La qualité des objets fabriqués par les hommes pourrait être améliorée. Mais là n’est pas le problème. Le véritable enjeu est de stimuler le désir d’exceller, tant dans le contexte professionnel que personnel.
Les livres de poche illustrent à merveille le dérapage, en matière de qualité, des normes actuelles. Ils portent le nom d’un auteur célèbre ; leur couverture, élégante et superbement illustrée, est décorée de riches caractères en relief. Au dos, des commentaires adroitement choisis vous donnent l’envie irrésistible de les lire et de les acheter ; ce que vous faites ; mais, surprise, le texte est truffé d’erreurs typographiques.
Les fautes de frappe sont irritantes mais n’entament que peu le plaisir que vous avez à lire. Vous pouvez généralement deviner le mot qui a été massacré. Vous éprouvez simplement un certain soulagement à savoir que les éditeurs ne se mêlent ni de construire des ponts ni de pratiquer des opérations à cour ouvert. S’il s’agit du livre d’un de vos auteurs favoris, vous achèterez probablement le suivant que publiera la même maison, en dépit des fautes d’impression que vous serez sûr d’y trouver.
Soyons justes ! Les ouvrages mal imprimés ou mal reliés ne sont pas la règle dans le secteur des livres de poche. Mais cet exemple, qui ne vise qu’à montrer que l’acceptation par les consommateurs d’un produit imparfait va de soi, est loin d’être un cas isolé.
On entend beaucoup parler de « qualité de temps » et de « qualité de vie ». Il semblerait pourtant qu’aujourd’hui pour la même somme d’argent vous achetez un produit de qualité inférieure. Que s’est-il passé ? Les livres de poche nous donnent la réponse : davantage d’efforts ont été consacrés à l’emballage et à la commercialisation qu’à la qualité de la fabrication du produit lui-même.
Rien de bien surprenant à cela, me direz-vous, à l’époque de la « starisation » qui, en l’espace d’un jour, fait d’athlètes et d’artistes, dont les mérites sont pour le moins douteux, des millionnaires. Nous assistons au triomphe de l’image sur la substance. « Dans la plupart des restaurants américains, » affirmait récemment Lewis H. Lapham, rédacteur du magazine Harper, « le menu est plus intéressant que la nourriture. »
Le manque de qualité pourrait également être attribué aux mouvements laxistes qui prêchent que l’on ne doit surtout pas être mécontent de soi ou de ses actes. Il fut un temps où ceux qui tentaient de fourguer aux autres des articles de qualité visiblement inférieure se sentaient quelque peu gênés. La honte, frein des mauvais instincts, n’existe plus.
Ne nous hâtons pas cependant de conclure que le monde va à vau-l’eau. Ne tombons pas dans l’excès typique des gens d’un certain âge qui chaussent des lunettes roses pour contempler le passé. Comme chacun sait, avec les premiers cheveux blancs vient le regret du « bon » vieux temps.
On se complaît alors à rêver des jours anciens, époque bénie qui ne connaissait ni les files d’attente ni les embouteillages, où les enfants étaient sages et bien élevés, où tous les vendeurs étaient attentifs, polis et compétents, où tous les médecins se déplaçaient pour voir leurs patients et où toutes les machines étaient fabriquées pour durer.
En vérité, le bon vieux temps est loin de mériter l’auréole que lui octroie le recul du temps. Rares sont ceux qui aujourd’hui aimeraient faire leurs courses dans le magasin général d’antan aux étagères dégarnies. Les hôpitaux des villes sont peut-être bondés mais on peut y traiter une longue liste d’affections qui auraient été mortelles au temps du bon vieux médecin de famille. On peut se plaindre de l’impersonnalité des services mais la vie de la personne moyenne, dans le monde occidental, est devenue d’une grande facilité.
Reste à savoir si la qualité des produits et des services a décliné au fil des années. Oui, certainement et non, absolument pas. Les temps ont changé. Nous pouvons pleurer la disparition de l’artisan amoureux de son travail, et ne pas reconnaître la précision et la délicatesse inouïes de ceux qui aujourd’hui, dans des salles immaculées, fabriquent des produits électroniques.
