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« L’élément humain est l’actif le plus précieux d’une entreprise ». Cliché sans doute mais qui correspond à une réalité dans l’entreprise d’aujourd’hui. Moins de salariés pour faire le même travail place le facteur humain en tête des priorités des cadres.

L’entreprise semble, à priori, une entité inanimée. L’on parle de «  structures » et de « systèmes » organisationnels comme si les sociétés étaient des immeubles ou des machines. En réalité elles possèdent, de par leur nature, toutes les caractéristiques de la matière vivante puisqu’elles représentent avant tout un assemblage d’êtres humains.

Qu’il s’agisse d’une multinationale ou de l’épicerie du coin, d’une firme axée sur les profits ou non lucrative, d’une agence sociale ou d’une institution publique, toutes ces organisations ont un point commun : elles rassemblent un groupe de personnes qui oeuvre au même but et dont chaque élément représente une spécificité unique composée de sentiments, de pensées et d’opinions qui lui sont propres.

Il s’ensuit donc que tout salarié doit s’entendre avec des personnalités qui diffèrent de la sienne. Dans l’exercice de ses fonctions, chacun tisse sa toile de relations complexes. Les patrons doivent s’entendre avec leurs subordonnés et vice-versa, les subordonnés avec leurs pairs, et les cadres intermédiaires établir de bons rapports, verticalement et horizontalement. Tous doivent « vivre » ensemble pendant une grande partie de leur journée.

Comme peuvent en attester même les couples les plus unis, vivre avec quelqu’un n’est pas facile. Les êtres humains sont maladroits, illogiques, imprévisibles; ils ont des préjugés, des points sensibles, des marottes, des faiblesses; ils voient le monde à travers leurs propres perceptions qui ne sont pas toujours fidèles à la réalité. Fiers, à juste titre, ils témoignent parfois d’un orgueil moins justifiable. Ils ne disent pas toujours ce qu’ils veulent dire ou leurs paroles n’expriment pas précisément leurs pensées.

Délicates, les relations humaines le sont partout, mais elles sont encore plus malaisées au travail car l’emploi est crucial pour le salarié. Dans ce cadre sa sensibilité est exacerbée; des hommes et des femmes qui se rient d’un défaut de leur voisin passent des nuits blanches, obsédés par le même défaut chez un collègue. L’intensité des relations de travail est telle qu’elle peut engendrer la paranoïa.

La malveillance entre collègues, bien que pénible, a cependant des conséquences moins graves que lorsqu’elle envenime les rapports entre supérieurs et subordonnés. Souvent il s’agit, de part et d’autre, d’une inaptitude à communiquer. Après avoir passé sa vie à écouter des antagonistes, le célèbre juge américain Louis D. Brandeis a conclu que « neuf graves litiges sur dix sont dus à des malentendus, au fait que l’une des parties ne connaît pas les faits qui importent à l’autre ou est incapable de comprendre son point de vue. »

Malheureusement, la nature du système se prête à l’éclosion de ces quiproquo. Des sondages révèlent que les salariés estiment que leur patron ne les tient pas suffisamment au courant de ce qui influe sur leur travail ou leur carrière. Pour paraphraser le juge Brandeis, l’une des parties connaît des faits qui sont importants pour l’autre mais refuse ou néglige de les lui communiquer. Lorsque la nouvelle éclate, c’est une surprise désagréable. Se sentant mis à l’écart, le salarié est peu disposé à fournir l’effort minimal exigé par son poste et se désintéresse de la réalisation des buts du groupe dont il ne se sent pas membre à part entière.

« Sans un flot permanent d’information de bas en haut et de haut en bas de l’organisation, ni la coopération ni la compréhension ne peuvent exister » a écrit Scott Cutlip, professeur en gestion de l’université du Wisconsin. Le flot d’information vers les bas est gêné par la structure hiérarchique des cadres. Certains renseignements sont jugés confidentiels, réservés à la direction; semblables aux militaires et aux bureaucrates, les cadres accordent une place exagérée au secret, attitude qui nourrit leur ego en leur conférant de l’importance : ils savent quelque chose que leurs subordonnés ignorent et, de ce fait, se trouvent parmi le groupe sélect des dieux corporatifs.

