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Le minuscule confetti qu’on appelle la puce électronique a fait que l’ordinateur a envahi les moindres recoins de notre société. Au fur et à mesure que les ordinateurs deviennent « plus intelligents, » une question se pose : « Qui commande ? Eux ou nous ? »

Selon les historiens, un événement politique n’est pas un soulèvement ni un coup d’État mais une révolution s’il a radicalement transformé la vie des êtres qui le subissent et leur monde. Si l’on s’en tient à cette définition, il ne fait aucun doute que nous vivons actuellement une révolution apolitique de portée historique.

Il semble difficile de lui donner un nom. On pourrait parler de « révolution informatique », mais ce terme est trop étroit ; de « révolution cybernétique », mais cette appellation est bien vague. « La révolution des puces électroniques », bien que trop spécifique, semble plus appropriée, étant donné que la puce est le coeur, aussi bien des systèmes informatiques que des micro-ordinateurs spécialisés qui contrôlent la plupart de nos machines modernes.

Mais, quel que soit le nom qu’on choisisse de lui donner, il s’agit bien d’une véritable révolution, de l’événement qui change la mentalité des gens qui le vivent et de ceux qui naissent sous son règne. Nul ne peut échapper à une révolution. Elle est formidablement présente où que vous vous tourniez.

En un peu moins de douze ans, la microtechnologie s’est insinuée dans la vie des pays industrialisés et a profondément modifié le mode de vie de leurs habitants. Les circuits miniaturisés ont envahi toutes les facettes de notre vie, que nous fassions des courses, regardions la télévision ou téléphonions. Ils nous ont amenés à perdre certaines habitudes – nous n’allons plus à la banque aussi souvent pour y retirer de l’argent – et nous en ont fait prendre de nouvelles : nous achetons des billets de loterie nationale dans l’espoir de gagner des sommes fabuleuses.

« Les civilisations progressent en augmentant le nombre des gestes automatiques que nous faisons, » a déclaré Alfred North Whitehead. Si tel est le cas, « l’accélérateur » de notre époque est un minuscule grain de silicone transformé en interrupteur pour traiter des données codées dans des courants électriques ; car, en fait, l’ordinateur est essentiellement une machine à commutateurs, capable de faire des calculs à une vitesse astronomique et d’en mémoriser les résultats.

Certes, les ordinateurs ne datent pas d’aujourd’hui. Le premier qui utilisât le système binaire fut mis en service aux États-Unis en 1945. Il s’agissait de l’ENIAC (Electronic Numerical Integrator and Computer). Il pesait 30 tonnes, mesurait 18 pieds de haut et 80 pieds de long, et contenait quelque 18,000 tubes à vide qui tombaient en panne, en moyenne, toutes les sept minutes. 487,000 dollars US avaient été consacrés à sa construction à une époque où un dollar comptait.

Les tubes à vide étaient les commutateurs qui dirigeaient le flot d’information dans l’appareil. Au début des années 1960, ils furent peu à peu remplacés par des microplaquettes à circuits intégrés transistorisés, nos « puces » d’aujourd’hui. Les anciens tubes n’avaient pas plus d’une demi-douzaine de fonctions ; les puces ont vu leurs fonctions s’accroître rapidement et passer de quelques-unes à des centaines dans les années 1970. De nos jours, elles en ont des milliers et le potentiel de leur miniaturisation semble infini. Pour illustrer l’incroyable progression de la miniaturisation des circuits, il suffit de préciser que ceux de l’ENIAC de 30 tonnes pourraient aujourd’hui être contenus dans un panneau de la taille d’une carte à jouer.