La machine, bouc émissaire chargé de toutes les erreurs humaines
Nous vivons à l’ère de la fabrication en série, même dans le secteur de la restauration, laquelle, par définition, favorise la quantité au détriment de la qualité. Mais, grâce à elle, un grand nombre peut aujourd’hui s’offrir les produits de bonne qualité qui étaient traditionnellement réservés aux seuls riches.
« Il n’y a aucune raison, sous prétexte qu’ils sont fabriqués par des machines, d’accepter des produits de qualité inférieure, » a affirmé le duc d’Edinbourg dans le cadre d’une conférence industrielle il y a quelques années. Très juste : les machines d’aujourd’hui sont capables de fabriquer des produits de qualité supérieure. Le seul obstacle à l’excellence est de nature psychologique comme l’a judicieusement remarqué le biographe britannique John Aikin qui estimait que « rien ne s’oppose davantage à la qualité de la fabrication que la possibilité de l’assurer avec rapidité et facilité. »
Lorsque la qualité des produits et des services est inférieure à ce qu’elle devrait être, aussitôt, en guise de défense, on accuse l’ordinateur. Les machines de toutes sortes sont devenues les boucs émissaires chargés de toutes les erreurs de l’humanité. En fait, ces erreurs sont le fait de l’utilisation incorrecte des machines ou de leur usage à des desseins autres que ceux pour lesquels elles ont été conçues ou programmées. De par leur nature même, les systèmes et les appareils informatisés devraient atteindre un degré de perfection interdit aux êtres humains ; ils ne sont sujets ni à la fatigue ni aux distractions, sources des erreurs humaines.
La qualité de l’exécution incombe aujourd’hui aux opérateurs, et à ceux chargés de la maintenance et de la conception des logiciels. Ce sont eux qui doivent s’assurer que les machines fonctionnent aussi bien que possible. Il s’agit d’un travail minutieux digne du meilleur des artisans.
L’amour du travail bien fait est aujourd’hui des plus vivaces, comme en témoigne le comportement social ou professionnel d’une multitude d’êtres humains. On ne compte plus les amateurs de jardinage, de cuisine ou de diverses activités artisanales qui révèlent ainsi leur désir d’exceller, même s’ils le manifestent parfois de façon bizarre et si, pour le satisfaire, ils inventent des danses acrobatiques, construisent des voitures de course à l’allure farfelue ou décident d’atteindre le pôle nord magnétique en planche à voile. Un documentaire, dédié récemment au mode de vie des jeunes noirs et hispaniques new-yorkais, a montré les dangers que ces derniers courent et les obstacles qu’ils franchissent afin de couvrir de graffiti multicolores les rames de métro à l’arrêt. Ces jeunes sont des artisans de premier ordre même si leur « métier » est illégal et non rémunéré.
L’excellence pâtit de notre tolérance de l’acceptable
Nul ne peut accuser l’humanité de manquer de talent ou du désir d’exceller à l’heure des Jeux olympiques qui couronnent le dépassement des limites humaines. Comme le révèle le cas des livres de poche, la seule chose qui nous retienne d’exploiter pleinement notre potentiel d’excellence est notre allègre tolérance de l’acceptable.
Nous courons, selon Isaac d’Israeli, le danger de « devoir nous contenter de la médiocrité alors que l’excellence est à notre portée. » Une telle attitude a un retentissement significatif sur notre économie, voire même sur l’ensemble de la société.
