Que de nombreux talents l’abandon de toute prétention à la créativité fait perdre au monde ! Quel gaspillage dans un monde où le besoin d’être talentueux est si vif ! Oser être créatif signifie modifier ses habitudes mentales ; dur labeur, certes, mais combien satisfaisant !
La notion de créativité est historiquement si neuve qu’il fallut attendre le milieu du 20e siècle pour que ce mot apparaisse dans les dictionnaires. Les écrivains et les philosophes de tous les temps ont noirci maintes pages en discourant du talent, de l’imagination et de l’inspiration ; pourtant, ce n’est que récemment qu’a été faite la synthèse de ces aptitudes rassemblées désormais sous le nom de créativité.
Pour comprendre la naissance tardive de cette notion, il suffit d’observer le caractère élitiste de toutes les cultures à travers les siècles basé sur une certitude tenue pour l’évidence même, à savoir que le commun des mortels était incapable de « créer » quoi que ce soit. La quasi totalité des anciens sages croyaient que l’univers obéissait à un ordre cosmique qui dictait sa place à chaque chose et à chaque être, dominé évidemment par les êtres d’exception qu’ils étaient. Selon l’ordre naturel des choses, la raison d’être de la masse était d’exécuter les labeurs auxquels la destinait le plan suprême.
Le concept le plus proche de la créativité auquel parvinrent ces penseurs traditionnels fut le sens qu’ils donnaient au mot « génie ». Le terme « génie » dérive du nom donné aux esprits qui, selon les croyances de la Rome antique, présidaient à la destinée de chacun. Les génies étaient les êtres chéris des dieux qui les avaient pourvus de pouvoirs intellectuels ou de dons artistiques transcendants. L’homme de génie s’apparentait au gentleman : il naissait génial, il ne le devenait pas.
Si certains prodiges comme Michel-Ange étaient des fils du peuple, on expliquait prestement cette aberration en invoquant la théorie de l’inspiration divine. Les hommes de génie (il s’agissait d’hommes, pratiquement jamais de femmes) étaient tous issus de la classe dominante. Qui peut s’en étonner lorsque seuls les membres de cette classe avaient suffisamment d’instruction et de loisirs pour développer leurs talents.
La possibilité qu’il pût exister une vaste mine inexplorée de talents et d’intelligence au sein du peuple n’était même pas envisagée. Il n’était pas non plus concevable que le talent pût se manifester à divers degrés et que les êtres modérément doués pussent valablement contribuer à la qualité de la vie. Cette opinion ne fut que peu ébranlée par l’instauration, à la fin du 19e siècle, de l’éducation publique dans les pays occidentaux. Les méthodes d’enseignement, entièrement basées sur la mémorisation, étaient peu faites pour inviter les jeunes à user de leur imagination.
Ce ne fut qu’avec les premiers adeptes de la psychologie que s’imposa la notion que, pour créer des oeuvres ou inventer, nul n’était besoin d’être le réceptacle de dons prodigués par les dieux. William James se rapprochait de la conception moderne de la créativité quand il écrivit en 1880, dans son ouvrage intitulé The Principles of Psychology, que « Le génie n’est en fait que l’aptitude à percevoir les choses sous un angle inhabituel. »
Carl Jung mentionne pour la première fois l’« homme créatif » dans ses essais publiés dans les années 1920, 1930.
Par créativité, on entend généralement le potentiel d’originalité qui existe à divers degrés chez tout être humain. Il s’agit d’un sixième sens, tout aussi réel que les cinq autres, dont est pourvu chaque organisme. Sans doute difficile à enseigner il peut, en revanche, être cultivé et développé par la formation et l’adoption de certaines habitudes.
Bien que cette notion à priori semble assez claire, le problème de l’essence de la créativité reste entier, et demeure la proie de nombreux malentendus. La conviction, par exemple, que la créativité est confinée au domaine des arts est profondément ancrée dans les esprits. Appliquée aux arts, la créativité a pris de nos jours un sens assez dérisoire. Les critiques et les artistes professionnels se hérissent face à la poésie hermétique, les sculptures sans grâce et les tableaux primitifs, au sens propre du terme, créés aujourd’hui au nom de la libre expression de la créativité.
Apprendre à inventer en bâtissant l’avenir sur les inventions du passé
Être créatif, pour certains, signifie imiter l’artiste sans s’astreindre à l’apprentissage essentiel au développement de tout talent artistique. Cette attitude conduit à une autre idée erronée, à savoir que la créativité est une fin en soi.