Cette révolution a porté à la fois sur la taille et le coût des ordinateurs. Les puces, toutes fantastiques qu’elles soient, sont faites de la matière la plus répandue dans le monde : le sable. L’amélioration constante des procédés de production a permis d’abaisser radicalement le prix des ordinateurs. Selon un expert interviewé par Otto Freidrich de Time Magazine, « Si le secteur de l’automobile avait suivi une évolution parallèle au secteur informatique, une Rolls-Royce coûterait aujourd’hui $2.75 et consommerait un gallon d’essence pour parcourir trois millions de milles. »

Cette réduction a été accompagnée d’une adaptation ingénieuse des fonctions de calculateur des ordinateurs qui a permis l’avènement des graphiques. Ces appareils ont envahi tous les recoins de notre économie moderne, prouvant le bien-fondé de la déclaration de Robert McIver qui estimait que « la technologie est l’instigateur le plus subtil et le plus efficace de tous les changements sociaux. »

Les robots et la quête d’une vie meilleure

Par le passé, les révolutions politiques ont dépouillé une classe sociale, les aristocrates, de leurs privilèges. La révolution technologique menace une autre classe de citoyens, à savoir les ouvriers et les employés de bureau qui, traditionnellement, ont constitué les assises des sociétés industrielles.

Des métiers ont déjà totalement disparu tels que la composition mécanique et la photogravure. Le Conseil économique du Canada a publié récemment un rapport qui prévoit une baisse marquée de l’emploi dans les secteurs canadiens de la production des biens. Les experts s’attendent à ce que les emplois liés à la machinerie accusent une baisse vertigineuse au Canada et passent de 273,000 en 1981 à moins de 13,000 en 1995.

Ceci s’explique du fait que le matériel et les outils informatisés sont capables de remplacer avantageusement les mains humaines. On pourrait croire que la pièce écrite en 1921 par le dramaturge tchèque Karel Capek, (R.U.R.), est devenue réalité. Capek fut le premier à utiliser le mot « robot ». Il décrit un monde stérile où les machines privent l’homme de toute satisfaction et dignité dans son travail.

Les robots imaginés par Capek, ces « ouvriers artificiels » armés de bras, de doigts et de mémoires, dominent désormais la scène du travail dans les usines, et nul ne doute que leur nombre sera en constante progression. Bien que ces appareils mobiles soient conformes à l’image populaire des robots, ils ne sont pas les seuls à se trouver parmi nous. L’ordinateur, capable de lire des schémas, aussi bien qu’un machiniste, ou celui qui compose la page d’un journal peut également avoir droit au titre de robot.

Quand les ordinateurs semblent plus intelligents que les êtres humains

La pièce de Capek exprime une crainte ancienne qui remonte au moins à la révolution industrielle du début du 19e siècle : la technologie grugera une masse de gens des moyens de gagner leur vie, les jettera dans la rue, sans argent et sans l’espoir de trouver du travail.

Dans R.U.R., le propriétaire d’une usine de robots défend la cause de ce que nous appelons aujourd’hui la productivité, estimant que la réduction des prix, possible grâce à la mécanisation, stimule le pouvoir d’achat et rend l’économie florissante. Ce point de vue, rejeté dans la pièce, s’est avéré juste dans le monde réel. Le matériel et les machines qui réduisent les besoins en main-d’oeuvre sont utilisés au Canada depuis près de 100 ans et le nombre d’emplois, à quelques rares exceptions près, n’a cessé de croître. La progression de la productivité a contribué à l’élévation globale du niveau de vie. Au cours des 30 dernières années, les emplois supprimés dans le secteur de la fabrication des biens ont été remplacés par de nouveaux postes dans le domaine des services qui, en fait, sont souvent liés à la production des biens.

Capek prête sa voix à des craintes encore plus profondes. Dans sa pièce, les robots se retournent contre leurs maîtres pour les anéantir. Plus « intelligents » ils sont, plus ils manifestent les tendances belliqueuses qui sont la marque des êtres humains. Le cauchemar de la race humaine détruite par des monstres à son image a été, de tout temps, évoqué dans la littérature depuis Homère. C’est un des sujets de prédilection de la science-fiction friande d’ordinateurs qui, bien qu’inamovibles et ne ressemblant pas aux êtres humains, donnent l’impression de raisonner comme eux.

Il est facile d’imaginer un cercle d’ordinateurs communiquant entre eux et conspirant à dominer le monde. Dans le film de Stanley Kubric 2001, Odyssée de l’espace, l’ordinateur HAL n’approuve pas la conduite de l’équipage du vaisseau spatial et prend les choses en main pour régler le problème à sa façon. Un tel scénario nous paraît tout à fait plausible, car HAL parle comme vous et moi. Aujourd’hui, nombreux sont les ordinateurs qui peuvent faire de même.