Le statut fait également obstacle à une prise de décision éclairée. Dans leur ouvrage publié en 1976 et intitulé New Ways of Managing Conflict, Rensis et Jane Gibson Likert, spécialistes en gestion, ont écrit : « …les leaders mettent souvent tout en oeuvre pour maintenir et exploiter leur statut. Les membres d’un groupe apprennent vite qu’ils ont tout intérêt à n’écouter que le leader. Ils acceptent donc la solution de ce dernier sans explorer d’autres possibilités, écartant ainsi toute recherche pouvant aboutir à des solutions créatives. »

La situation, non le patron, dicte ce qui doit être fait

La notion de statut doit son existence au pouvoir et certains cadres n’hésitent pas à user de ce pouvoir au risque de nuire indirectement à l’organisation. Ils se sentent importants et en position forte lorsqu’ils donnent des ordres et sont obéis. En analysant ce qu’elle appelle « la loi de la situation », Mary Parker Follett précise qu’« une personne ne devrait pas donner d’ordre à une autre personne  » mais ces deux individus devraient obéir aux ordres dictés par la situation. Si ces ordres sont simplement une partie intégrante de la situation, la question de savoir qui les donne et qui les reçoit ne se pose même pas. »

L’un des principes de cette loi est que la situation « n’appartient  » à personne en particulier. Les êtres humains ont tendance à personnaliser les problèmes; les médias ne s’en privent pas, pensons par exemple au « déficit de Bush ».

En discutant de questions qui touchent au travail, il est sage de séparer les problèmes de personnalité : il ne s’agit pas du problème de Pierre ou de Paule mais simplement d’un problème, il ne s’agit pas de la solution de Pierre ou de Paule mais de la solution. De cette façon, personne n’est à blâmer pour l’origine d’un problème, ni blessé si ses idées sont rejetées.

Les cadres de la vieille école peuvent trouver ridicule l’importance accordée à cette sensiblerie. Qu’importe qu’un individu se sente persécuté ou rejeté dès lors qu’il fait son travail ? En fait, dans de telles conditions l’employé ne fait pas son travail aussi bien qu’il le pourrait. Découragé, il ne donne pas le meilleur de lui-même.

« Par essence, le pouvoir d’influence consiste à inciter l’autre à participer » a écrit Henry Overstreet. Les termes « influence » et « participer » forment la base de la terminologie moderne de la gestion. Autrefois l’acte de diriger reposait sur l’autorité; les décisions prises au sommet étaient imposées aux échelons inférieurs qui éventuellement les mettaient à exécution. Aujourd’hui on dirige en influençant, c’est-à-dire que les décisions sont prises avec la participation de ceux qui sont concernés.

La gestion par l’influence est bilatérale. Dans une atmosphère qui encourage la participation, les subordonnés peuvent en quelque sorte « gérer » le cadre. Mais il ne s’agit pas de manipulation : quand les deux camps conviennent qu’aucune rivalité n’existe entre eux, il s’ensuit automatiquement que le subordonné est libre de prendre les devants. Les deux parties, désireuses de découvrir le meilleur mode d’action, font taire leur amour-propre. Pour réussir, elles doivent être conscientes de la nature symbiotique de leurs relations, c’est-à-dire que, bon gré mal gré, elles doivent unir leurs efforts pour accomplir convenablement leur tâche.

L’approche du subordonné détermine dans une grande mesure la nature des relations : « Si vous traitez votre patron comme un être tout puissant, il vous traitera comme un enfant. Si vous attendez de lui qu’il résolve vos problèmes, n’espérez pas qu’il vous accorde beaucoup de latitude. Le plus sûr moyen d’être considéré comme un adulte responsable est de se conduire comme tel » assure l’Américain Michel le Boeuf, conseiller en gestion.

Si les deux parties se conduisent en adultes responsables, elles forment une association qui leur permet d’exploiter leurs points forts tout en compensant pour leurs faiblesses. Deux têtes, c’est-à- dire deux assemblages de jugement et de compétences, valent mieux qu’une, comme le sait tout un chacun.

