À l’ère des gros porteurs et des voyages bon marché, le tourisme est devenu l’une des grandes industries du monde. Existe-t-il une bonne façon de voyager ? Les snobs l’affirment. En fait, tout est une question d’attitude…
Pourquoi va-t-on à l’étranger ? Les raisons abondent. Certains y sont obligés pour des raisons professionnelles ou pour respecter leurs engagements. D’autres y sont poussés par des désirs qui transcendent le voyage lui-même : admirer des chefs-d’oeuvre, faire du bateau, pêcher, se dorer sur une plage ensoleillée – n’importe quelle plage – pour échapper à la rigueur de l’hiver. Pourtant la question reste entière : pourquoi, au prix de beaucoup d’inconfort et de dépenses importantes, aller visiter des lieux inconnus ?
Il n’y a pas si longtemps la réponse aurait été évidente : on partait voir des horizons nouveaux. De nos jours, cependant, les nombreux documentaires télévisés qui montrent dans tous leurs détails les merveilles des pays lointains et les films tournés en extérieur font défiler devant nos yeux des spectacles plus grandioses que nous ne pourrions voir par nous-mêmes.
Autre raison qu’on aurait pu avancer : l’attrait de l’exotisme, de plats, de musique et de gens différents. Mais au Canada, dans n’importe quel grand centre, tous ces plaisirs sont à votre portée. Il suffit de se rendre dans un restaurant ethnique, d’acheter des cassettes ou des disques, d’écouter la radio ou d’assister à des concerts; il suffit de mettre la télévision pour entendre des étrangers décrire avec éloquence leur mode de vie. Les problèmes linguistiques vous sont épargnés; ils parlent français ou anglais, ou alors leurs paroles sont traduites avec compétence.
Non, il doit exister d’autres raisons qui expliquent que les aéroports internationaux soient bondés, que la foule des touristes ne cesse de grandir. Voyager à l’étranger pour le plaisir n’est guère rationnel, ce plaisir s’accompagnant souvent de nombreux désagréments. Aucun être logique ne devrait s’y résigner car, comme le déclare Henry David Thoreau, pantouflard invétéré de Walden Pond : « À quoi bon faire le tour du monde pour aller compter les chats à Zanzibar ? »
Peut-être ce désir de courir le monde est-il atavique. Nous descendons après tout de chasseurs qui, à l’époque préhistorique, n’auraient pas survécu s’ils ne s’étaient aventurés sur l’autre versant de la colline. Parmi les peuples primitifs, les aborigènes australiens sont célèbres pour leurs vagabondages dans l’arrière- pays, leur « walkabout », réponse à un appel mystique et capricieux de la nature. Peut-on affirmer que les citadins d’aujourd’hui n’obéissent pas à la même impulsion ancestrale lorsqu’ils décident périodiquement de boucler leurs valises ?
Selon Freud, l’envie de voyager serait un retour à l’enfance. Partir permet de réaliser le désir « éprouvé très tôt par l’enfant d’échapper à sa famille et notamment à son père ». Les voyages d’agrément ne permettent pas littéralement de s’évader du père mais d’échapper à ce qu’il représente, c’est-à-dire à ses devoirs et responsabilités habituels.
Dans un pays étranger vous pouvez tout oublier : le travail, votre patron, les murs qui bornent votre horizon. Rien ne vous rappelle votre existence ordinaire dans ce que vous voyez, écoutez ou mangez. On prétend que les voyages sont relaxants, qu’ils vous coupent des sources de stress habituelles. Ils ne sont toutefois pas exempts de tension, laquelle découle du fait même de voyager. Lorsque vos bagages ont été égarés ou que vous ne pouvez encaisser un chèque de voyage parce que les banques sont fermées en raison d’un festival, il faut faire un effort pour se souvenir que le changement équivaut au repos.