Nous avons tendance à attribuer aux ordinateurs des qualités humaines, car ce sont les machines qui nous ressemblent le plus. Ils donnent également l’impression, tout comme HAL, d’être dotés d’intelligence et capables d’utiliser leur « intellect ». Un modeste ordinateur de table peut non seulement apprendre à l’utilisateur un grand nombre de nouvelles connaissances, mais également lui poser des questions difficiles et l’amener à résoudre des problèmes. Il lui donne des ordres, tout en le guidant, voire le grondant (du moins en apparence) s’il se trompe de touche. Il peut, tel une institutrice acariâtre, corriger les fautes d’orthographe et les erreurs d’arithmétique. Il sait jouer aux échecs, au black jack ou au poker, et bat régulièrement les êtres humains à ses propres jeux.

La terminologie informatique contribue à cette espèce d’aura humaine qui émane des ordinateurs. Ils ont leur propre « langage », savent « lire » les données qu’ils ont « mémorisées ». Si un ordinateur se détraque, nous en parlons comme d’un être humain : nous disons qu’il a fait une erreur ou qu’il a échoué.

D’ailleurs, un tel échec nous procure une certaine satisfaction mal cachée, comme si nous nous trouvions face à une camarade de classe, particulièrement prétentieuse, qui s’est ridiculisée devant toute la classe. Nous avons tous entendu des histoires drôles illustrant les réactions insensées des ordinateurs. Une agence de presse a dernièrement publié la photo d’un homme qui se tenait à côté d’une pile de 100 épais documents gouvernementaux qu’un ordinateur lui avait envoyés à la suite de sa demande d’un seul exemplaire. Typique ! De telles gaffes nous font rire, mais notre rire sonne faux, car nous savons pertinemment que la plupart du temps, les ordinateurs peuvent faire un tas de choses plus vite et mieux que nous.

Les « nouveaux illettrés » et pourquoi ils ont tort de s’inquiéter

Les experts estiment qu’un tiers des « travailleurs en information », qu’ils soient membres de professions libérales, cadres ou employés de bureau, sont des « cyberphobes » qui acceptent mal les ordinateurs. Ces derniers ne leur inspirent pas confiance, notamment lorsqu’ils doivent les utiliser dans leur travail. Qui peut leur donner tort ! « Les ordinateurs, » comme l’a écrit Murray Laver dans un article intitulé Management Today, « ont bouleversé de façon significative les habitudes de travail de la plupart des hommes et des femmes ordinaires. Les méthodes de travail ont été transformées au point de rendre périmées les compétences acquises, de dévaloriser une expérience précieuse et de réduire le sens de responsabilité et d’accomplissement des individus. »

Une autre source de cyberphobie, notamment parmi les travailleurs d’un certain âge, est le fait que leur ignorance des ordinateurs a fait d’eux de « nouveaux illettrés ». Ils se sentent socialement stigmatisés s’ils sont incapables de parler couramment de bits, d’octets ou de programmes d’amorçage. Ont-ils raison ? Écoutons plutôt le point de vue plein d’humour du chroniqueur Russell Baker : « D’abord, il y a le matériel. C’est le cerveau. Il ressemble d’ailleurs beaucoup à celui qui est protégé par votre crâne. Savez-vous comment fonctionne votre cerveau ? Ce qui se passe dans votre cervelet lorsque la mémoire est activée ? Bien sûr que non. Ça vous gêne ? Pas du tout ! Alors, pourquoi faire des complexes parce que l’ordinateur est si compliqué que seul le titulaire d’un doctorat de MIT peut le comprendre ? »

Point n’est besoin d’être cyberphobe pour ressentir une certaine méfiance à l’égard des choses que peuvent faire les ordinateurs. On nous parle beaucoup « d’intelligence artificielle. » Or, ce terme signifie tout simplement que les ordinateurs sont programmés pour choisir automatiquement entre certains types de données ou sélectionner diverses possibilités à l’intention des cadres qui doivent alors trancher. Oui, mais… il faut bien le reconnaître, les ordinateurs deviennent « de plus en plus intelligents ». Si cette évolution continue, seront-ils un jour capables de tout contrôler ?