Loin de craindre une usurpation de pouvoir, les cadres bien équilibrés s’aperçoivent qu’encourager leurs subordonnés à devenir autonomes renforce leur propre position en améliorant les résultats de la section dont ils sont responsables. Il est évident que tout octroi de responsabilité implique des risques; des erreurs sont toujours possibles lorsqu’une personne inexpérimentée s’attaque à une nouvelle tâche. Mais ce sont des risques qui, à long terme, portent fruit, car le jour viendra où le subordonné devra assumer une partie ou la totalité des responsabilités de son patron.

Par ailleurs, compenser pour les faiblesses de son supérieur ouvre de nouvelles possibilités de carrière à un subordonné en élargissant son expérience et ses compétences. « Vous n’êtes pas tenu d’aimer ni d’admirer votre patron. Simplement ne le haïssez pas. Vous êtes tenu de le gérer pour qu’il devienne la ressource qui vous permettra de vous réaliser », conseille Peter Drucker, spécialiste en gestion.

Un tel appui, malheureusement, n’est pas toujours la règle. La seule certitude que l’on ait avec des supérieurs assoiffés d’ambition est qu’ils sont prêts à vous abandonner.

Si tout le monde était honnête et franc, si tout le monde tenait ses paroles, travailler avec les autres serait un vrai plaisir. Chacun sait qu’il existe des intriguants, toujours prêts à médire de leurs collègues pour satisfaire leurs propres ambitions. Certains ne sont pas fiables, d’autres sont paresseux ou incompétents et mentiront pour cacher leurs faiblesses.

Ces réalités déplaisantes ne pourront disparaître tant que les ambitieux n’hésiteront pas à utiliser n’importe quel moyen pour grimper les échelons. Cependant leur importance peut être réduite en créant une atmosphère ouverte, peu propice aux intrigues. L’entreprise y gagnerait. Le jeu du pouvoir perdant de son attrait, le personnel consacrerait toute son énergie à ses activités, accroissant le rendement et la rentabilité de l’organisation.

Si les relations de travail sont marquées par un certain nombre de péchés par action, elles sont entachées d’un nombre au moins égal de péchés par omission. Les cadres prennent régulièrement des décisions sans consulter ceux qui doivent les exécuter. Ils ont, se défendent-ils, trop de problèmes immédiats à régler pour prendre le temps de parler aux personnes concernées, ne percevant pas, par manque de réflexion, qu’une grande partie de ces problèmes sont en fait le contrecoup de décisions antérieures prises sans en explorer toutes les ramifications avec le personnel intéressé.

La tour d’ivoire : le piège des cadres

L’ancien responsable de l’Union Pacific Railroad, William M. Jeffers, aimait raconter un incident personnel qui illustre les dangers de la perte de contact avec l’essentiel. Un jour, un mécanicien de locomotive, qui avait connu Jeffers alors qu’il faisait ses débuts, vint le voir pour lui parler d’une idée qui permettrait de régler le nouveau matériel. L’esprit ailleurs, Jeffers lui répondit vaguement. Au moment d’ouvrir la porte pour sortir, le vieux cheminot se retourna et lui dit : « Bill, prends garde. Tu te crois tellement occupé que tu ne prends même plus le temps de penser ! »

Certains cadres ont du mal à croire que la gestion de l’élément humain est en tête de leurs priorités. Les relations humaines étant difficiles à quantifier et à contrôler, ils préfèrent travailler avec des chiffres, du papier, des schémas. Ils croient en la valeur de la consultation tant qu’elle intervient avec des pairs. Leurs bureaux sont des tours d’ivoire qui les isolent des lieux où le travail essentiel s’accomplit.

L’un des clichés favoris de notre temps est que « l’élément humain est l’actif le plus précieux d’une entreprise ». Les tendances actuelles à la compression du personnel font de ce lieu commun une vérité. Lorsque le nombre des employés diminue, chacun d’eux est responsable d’une plus grande portion des fonds de l’organisation. Qu’un ouvrier de jadis maniant la pelle et le pic quitte son emploi, parce qu’il ne s’entendait pas avec le contremaître, importait peu. Mais pensez aujourd’hui aux conséquences financières de l’arrêt d’une machine de $200,000 parce que son opérateur est parti et ne peut être aussitôt remplacé.