Le journaliste Bill Moyer, en réfléchissant aux problèmes qui s’étaient posés à lui alors qu’il préparait une série d’émissions télévisées à ce sujet, a déclaré : « Deux concepts sous-tendent la notion de ‘créativité’ : l’originalité et la signification. Ce qui est créé est nouveau et l’élément novateur doit ouvrir la porte à de nouvelles possibilités humaines. » Dépourvus de signification, les efforts créatifs ne sont qu’une forme de narcissisme et alors, surenchérit Ralph Waldo Emerson, « Le talent pour le talent n’est que minauderies et spectacles. »
L’une des définitions du dictionnaire Oxford indique qu’être « créatif » signifie « démontrer de l’imagination ainsi que de la compétence. » La compétence est un élément clé de la créativité. Celui qui, à l’image de Mozart, compose de la musique dans sa tête mais n’a pas appris les techniques qui lui permettraient de jouer le morceau ou de le coucher par écrit sur du papier à musique, est une personne dont le talent est perdu pour l’humanité.
Sir Joshua Reynolds a affirmé qu’il n’aurait jamais été tenu pour un peintre de génie s’il n’avait pas maîtrisé la technique qui lui permit de profiter de l’enseignement de ceux qui l’avaient précédé. « C’est en apprenant à connaître les inventions des autres qu’on apprend à inventer ; c’est en lisant les pensées des autres qu’on apprend à penser. »
L’idée qu’un élément mystique entre dans la composition des chefs-d’oeuvre, estime-t-il, découle de l’ignorance du processus qui a présidé à leur création. « L’esprit inculte entrevoit un abîme insondable entre ses propres facultés et celles qui ont donné la naissance à des oeuvres d’art complexes. Il perçoit qu’un tel gouffre ne peut être franchi que grâce à des pouvoirs surnaturels. »
Reynolds admet que certains êtres ont été favorisés par la nature, mais il reste persuadé que le potentiel présent ne peut être réalisé sans de douloureux efforts. « L’assiduité aiguisera les grands talents, et palliera les insuffisances des talents plus modestes. »
Les génies, si illustres soient-ils, ont dû travailler avec peine et acharnement ; les cahiers musicaux de Beethoven sont les témoins éloquents des affres de la création qui tourmentaient leur auteur. Samuel Johnson avoue lui-même écrire « avec ténacité ». Sinclair Lewis, lauréat du Prix Nobel, décrit l’écriture comme étant un acte « pénible ». La création, semblerait-il, est faite de « 10 % d’inspiration et de 90 % de transpiration », comme l’affirmait Thomas Edison.
Pour marquer des buts, il faut tirer
Les découvertes scientifiques et technologiques, estiment les âmes simples, sont dues à des éclairs d’inspiration ou sont le résultat d’accidents spectaculaires. Sir Alexander Fleming n’a pas, comme voudrait nous le faire croire la légende, simplement jeté un coup d’oeil à la moisissure qui couvrait un morceau de fromage pour avoir sur-le-champ la révélation de l’existence de la pénicilline. Il travailla avec des substances anti-bactériennes pendant neuf ans, avant de parvenir à sa découverte. Les inventions et les innovations sont presque toujours le fruit d’expériences laborieuses. L’innovation est semblable au hockey : même les meilleurs joueurs manquent le filet et voient leurs tirs bloqués plus souvent qu’ils ne marquent.
Le fait est que pour marquer, il faut tirer. Le principe reste le même lorsqu’il s’agit d’innover et ce, dans tous les domaines. La différence primordiale qui sépare les innovateurs des autres repose sur l’approche. Des idées nouvelles viennent à l’esprit de tout le monde, mais seuls les innovateurs approfondissent consciemment les leurs, et ne les abandonnent que si elles s’avèrent irréalisables. Ils ne rejettent jamais, à priori, une de leurs idées, même les plus farfelues.
« La réflexion créative est la simple réalisation que l’ordre établi n’est ni vertueux, ni irrévocable, » a déclaré le linguiste Rudolph Flesch. C’est ainsi que nous sommes pris d’étonnement, face aux inventions apparemment enfantines qui facilitent l’existence, comme les sacs en plastique ou les valises sur roues, et que nous nous exclamons : « Comment se fait-il que personne n’y ait jamais pensé ? »
La créativité ne repose pas absolument sur l’originalité. Elle consiste souvent à prendre une balle bien ordinaire et à la lancer en lui imprimant une rotation nouvelle. Pensons au pianiste qui joue un morceau composé il y a trois siècles, en reproduisant fidèlement chaque note et qui, pourtant, lui donne une nouvelle interprétation ; à l’ingénieur qui trouve une application novatrice au principe découvert par Archimède.
L’approche créative part du principe que les apparences sont trompeuses. Les innovateurs refusent la notion qu’il existe une seule exécution possible. Pour aller de A à B, la personne ordinaire empruntera automatiquement la route la plus connue, celle qui apparemment est la plus simple. L’innovateur cherchera d’autres chemins qui, un jour, pourront s’avérer plus pratiques et qui, de toute façon, seront plus intéressants et plus stimulants, même s’ils mènent à des culs-de-sac.
