Est-on, aujourd’hui, moins responsable que jadis ? Point peut-être discutable; pourtant une chose est sûre : le rôle de la responsabilité dans un monde de plus en plus interdépendant ne cesse de croître…
En regardant les émissions télévisées consacrées à la nature, on pourrait croire que la responsabilité relève de l’instinct. Les animaux de toutes les espèces nourrissent leurs petits et les protègent au risque de perdre la vie. Certains poussent même cette responsabilité jusqu’à leur apprendre à chasser et à éviter les dangers tout comme le feraient des humains consciencieux, désireux de transmettre leur expérience à leur progéniture. Au royaume des animaux, la responsabilité est un cycle immuable, chaque génération assumant à tour de rôle ses obligations.
Dans le cas de l’espèce humaine, il semblerait également que la responsabilité s’acquiert naturellement. Dans les rares sociétés primitives qui existent encore aujourd’hui, les enfants, très tôt, aident à élever leurs jeunes frères et soeurs, et effectuent des tâches de plus en plus complexes au fur et à mesure qu’ils gravissent l’échelle des responsabilités. Leurs obligations s’accroissent aussi naturellement que leur taille ou leur poids.
Même dans les pays occidentaux, il n’y a pas si longtemps, la responsabilité semblait un don octroyé par Dieu aux chrétiens dignes de ce nom. Les membres de la classe moyenne se sentaient tenus de répondre à Dieu, être suprême tout-puissant, de leurs actes et de leurs pensées.
Pour les vrais croyants, la vertu était donc synonyme de nécessité. Pensons à Lydia H. Sigourney, auteure américaine du 19e siècle, très représentative de son époque, qui estimait que la vie sur terre était une épreuve car « chaque heure, constituant la semence d’une récolte éternelle, était chargée d’une responsabilité effrayante ».
La grande majorité des êtres humains de cette époque vivaient à la campagne; l’éducation des enfants était centrée sur les diverses tâches familiales qu’ils assumaient jusqu’à ce qu’ils soient capables de prendre la suite de leurs parents. Les garçons des villes ou des campagnes emboîtaient le pas à leurs pères; ils travaillaient, se mariaient, devenaient chefs de famille. Les filles se préparaient docilement à élever des enfants et à tenir une maison.
L’évolution du comportement a remis en cause la nature innée du développement de la responsabilité. Ce qui était peut-être vrai à l’état naturel ne peut l’être dans le monde pour le moins artificiel d’aujourd’hui.
Depuis que les chevaux et les carrosses ont envahi les rues, nos attitudes se sont transformées aussi radicalement que le paysage urbain. Pourtant, dans les secteurs scolaire, commercial et public, on persiste à croire que le sens des responsabilités s’acquiert naturellement avec l’âge.
Il est rare, hors des prisons ou d’autres établissements de réinsertion, de trouver des instructeurs qui enseignent à agir de façon responsable tout comme d’autres apprennent à conduire, à lire un bilan financier ou à jouer au tennis. S’il est vrai que l’on aborde ce sujet indirectement dans les cours d’études sociales, de religion, de philosophie et de gestion, partout ailleurs, l’exemple semble être en soi un maître suffisant.
Or, ne faudrait-il pas réviser cette opinion au vu et au su de la généralisation de l’irresponsabilité mise en évidence par les statistiques sur le crime, l’abus des drogues, les fugues, le vandalisme, les divorces ? Peut-être le moment est-il venu de considérer que la responsabilité, ou plutôt son manque, relève de l’intérêt public.
Traditionnellement, il s’agissait d’une question essentiellement familiale. Cependant, de nos jours, même dans les familles les plus solides, le sens des responsabilités est difficile à instiller aux enfants. La vie des familles s’est transformée sous l’effet des carrières professionnelles plus exigeantes, des divorces et des séparations plus fréquents et du retour au travail des mères de famille. Le psychiatre américain, Harold M. Voth, estime que l’origine du déclin de l’influence familiale sur la formation du caractère des enfants remonte à « 75 années d’événements divers – guerres, industrialisation, inflation, matérialisme, etc. – qui ont déchiré le tissu familial, de sorte que plusieurs générations ont été privées, à divers degrés, de l’exemple parental. »
L’évolution de la technologie a eu pour but premier de rendre la vie plus facile. Les changements sociaux ont, avec un succès moindre, visé le même objectif. À l’ère de la facilité, tout au moins en matière d’efforts physiques, le climat psychologique pousse inconsciemment à éviter tout ce qui incommode. Or, quoi de plus gênant que les responsabilités !