« Pour être bon voyageur, il faut être philosophe », a écrit H.H. Tuckerman. « Un délicieux paysage fait oublier un repas médiocre, et des ruines intéressantes, un lit inconfortable. » D’après Thomas Haliburton, les désagréments des voyages doivent être supportés philosophiquement : « L’abeille, bien qu’elle découvre que chaque rose a des épines, revient de ses explorations couverte de pollen. Pourquoi les touristes n’en feraient-ils pas autant ? »
S’il y avait pensé, Freud aurait sans doute analysé le changement d’identité que subit le touriste en pays étranger. Loin de chez soi, on peut prétendre être un autre; dans certains pays, le taux de change donne à des occidentaux de condition modeste l’illusion d’être riches. En parlant avec les autres voyageurs et les indigènes, ces rois et reines d’un jour se laissent aller au plaisir d’exagérer l’importance qu’ils ont chez eux.
Se trouver dans des situations farfelues est l’un des plaisirs de voyager à l’étranger
Cependant, un séjour à l’étranger a fréquemment l’effet contraire. Les mauvaises surprises, les anicroches et les contretemps rendent le touriste pareil à un enfant impuissant qui doit s’en remettre à la merci d’étrangers et qui est obsédé par l’idée d’être volé, trompé ou pire.
L’homme d’affaires posé et sûr de lui qui a quitté le Canada se transforme soudain en un clown grotesque, forcé d’expliquer ce qu’il veut par des gestes ou des phrases tirées de la méthode Assimil. Pour profiter de son voyage, il doit pouvoir rire de lui- même et des situations farfelues dans lesquelles il se trouve. Ces imbroglios comiques sont d’ailleurs, en rétrospective, l’un des grands plaisirs de voyager.
Armé de la bonne attitude, voyager à l’étranger rend humble. C’est avec timidité et respect que nous admirons les oeuvres d’art, les bijoux architecturaux et les merveilles de la nature; nous nous sentons tout petits et insignifiants face à la grandeur du monde.
Certains, sourds aux leçons enseignées par les voyages, ne changeront pas de mentalité en changeant de pays. Les pires voyageurs sont ceux qui refusent de s’adapter, qui s’obstinent à appliquer aux autres les normes de leur pays. Source permanente d’irritation et d’embarras pour leurs compagnons, ce type de personnes parcourent le monde depuis toujours. Socrate n’a-t-il pas déclaré à la nouvelle qu’une de ses connaissances ne s’était guère améliorée après un voyage : « Je n’en suis guère surpris. Il est parti avec lui-même. »
De nos jours, le commun des mortels peut faire le tour du monde
L’avènement des voyages organisés contribue à perpétuer cette imperméabilité en isolant les touristes des instructives réalités des sociétés étrangères. Le principal inconvénient des voyages organisés est le fait de rester entre compatriotes. « Ceux qui visitent des pays étrangers ne commercent qu’avec leurs compatriotes; ils changent de climat mais non de coutumes. Ils voient de nouveaux méridiens mais les mêmes hommes; et, la tête vide, ils reviennent chez eux inchangés : leur corps mais non leur esprit a voyagé », a affirmé Charles Caleb Colton, célèbre observateur de la société britannique du 19e siècle.
En fait, les voyages organisés sont ce que vous voulez qu’ils soient. Ceux qui regarderont autour d’eux verront, ceux qui garderont leurs oeillères resteront aveugles. Les touristes, pour qui la seule façon valable de voyager est de remonter l’Amazone dans un canoë creusé dans un tronc d’arbre, médisent injustement des voyages organisés. Ils critiquent le confort standardisé et les plats occidentalisés des hôtels, regrettant, semble-t-il, les grands voyages du 19e siècle, époque où seuls les riches pouvaient admirer les trésors culturels de l’Europe. Ils semblent déplorer la modicité des tarifs aériens qui permettent au commun des mortels de se lancer dans des aventures qui, peut-être moins grandioses, le mènent cependant dans presque tous les pays du monde.
Ces puristes insistent que la seule raison de voyager est le voyage lui-même, reprenant à leur compte les paroles célèbres de Robert Louis Stevenson : « Quant à moi, je ne voyage pas pour me rendre quelque part mais pour voyager. » Paradoxalement, ils méprisent sans doute la manière la plus moderne de mettre cette théorie en pratique, à savoir la croisière. Les croisières sont le moyen de transport idéal pour aller nulle part et se retrouver au point de départ. La croisière est-elle un voyage ? D’aucuns affirment que non. Mais alors, qu’est-elle ?