On présume communément que plus une entreprise est informatisée, moins elle a besoin de personnel. Ceci est vrai, mais seulement au niveau le plus superficiel. Le fait est que l’investissement dans des installations coûteuses ne peut être justifié que si elles sont utilisées par un personnel très motivé. Pour apprécier la contribution de l’élément humain à la productivité, il suffit de voir ce qu’il en advient lorsqu’un syndicat ordonne à ses membres de travailler en s’en tenant strictement aux règles.

L’esprit de communauté s’applique également aux entreprises

« L’humanité ne progresse que par les accomplissements exceptionnels de l’individu. Et l’individu c’est vous », déclare Charles Towne, rédacteur et poète américain. L’organisation n’évolue que grâce à l’effort supplémentaire que l’employé accepte ou refuse de fournir. Les appels unilatéraux à la loyauté n’ont plus l’effet souhaité. La nouvelle génération de travailleurs, plus exigeante, ne donne pas à l’entreprise le meilleur d’elle-même à moins que cette dernière ne le mérite.

L’une des façons de s’assurer la loyauté des salariés est d’établir des relations humaines qui leur offrent la possibilité de développer pleinement leur potentiel. La population active s’est transformée. De nos jours, tout au moins dans les pays occidentaux, les travailleurs sont mieux éduqués, plus sûrs d’eux et conscients de leurs droits que toute autre génération passée.

Pour les cadres axiaux, ceci signifie adopter un régime de participation, de soutien, d’équité, de confiance et de franchise. Ceci signifie encourager les employés de tous les échelons à communiquer leurs idées conformément au principe que, seul, l’individu ne peut être aussi sage que le groupe. Cette philosophie, bien que nouvelle, devrait être facile à suivre car elle répond à des besoins psychologiques fondamentaux.

Au tréfonds de lui-même, l’être humain veut s’identifier au groupe, contribuer, s’exprimer et donner libre cours à sa créativité. Il veut s’unir aux autres pour atteindre des objectifs communs. Il veut être fier de son travail et, partant, être fier de lui.

Pour les cadres élevés dans la tradition « produisez ou prenez la porte », que l’un des buts d’une entreprise soit de rendre ses employés heureux semble presque une hérésie. Pourtant une maison heureuse est une maison florissante, surtout à une époque où l’accent est mis sur la qualité, laquelle ne peut s’obtenir si l’employé n’éprouve aucun respect pour ses fonctions ni ne se sent lui-même respecté.

Les cadres traditionnels craignent sans doute qu’en permettant à tout un chacun de dire son mot, l’on crée une situation chaotique, incontrôlable. Pourtant la participation n’est pas l’anarchie. Aucune personne sensée ne s’oppose à des contrôles si elle en connaît la raison d’être.

Les participants de toute organisation savent inconsciemment que «  quelqu’un doit être le patron ». Mais aujourd’hui, il ne s’agit plus de régenter mais de faire preuve de leadership, c’est-à-dire stimuler et coordonner les efforts d’un groupe.

Les vrais leaders proposent plus qu’ils n’imposent. Ils décident en termes généraux ce qui doit être fait puis élaborent des plans d’action qui peuvent toujours être modifiés à la lumière de considérations ou d’événements antérieurement négligés. Ils tentent alors d’établir un consensus sur les mesures à prendre, sachant pertinemment que la réalisation de leurs objectifs dépend de l’étendue de l’appui sur lequel ils peuvent compter. Toutefois consensus ne veut pas dire unanimité.

Un parallèle est souvent établi entre les organisations et les communautés au sein desquelles les citoyens ne sont pas toujours d’accord, ni entre eux ni avec le leadership, mais où chacun reconnaît la nécessité de contribuer au bien-être général. Dans une communauté bien dirigée, l’individualité de chaque membre est respectée et la voix de chacun est écoutée. Nul besoin pour les membres d’aimer leurs prochains. Ils doivent simplement accepter de travailler avec eux en paix une fois que des directives ont été définies. « Il nous faut un individualisme qui n’isole pas l’homme de sa communauté; il nous faut une communauté qui n’étouffe pas l’individu, » a écrit Arthur Schlesinger, historien américain et conseiller présidentiel. Remplacez les mots « communauté » par «  organisation » et vous obtenez les principes fondamentaux de la gestion organisationnelle d’aujourd’hui.