Pour aider les enfants à atteindre le degré de maturité voulu, il faut augmenter leurs responsabilités.
Jadis, la vie était dure physiquement et psychologiquement. La rigueur des conventions était difficile à supporter. Le devoir d’obéissance à ses parents était strict, en partie imposé par des sanctions mais surtout inaliénable car relevant implicitement d’un droit divin.
La rébellion des adolescents est certes un phénomène vieux comme le monde. Pourtant une rupture significative s’est produite au milieu des années 60 lorsque la masse des jeunes a remis en question l’autorité parentale. La mobilisation de la jeunesse a donné de l’élan à d’autres mouvements qui ont visé la revendication de droits humains encore plus fondamentaux.
D’une certaine façon, l’affaiblissement de l’autorité parentale et la présence diminuée des parents dans la vie des jeunes d’aujourd’hui les ont rendus plus responsables, les ont forcés à se prendre en main. Ils ont donc plus que jamais besoin de l’aide et des encouragements de leurs parents.
« Rien n’aide plus un individu à mûrir que de lui confier des responsabilités et de lui montrer que vous avez confiance en lui », a déclaré Booker T. Washington, pionnier du mouvement noir américain. Pour inciter les enfants à atteindre le degré de maturité voulu, il faut graduellement augmenter la confiance que l’on a placée en eux.
Plusieurs moyens simples permettent d’inculquer le sens des responsabilités : demander aux enfants de s’occuper de leurs jeunes frères et soeurs, leur confier régulièrement des tâches, leur demander de gérer leur argent de poche et de prendre part aux décisions familiales. Ils doivent se sentir des membres à part entière de la famille et, de ce fait, contribuer à en assurer le bien-être.
Être libre c’est être responsable
Plus vite dit que fait à une époque où les droits individuels se trouvent en tête de liste des valeurs sociales. Les campagnes de revendication ont libéré l’individu qui n’est plus tenu d’assumer un rôle du fait de son âge, de son sexe, de sa classe sociale, de sa religion, de son ethnie, de sa situation de famille ou de tout autre trait personnel. Il est libre de se lancer comme il l’entend à la découverte de son moi.
Dans certains pays, comme le Canada, la mentalité populaire témoigne d’un degré de tolérance, de compréhension et d’indulgence plus grand qu’autrefois. Les hommes et les femmes n’ont plus à subir comme jadis les conséquences de leurs erreurs et de leurs échecs jusqu’à la mort.
Une telle évolution semble a priori positive. Pourtant, elle n’est pas exempte d’effets secondaires car elle offre de nombreux échappatoires à ceux désireux de se dérober à leurs responsabilités légitimes.
« Sans aucun doute, Jack l’Éventreur se trouverait des excuses en invoquant la nature humaine », ironise A.A. Milne. L’approche qui se veut sans jugement permet aux transgresseurs de rejeter la responsabilité de leurs actes sur leur état psychologique, la pression exercée par leurs pairs, leur milieu social, ou de se réclamer de la première excuse qui leur vient à l’esprit.
L’irresponsabilité n’étant plus couverte d’opprobre, on pourrait s’attendre à ce qu’elle se généralise, impression que semble confirmer le code d’éthique actuel qui ébranle le principe même de la responsabilité.
Pourtant, nous vivons en même temps un renouveau de moralité qui encourage les individus à attacher plus d’importance à leurs relations personnelles et à se préoccuper davantage des questions d’intérêt général, telles que la paix ou l’écologie.