« Le vrai danger n’est pas que les ordinateurs se mettent à penser comme des hommes, mais que les hommes se mettent à penser comme des ordinateurs, » a écrit le journaliste Sydney J. Harris. Quelle que soit la programmation utilisée, elle est basée sur un système d’algèbre conçu au 19e siècle par le mathématicien britannique George Boole, qui a réduit en termes mathématiques toute les propositions. Les solutions proposées par un ordinateur sont donc absolument rationnelles, et, de ce fait, peuvent déplaire à l’humanité qui leur préfère des solutions humaines, morales et équitables.

L’ordinateur, artisan de la connaissance de soi

La grave erreur que commettent les fanatiques de l’informatique est de présumer que, étant donné les capacités étonnantes de ces appareils, ils sont capables de tout faire. Cependant, comme l’a souligné I.B. Scott, président du CP, tel n’est pas le cas. Ils ne produisent pas, par exemple, d’ondes cérébrales : « Ils ne passent pas des nuits blanches à s’interroger ‘pourquoi ?’ ou ‘que se passerait-il si ?’ Ils ne connaissent pas les ‘Eurêka !’. Les machines dotées d’intelligence artificielle ne peuvent, même aujourd’hui, démontrer la validité ou la nullité d’une règle en la contrevenant. C’est l’apanage des êtres humains. Et le désir d’essayer ne relève que de la nature humaine. »

L’effondrement de la Bourse en octobre 1987 fit peur à tout le monde, car on aurait pu croire que les ordinateurs exécutaient des tâches qui auraient dû être effectuées par des personnes. Ils avaient été programmés pour vendre lorsque les cours atteignaient un certain niveau et continuèrent à vendre entre eux. Comme il se doit, ils ne faisaient que réagir aux contrôles dont ils étaient pourvus, tout comme n’importe quel autre appareil, comme votre voiture ou votre machine à laver. Cependant, un tel scénario était douloureusement évocateur de la lamentation de William Henry Thoreau : « Hélas, les hommes sont devenus les outils de leurs propres outils ! »

La seule façon d’empêcher que les hommes deviennent les « outils de leurs propres outils » est simplement d’admettre qu’un ordinateur est un outil qui, comme les autres, peut être utilisé à bon et à mauvais escient.

L’ordinateur, initialement, avait été conçu pour pulvériser les êtres humains avec le maximum d’efficacité en calculant rapidement et précisément les trajectoires des pièces d’artillerie de l’armée américaine. La Deuxième guerre mondiale s’acheva cependant avant que cet objectif ne puisse être atteint. Les ordinateurs, de nos jours, sont utilisés à de nombreuses fins militaires. Ils dirigent, par exemple, les systèmes d’ogives nucléaires qui peuvent détruire le monde.

Mais leurs pouvoirs étonnants servent également la cause de la médecine et ont permis d’étendre nos connaissances et d’élargir nos champs de recherche. Les fonctions de recherche dont ils sont dotés nous aident à comprendre, comme jamais auparavant, le monde dans lequel nous évoluons. En libérant les êtres humains des corvées de tous les jours, ils ouvrent la porte à de nouvelles possibilités créatrices. Lewis Mumford remarqua un jour que toute poussée technologique était potentiellement dangereuse si elle ne s’accompagnait pas d’un approfondissement parallèle de la connaissance de soi. Le jour viendra peut-être où la microtechnologie permettra aux êtres humains de mieux se comprendre.

La plus précieuse capacité de l’ordinateur consiste à examiner une masse de faits et de chiffres et, à partir de cette base de données, établir plusieurs plans d’action possibles. L’ordinateur, d’ailleurs, est une possibilité en soi. Comme n’importe quel autre instrument, il peut être utilisé étourdiment, imprudemment ou à des fins pernicieuses. Avec un marteau, vous pouvez fendre en deux la tête d’un homme, vous écraser le pouce ou construire une maison. Avec tel outil, vous pouvez fabriquer un bel objet, ou quelque chose de très médiocre. L’ordinateur se borne à nous demander : « Que voulez-vous ? »