Soyons justes. Les voyages organisés ne sont pas aussi insipides que voudraient nous le faire croire ceux qui les dénigrent. Prenons, par exemple, les hôtels réservés aux voyages organisés, ils sont loin d’être tous anonymes et antiseptiques. N’est-il pas pittoresque de ne pas avoir l’eau courante dans sa chambre ou d’observer un petit reptile grimper sur un mur ? Les bons voyages organisés, il y en a bien sûr d’abominables, offrant à leurs clients un programme varié d’excursions, de plats et de divertissements régionaux. Quoi qu’on en dise, il est agréable quand on dispose de peu de temps d’avoir son itinéraire préparé par des experts; un guide peut, mieux qu’un livre, vous renseigner sur ce que vous regardez et est d’un grand réconfort lorsque, dépassé par les événements, vous avez besoin d’aide.
Idéalement, pour William Hazlitt, voyager revient à être « libre, entièrement libre, de penser, de sentir et d’agir à sa guise. » Or, les conditions modernes s’opposent au libre vagabondage; louer une voiture est le meilleur moyen d’approcher la liberté d’antan bien qu’il faille toujours emprunter des autoroutes, s’arrêter dans les aires de stationnement prévues et affronter les dangers de circuler et de se garer dans des villes étrangères surpeuplées. Les grands chemins n’existent plus.
« L’un des grands plaisirs de ce monde est de partir en voyage; mais, quant à moi, j’aime partir seul », a écrit Hazlitt, soulevant ainsi une question souvent débattue : vaut-il mieux voyager seul ou accompagné ? Rudyard Kipling pensait que « Celui qui voyage le plus rapidement voyage seul. » Ella Wheeler Wilcox était de l’avis contraire : « Celui qui voyage seul, sans ami ni amant, va de nulle part à nulle part. » On admet généralement qu’un plaisir partagé est un plaisir double. Pourtant il arrive parfois que des couples préfèrent prendre leurs vacances séparément parce qu’ils ne partagent pas les mêmes intérêts ou parce qu’une brève séparation leur ferait du bien.
Il est souvent bénéfique de connaître la solitude et le mal du pays sous des cieux étrangers; on apprécie mieux ainsi ce que l’on a laissé derrière soi. Les voyages, comme la vie, n’apportent pas de bonheur absolu. Ils sont, dans bien des cas, assombris par des moments de tension, de dégoût et d’exaspération. Et, lorsqu’on est ravi de se trouver dans un lieu, on éprouve de la tristesse à l’idée de le quitter pour toujours.
La façon de voyager, le pays visité, les personnes qui vous accompagnent, en fait, importent peu. Seule compte votre attitude. Si vous partez simplement pour dire que vous êtes allé quelque part, vous feriez mieux de rester confortablement à lire chez vous des guides de voyages. Ces lectures préalables sont d’ailleurs essentielles pour tirer pleinement profit de vos pérégrinations. Comme le déclare un proverbe espagnol : « Celui qui rapporte chez lui la richesse des Indes doit porter en lui la richesse des Indes. » « Tout homme doit détenir des connaissances », a écrit Samuel Johnson.
De tous temps, l’aspect instructif des voyages a été souligné. D’après Francis Bacon, les voyages remplacent l’école pour les jeunes et, si l’on en croit William Cowper, forment tous les êtres humains.
Le désir irrésistible de comparer doit être freiné
Mais « un homme doit connaître son propre pays avant de partir à l’étranger », affirme Laurence Sterne dans Tristram Shandy . En dépit des sujets de composition scolaire exhortant des générations de Canadiens à « voir le Canada d’abord », ces derniers sont renommés pour se rendre à l’étranger sans avoir visité leur propre pays. Dans une nation aussi vaste et variée, les possibilités d’observer et d’apprécier d’autres groupes culturels sont considérables. Sans franchir leurs frontières, les Canadiens peuvent vérifier que les voyages élargissent l’esprit.