Après les excès dus au choc causé par une liberté soudaine, les êtres humains apprennent à user de cette liberté, ayant pris conscience que la liberté d’action personnelle n’était pas synonyme d’une libération de toute responsabilité.
La liberté est une chose illusoire : c’est lorsque vous croyez en avoir le plus que vous en avez le moins. Les drogués, par exemple, en pensant bafouer les conventions, se rendent esclaves d’une habitude. Le fait est que personne n’est sans conscience. Le sentiment de culpabilité qui naît des dérobades est d’autant plus douloureux que, en faillissant à ses devoirs envers les autres, on se trahit soi-même.
« Il faut distinguer entre deux libertés : la liberté trompeuse de l’homme libre d’agir comme il l’entend et la vraie liberté, celle de l’homme libre d’agir comme il le doit », a écrit le romancier Charles Kingsley. Ce doit peut être perçu comme une prise en charge de ses obligations. Les définitions courantes du mot « responsabilité » n’en donnent pas le sens moral profond; un dictionnaire, par exemple, précise que l’être responsable doit « répondre de ses actes ». Le même dictionnaire affirme que « répondre de quelque chose » signifie « expliquer ». On pourrait donc croire que pour se dégager de toute responsabilité, il suffit de s’expliquer.
L’accent mis sur le fait d’accepter les conséquences de ses actes semble sous-entendre que la responsabilité relève strictement du domaine pragmatique, ce qui est d’ailleurs souvent le cas dans les sociétés occidentales modernes. L’action d’assumer ses responsabilités n’est pas sans récompense et nous évite de surcroît certaines sanctions.
On encourage les enfants à être responsables car ils seront ainsi plus à même de réussir dans la vie.
La responsabilité a toujours été liée au travail. En théorie, tout au moins, plus les obligations de l’individu sont nombreuses, plus son emploi est prisé et plus son salaire est élevé. Dans cette optique, les responsabilités sont ressenties comme des maux nécessaires, dignes de respect, qui servent non pas des desseins humanitaires ou moraux mais permettent simplement d’assurer l’avancement de sa carrière.
Il va sans dire que le sens des responsabilités est indissociable de la réussite en affaires ou dans la vie publique. Pourtant, une fois encore, le sens qu’on lui donne est trop étroit, puisque essentiellement lié au travail. Certains individus qui sont des modèles de conscience professionnelle témoignent d’un grand laxisme lorsqu’il s’agit de remplir leurs obligations envers leur conjoint, leur famille ou leur localité.
Nous sommes responsables de nos droits et de notre liberté
Par ailleurs, les personnes profondément intéressées par leur carrière ont tendance à placer en premier les intérêts de leur organisation. Un acte responsable dans un contexte professionnel peut paraître irresponsable dans un cadre social. De nombreuses décisions politiques et commerciales prises pour servir « ses propres intérêts d’une manière éclairée » répondent au premier objectif mais rarement au second. Elles sont en totale contradiction avec l’affirmation de Dostoïevski qui estimait que « chacun de nous est responsable de tout et de tous ».
Homme de lettres, Dostoïevski connaissait probablement la philosophie de Confucius dont l’un des principes directeurs pour mener une vie valable est le jen, c’est-à-dire « l’intention bienveillante portée à autrui ». Principal interprète de la pensée de Confucius, son disciple Tseng Tzu comparait une vie bien remplie à un long voyage effectué avec un lourd fardeau de jen – fardeau choisi par celui qui le porte sans que le fait de devoir répondre de ses actes n’ait eu aucune part dans sa décision. Il faut suivre « la Voie » simplement pour devenir une personne à part entière, la « personne » étant pour Confucius le centre d’un noeud de relations et non pas un individu distinct qui peut être séparé des autres.
La notion de responsabilité interdépendante n’est pas aussi étrangère à la mentalité occidentale qu’on pourrait le croire. Elle est, en fait, à la base de notre tradition démocratique. Pour que la démocratie existe, nous devons être responsables les uns envers les autres. Si un trop grand nombre parmi nous ne participe pas au processus, la démocratie devient lettre morte.