Robert Ferchat, président de Northern Telecom Canada Ltée, l’une des sociétés exportatrices de haute technologie les plus dynamiques du Canada (et, il va sans dire, renommée pour la qualité de ses produits), a déclaré lors d’un discours que « nous, en Amérique du Nord, estimons depuis longtemps que ‘la perfection n’est pas de ce monde’ et qu’un pour cent d’erreur est acceptable. Réfléchissons un instant à ce qu’il adviendrait de notre vie quotidienne si seulement 99 pour cent de nos activités étaient correctes : au moins 200,000 ordonnances erronées seraient remplies chaque année ; il y aurait neuf fautes d’orthographe sur chaque page publiée ; nous boirions de l’eau non potable quatre fois par an ; nous serions sans service téléphonique 15 minutes par jour. »
La qualité supérieure n’est pas synonyme de luxe ou de dépense outrancière
Il est évident que des résultats corrects à 99 pour cent ne sont pas « acceptables » même à nos yeux tolérants et certainement pas aux yeux de nos concurrents et clients étrangers qui considèrent comme absolument normale une production défaut zéro. La nécessité de sensibiliser les producteurs à l’importance de la qualité est indéniable et pourtant, a ajouté M. Ferchat, en Amérique du Nord, nous ne possédons pas encore « de par notre bagage culturel, qui inclut la culture d’entreprise, la conviction intime, profonde et inébranlable que la qualité est le secret de la compétitivité, de la survie, de la croissance et de la rentabilité. »
Face à la vive concurrence du reste du monde, les entreprises nord-américaines auraient tout intérêt à appliquer des programmes visant à raffermir l’engagement à la qualité de leurs employés, quel que soit leur échelon. Nombreuses sont celles qui, d’ailleurs, se sont déjà lancées dans cette voie, ayant retenu la leçon essentielle, à savoir que la qualité ne concerne pas seulement la direction mais chaque employé. Henry Ford partageait ce point de vue car, expliquait-il simplement, « ce n’est pas l’employeur, dont le rôle se limite à celui d’intermédiaire, qui paie les salaires, mais le produit. » Il aurait pu tout aussi bien dire que ce sont les clients qui paient les salaires et qu’on ne peut s’attendre à ce qu’ils acceptent indéfiniment des produits médiocres qui n’ont aucune raison de l’être.
On imagine souvent, totalement à tort, que la qualité se paie, qu’elle est inaccessible à la personne moyenne. Le mot qualité évoque des produits luxueux faits d’argent ou de cuir travaillé à la main. Or, la qualité est aussi importante dans le cadre de la fabrication d’une fermeture éclair que d’une Rolls Royce car elle n’est qu’un « degré d’excellence », degré qui peut être atteint aussi bien en interprétant une colonne de chiffres qu’en ramassant soigneusement les ordures.
Marc Aurèle a déclaré que « la dignité et le sens des proportions doivent présider à chacun des actes de la vie. » Et le terme « dignité » choisi par cet empereur philosophe n’est pas trop fort quand il s’applique au contexte quotidien. C’est par dignité que les personnes soucieuses de qualité refusent de donner moins qu’elles ne le pourraient, quelle que soit l’activité qu’elles entreprennent.
La qualité réside en toute chose à condition d’être le fruit d’efforts réels. Il faut se garder, comme le font certains, de prodiguer temps et argent simplement pour donner une impression de qualité sans chercher à atteindre la qualité elle-même. Il devrait aller de soi que l’excellence n’est pas une question de proclamation mais d’exécution. Ici, comme ailleurs, il ne faut pas prendre des vessies pour des lanternes.
Viser l’excellence signifie viser plus haut
L’« excellence » est, en soi, une notion redoutable. L’idée d’atteindre ce « degré éminent de perfection » a de quoi effrayer. On pourrait croire que ne peuvent aspirer à l’excellence que ceux qui, contrairement au commun des mortels, sont exceptionnellement doués.
En vérité, l’excellence est à la portée de tous ceux capables de suivre les conseils prodigués par Nicholas Boileau, critique français du 17e siècle : « Dépêche-toi lentement, et sans perdre courage, remets vingt fois ton ouvrage sur l’enclume. » L’excellence, à l’image du génie, ne découle pas du talent lui-même mais d’une « capacité infinie de se donner du mal. »
Le peintre Sir Joshua Reynolds, que son époque trouvait génial, était du même avis : « L’excellence n’est jamais donnée. Elle est la récompense de durs labeurs. Seule une grande force de caractère permet de persévérer, de déployer des efforts dont on ne perçoit pas les effets, lesquels, semblables aux mouvements des aiguilles d’une montre, progressent inlassablement mais imperceptiblement. »
Atteindre un niveau d’excellence est chose malaisée, et le maintenir est encore plus ardu, car la recherche de la perfection implique l’idée de dépassement continuel. Les maîtres artisans mettent en garde contre la tentation de se reposer sur ses lauriers qui conduit insensiblement à une détérioration dans l’exécution. Joseph Hoffman, pianiste célèbre au sommet de sa carrière, était un jour assis les yeux fermés dans un train lorsqu’il fut remarqué par un voyageur qui lui demanda :
« Vous êtes en train de vous reposer ? »
« Non, je m’exerce, » répliqua-t-il.