Le fait de bien connaître son pays natal fournit une solide base de comparaison avec les autres pays, exercice auquel nul voyageur ne peut résister et que M. Johnson approuve : « Si le voyageur visite un pays où il fait mieux vivre, il apprendra comment améliorer le sien. Si le hasard veut qu’il se trouve dans des pays où l’existence est précaire, il apprendra à mieux apprécier le sien.
Pour tirer pleinement parti d’un voyage – et je ne veux pas parler de la nourriture, de la boisson ou du logement mais de ses rapports intellectuels et spirituels – le voyageur doit être réceptif aux expériences nouvelles, se débarrasser de ses préjugés et ne pas établir des parallèles aberrants. Il doit partir l’esprit vierge.
Par bonheur, les voyages élargissent l’esprit et guérissent des préjugés; il est difficile de s’accrocher à ses idées préconçues face à des personnes en chair et en os qui évoluent dans leur propre milieu. À l’étranger, nous apprenons à reconnaître les traits communs à l’humanité et, dans le même temps, à prendre conscience des différences entre les êtres humains.
Les lieux visités restent gravés dans l’esprit
Les esprits ouverts recherchent la vérité et non les mythes et les conjectures. Selon M. Johnson, l’un des buts des voyages est de s’approcher de la vérité, qu’elle soit agréable ou non. « Voyager, déclare-t-il, vise à tempérer l’imagination par la réalité et voir les choses telles qu’elles sont. »
Démystificateur, il assure que l’agrément des voyages est plus vif rétrospectivement lorsque les fatigues, les irritations, les cacophonies et les pagaïes ont été oubliées. « Tout le plaisir, écrit-il, réside dans le pouvoir de percevoir ce que l’oeil était trop fatigué pour remarquer, et de se souvenir des moments heureux, le meilleur d’entre eux étant le dernier. »
Il est indéniable que, pendant un voyage comme pendant une guerre, on a tendance à ne se rappeler que les épisodes agréables et que le bonheur ultime est de rentrer chez soi. Le voyageur qui se déplace fréquemment apprécie mieux qu’un autre sa maison. Il en est de même pour son pays après une courte absence.
« Jamais le voyageur fatigué ne se plaint d’arriver trop tôt au bout de ses pérégrinations », remarque Thomas Fuller. Ce que nous faisons au nom du plaisir est épuisant mais doit en valoir la peine. Sinon, comment expliquer que l’on voyage, année après année, dans tous les coins du globe, que le tourisme est l’une des plus importantes industries du monde ?
On ramène de ses voyages des valises remplies d’objets et surtout une tête pleine de nouvelles connaissances. Les voyages produisent un effet d’accoutumance sur l’esprit, lui sont une drogue indispensable. Ils stimulent le désir de connaître les terres éloignées, incitent à lire avidement des livres sur des pays inconnus. Voir une partie de la planète pousse à parcourir le monde entier.
Entendre le nom d’un lieu familier provoque un sentiment heureux, l’impression qu’il s’agit d’un endroit qui, en quelque sorte, est vôtre. Le plaisir de voyager aiguise la sensibilité et il semblerait que ce résultat soit permanent. Des années après un voyage, le héros d’un film que vous êtes en train de regarder emprunte une certaine rue dans une certaine ville, et vous marchez, vous aussi, à ses côtés.
Les lieux visités sont rangés dans les tiroirs magiques de l’esprit. Une référence-sésame, et ils s’ouvrent, vous inondant de souvenirs. Charles Lamb écrivait à William Coleridge : « Je retourne en esprit aux endroits merveilleux où j’ai vagabondé, participant ainsi à leur grandeur. »
Les vrais voyageurs ne deviennent jamais des « ex » voyageurs car ils ne cessent de voyager dans leur tête et, comme Lamb, « de retourner » en esprit là où ils sont allés et d’avoir à nouveau le coup de foudre. Les voyageurs authentiques restent à jamais fascinés par l’humanité. Ils peuvent vieillir physiquement mais leur coeur et leur esprit demeurent toujours jeunes.