Nous n’avons pas le droit de nous plaindre, comme nous le faisons souvent, de ne pas avoir les candidats que nous méritons pour nous représenter, car chacun de nous est libre d’appartenir à un parti politique, de participer à la nomination des candidats, voire même de briguer un mandat public. Chacun de nous est libre de voter et d’élire ceux à qui nous déléguons la responsabilité de conduire nos affaires publiques.
La survie de l’espèce humaine est menacée par l’irresponsabilité
John Rawls, professeur de philosophie à Harvard University, a écrit en 1983 dans son ouvrage A Theory of Justice que notre système ne nous permet pas de « rejeter sur les autres la responsabilité de nos actes. Les autorités sont tenues de répondre des politiques qu’elles adoptent et des instructions qu’elles décrètent, et ceux qui acceptent d’obéir à des ordres injustes ou d’encourager de noirs desseins ne peuvent se justifier en plaidant l’ignorance, arguant que la faute en est au niveau supérieur… Le fait est que nos responsabilités naissent des principes mêmes qui font de nous des êtres rationnels et libres. »
Pour Rawls, être libre c’est être responsable. Si les membres d’une société refusent de se prévaloir de leur droit de vote et de faire connaître leurs opinions, ils ouvrent la voie à une dictature de fait sinon de droit. L’apathie engendre la faiblesse politique. Pour remédier à cette faiblesse, les êtres humains ont montré par le passé qu’ils étaient prêts à renoncer à leur indépendance en mettant leur sort entre les mains de puissants leaders autocratiques en échange d’une promesse de stabilité.
Rawls maintient que le sens civique ne peut être imposé; il ne peut être développé ni par des menaces, ni par des punitions. Ce qui est vrai pour les collectivités est également vrai pour les individus. Stanley Milgram, psychologue, affirme que « pour qu’une personne se sente responsable de ses actes, elle doit penser que sa conduite a été dictée par son moi ». Milgram ajoute qu’il est facile de faire fi de ses responsabilités lorsque l’on n’est qu’un maillon de la chaîne. Les ignorer ne peut toutefois les faire disparaître. L’irresponsabilité en politique, comme dans tout autre domaine, est principalement un péché d’omission.
Comme le faisait remarquer le cardinal américain John Wright, « le mal ne survient pas par hasard ». Il est le produit de forces aveugles et neutres. On choisit librement de faire le mal, et les autres le sanctionnent tout aussi librement en ne s’opposant pas à ce qu’il se perpétue.
Le cardinal Wright mentionne les « désastres moraux » qui se sont abattus sur l’humanité. Ceux qui nous menacent aujourd’hui sont à la fois d’ordre matériel et moral. Lorsque les scientifiques parlent de l’effet de serre, de la destruction des forêts vierges, des pluies acides, de la pollution de l’eau, des ravages de la pêche industrielle et des autres dangers qui menacent les organismes vivants de la planète, ils font, en fait, allusion à l’irresponsabilité.
L’irresponsabilité a presque toujours l’égoïsme pour origine. Si l’un de nous ne fait pas ce qu’il doit, le fardeau qu’il a rejeté doit être porté par un autre. Les effets d’une telle conduite peuvent être immédiats comme dans le cas d’un employé qui, manquant à ses devoirs, oblige ses collègues à faire son travail, ou lointains lorsqu’un père prodigue meurt sans assurer l’avenir de sa famille. L’irresponsabilité en matière écologique, fiscale et politique qui menace la survie de notre planète relève de cette dernière catégorie.
La manière dont nous, chefs de famille, travailleurs et citoyens, faisons aujourd’hui face à nos responsabilités influencera directement l’avenir. Historiquement, du moins depuis le déclin de l’Empire romain, les normes qui régissent la conduite individuelle fixent également celles de la conduite des masses. Les individus qui agissent égoïstement et imprudemment encouragent la collectivité à faire de même. Pour que la génération actuelle démontre sa volonté de s’opposer à ce que l’irresponsabilité ruine la vie des futures générations, elle doit surmonter son apathie morale.