge par des membres de leur famille qui eux-mêmes ne savent où s’adresser pour obtenir aide ou soutien. » Bien que l’efficacité des nouveaux traitements augmente les chances de guérison, la fréquence des maladies mentales reste constante. Au moins huit Canadiens sur cent souffrent d’une déprime suffisamment grave pour nécessiter un traitement, et une personne sur cent est atteinte de schizophrénie.

Le nombre de névroses est nettement plus élevé que celui des psychoses. Mais leur chiffre exact reste inconnu du fait de la difficulté de distinguer un trouble mental d’un trait de caractère aberrant. Ces désordres ne sont souvent pas traités ou prennent l’apparence d’un autre problème, notamment la consommation excessive d’alcool et la toxicomanie.

Si les statistiques sur les suicides, la violence familiale, les agressions contre les enfants, l’abus des drogues et les crimes violents sont représentatives de la santé mentale d’un pays, il semblerait que celle du Canada soit en voie de détérioration. Étant donné que les névroses sont l’expression d’une réaction face à un milieu, l’heure est venue d’examiner d’un oeil critique les circonstances qui les favorisent.

Il est évident que le rythme accéléré et les tensions de la vie moderne n’aident pas à promouvoir la tranquillité d’esprit. On doit constamment s’adapter mentalement et émotionnellement à des changements économiques et sociaux souvent désagréables. La plupart des Canadiens vivent dans un cadre urbain où, paradoxalement, ils souffrent de solitude tout en vivant les uns sur les autres. Mettre une personne au cachot est depuis toujours la méthode de choix pour lui faire perdre l’esprit; des expériences sur des rats ont révélé que ces derniers deviennent rapidement fous lorsqu’ils sont agressés par l’équivalent des embouteillages aux heures de pointe.

Vers un juste équilibre définit la santé mentale comme étant « non seulement une expérience personnelle mais encore une ressource collective ». On en conclut donc que les caractéristiques d’une société ont autant d’effet sur le bien-être émotif et mental d’une personne que les installations de santé publique sur son bien- être physique. Ce document signale que la pauvreté est l’un des principaux facteurs qui contribue aux désordres mentaux. S’accompagnant généralement de chômage, la pauvreté dévalorise ceux qui la subissent d’où frustration, rage et détresse.

La santé mentale est influencée également par d’autres facteurs : le sexe (les femmes souffrent plus souvent de dépression grave que les hommes), l’âge (les jeunes et les vieux sont particulièrement vulnérables aux troubles émotifs) et l’ethnie (les immigrants sont des groupes à haut risque). Il est intéressant de noter que les groupes concernés sont d’une façon ou d’une autre en butte à la discrimination.

Il semblerait donc que l’amélioration de la santé mentale nationale passe par la justice et l’égalité. La lutte contre les injustices devrait commencer au niveau fondamental, c’est-à-dire par l’élimination de la discrimination exercée à l’endroit des malades mentaux dans le cadre du logement, de l’emploi et des lois. La stigmatisation des maladies mentales doit disparaître en éduquant l’opinion publique et montrant que les malades mentaux ont le droit d’être traités comme n’importe quel être humain.

Les malades mentaux ont également le droit de prendre leur vie en main et de régler leurs problèmes en bénéficiant de l’aide de groupes de soutien. L’acceptation de ces malades à titre de membres à part entière de la société exige une démarche novatrice qui « repose sur les concepts de l’autodétermination et non du paternalisme, de l’autonomie et de l’entraide plutôt que de la passivité et de la dépendance, et de la collaboration plutôt que de la prise en charge », déclare le document de travail qui ajoute que « La protection et la promotion de la santé mentale doivent figurer au premier plan des priorités des collectivités canadiennes. » Nous ne pouvons qu’acquiescer car le manque d’effort flagrant dans ce domaine, si nous n’y remédions pas par des mesures pluridisciplinaires, ne peut que prendre de l’ampleur.

Le Canada possède la capacité médicale de traiter efficacement les troubles mentaux et les désordres de santé mentale avant qu’ils ne s’aggravent. Mais à long terme, les problèmes de santé mentale nationale n’ont qu’une seule solution : la création d’une société plus saine.