Celui qui est en quête d’excellence doit se fixer comme but la perfection, bien que, comme chacun sait, le sommet de la perfection ne puisse jamais être atteint. C’est un « rêve impossible » mais un rêve qui, selon Logan Persall Smith, « est la seule chose qui donne un sens à l’existence des êtres qui habitent ce monde futile. »
Rechercher la perfection revient à accepter de prendre un risque, celui d’être humilié. C’est le prix qu’il faut payer pour progresser car, comme le souligne l’essayiste talentueux Sir Philip Sidney, « celui qui vise le soleil de midi tout en sachant pertinemment qu’il manquera sa cible est sûr de viser plus haut que celui qui tire sur un buisson. »
La quête de l’excellence signifie avoir comme point de mire une cible mouvante qui s’élève sans cesse. Il s’agit d’une ascension autocréée, l’atteinte de son objectif appelant un nouvel objectif encore plus difficile. L’immutabilité est contraire aux lois de la nature. « Progresser et décliner, a écrit Alfred North Whitehead, sont les seuls choix offerts à l’humanité. »
L’idée de déployer jour après jour des efforts acharnés pour s’améliorer est a priori assez rebutante. C’est pourquoi de nombreux individus ne fournissent pas les efforts nécessaires à la réalisation de leur potentiel. Ils vous diront qu’ils sont contents d’eux-mêmes, laissant parfois entendre qu’ils auraient pu peut-être faire mieux. Mais, après tout, qui veut passer sa vie à travailler à la sueur de son front ?
Mais sont-ils aussi satisfaits qu’ils aimeraient vous le faire croire ? Ne pensent-ils pas, en leur for intérieur, qu’il manque un petit quelque chose d’indéfinissable à leur vie ? Le bon artisan connaît la cause de leur insatisfaction : ils se privent du plaisir que procure le travail bien fait, voire même de l’exultation qui dérive de la constatation que ses résultats sont meilleurs qu’on n’osait l’espérer.
Les gratifications qui découlent de l’excellence ne sont pas, bien entendu, totalement spirituelles. Ceux qui la recherchent réussissent dans la vie mieux que les autres. Pourtant, le plaisir profond qui provient du dépassement de soi n’est pas d’ordre matériel. Il représente peut-être le seul élixir de longue vie qui existe car « la fréquentation de ce qui nous dépasse, loin de nous vieillir, nous rajeunit, » a affirmé Ralph Waldo Emerson.
À quoi ressemblerait le monde si tous ses habitants cherchaient à faire de leur mieux et visaient sans cesse plus haut ? La plupart des problèmes dont souffre notre société se feraient plus rares ou disparaîtraient tout à fait. L’immense concentration exigée par la poursuite de l’excellence tendrait à réduire la propension des êtres humains à s’attirer des ennuis à eux-mêmes et aux autres. « Dans la mesure où un individu sublime ses pulsions pour les transformer en un amour de la belle ouvrage, il réprime, ce faisant, l’instinct qu’il a de dominer son prochain, » a écrit Joseph Rosenfarb, scientifique politique, dans son ouvrage intitulé Freedom and the Administrative State.
Comme le suggère le terme « honnête travailleur », l’excellence dans l’exécution repose sur l’intégrité. Les êtres intègres n’ont que mépris pour tout ce qui est médiocrité, ouvrage mal fait, pratiques malhonnêtes ou moyens frauduleux. Si l’on pouvait stimuler le désir d’exceller de tous les individus, la société tout entière, et non pas seulement l’économie, en serait transformée. Dans une « société de qualité », la probité, l’excellence et le respect du principe qui consiste à donner le meilleur de soi deviendraient la règle de conduite générale tant dans le contexte professionnel que personnel. Ce qui, à l’origine, n’était qu’un effort pour améliorer la qualité du travail pourrait, en prenant des ampleurs révolutionnaires, améliorer la qualité de la vie de tous.