Les êtres hautement créatifs vivent réellement dans un autre monde. Une étude menée par J.P. Guilford, ancien président de l’American Psychological Association, a révélé que la réflexion humaine procède de deux cheminements : la réflexion convergente, la plus courante, qui par cercles concentriques se rapproche du centre pour y trouver des réponses ; la réflexion divergente qui rayonne à partir du centre, ouvre de nouvelles voies, pose de nouvelles questions. Ces deux modes de réflexion sont, jusqu’à un certain point, communs à tous. Pourtant, les êtres très créatifs favorisent la réflexion divergente, qu’il s’agisse d’une préférence innée ou acquise.
De l’originalité et de la peur du ridicule
Les enfants également sont des penseurs divergents, toujours prêts à s’échapper par la tangente. C’est avec humilité qu’un adulte les regardera « faire semblant », impressionné par la vigueur de leur imagination. Certains psychologues pensent d’ailleurs que pour recapturer l’élan créatif, les adultes doivent s’astreindre à jouer comme des enfants. Ils se rallient ainsi à la pensée de Carl Jung, qui déclarait que « le principe dynamique de la fantaisie est le jeu, activité qui appartient à l’enfance et, de ce fait, semble être l’ennemi de tout travail sérieux. Or, sans donner libre cours à sa fantaisie, l’être humain ne peut produire d’oeuvre créatrice. »
Le poète Samuel Taylor Coleridge affirmait que le génie consiste à allier le sens de la magie que possède l’enfant à l’esprit entraîné de l’adulte. Malheureusement, nombreux sont les enfants qui étouffent leur sens d’émerveillement et leur goût de l’aventure, avant même d’atteindre l’âge de l’adolescence. Obéissant à la pression exercée par leurs pairs, ils s’obligent à se conformer aux normes du groupe. L’originalité s’arrête là où commence la peur du ridicule.
Les personnes exceptionnellement créatives sont excentriques, au sens littéral du mot. Elles professent, moins que tout autre, de respect pour les précédents et sont plus enclines à prendre des risques. L’argent ou l’avancement professionnel les intéresse peu ; elles donnent plus d’importance à la satisfaction qu’elles retirent de la conception d’idées neuves et de leur application. Dans les cercles professionnels, où le respect des formes est de règle, une telle attitude peut apparaître comme l’excentricité même.
Bien que l’originalité et l’excentricité caractérisent généralement la personnalité créative, l’expérience a prouvé que rares sont les personnes tout à fait dépourvues d’instinct créatif. Par ailleurs, les experts sont unanimes à confirmer que la plupart des êtres humains ne sont pas aussi créatifs qu’ils pourraient l’être simplement parce qu’ils s’avouent à eux-mêmes ne pas l’être. Pour agir de façon créative, il faut tout d’abord permettre le libre jeu de ses idées et s’abandonner à ses élans créatifs.
Tout le monde, dit-on, fait preuve de génie, une fois l’an ; les génies certifiés ont tout simplement de brillantes idées plus souvent. On pourrait d’ailleurs ajouter que tous les êtres humains endormis sont des génies. « Le rêve est un acte de pure imagination qui témoigne du pouvoir créatif de l’humanité tout entière et qui, s’il pouvait être exploité à l’état de veille, ferait de chacun de nous un Dante ou un Shakespeare, » a écrit Frederick Henry Hodge, fondateur du mouvement philosophique transcendental.
La créativité est la dernière et la plus précieuse de nos ressources naturelles
S’il est réservé à quelques rares êtres de se rappeler clairement leurs rêves, la plupart d’entre nous en gardons un souvenir fragmentaire, avons une vague notion des pensées vagabondes qui nous ont traversé l’esprit. Nous pouvons approcher l’état de rêve, en nous abandonnant tout éveillé, à la rêverie ; mais il s’agit d’une activité vigoureusement décriée par notre société car jugée indigne de l’adulte.
Outre l’opprobre sociale qui couvre la rêverie, la société moderne trouve que la contemplation silencieuse est anti-sociale. Il est ironique de penser que, à une époque où l’humanité a plus de loisirs que jamais, les êtres humains passent moins de temps que jamais à explorer les méandres de leur imagination. Nous sommes tenus de faire quelque chose, ne serait-ce que regarder la télévision. Les personnes consciemment créatives ne se sentent pas mal à l’aise à l’idée de « ne rien faire ». Elles s’aménagent de nombreuses périodes solitaires pour contempler leurs chimères et jouer avec leurs idées.
La créativité étant une habitude de l’esprit, les personnes créatives la cultivent délibérément. Elles s’entraînent à adopter une approche ludique, s’amusent avec les métaphores, jonglent avec les comparaisons, jouent des rôles imaginaires, et tissent des scénarios. Elles parviennent ainsi, exemptes de toute inhibition, à recréer les mécanismes mentaux de l’enfance.
L’âge n’entre pas en ligne de compte. « Quel que soit votre âge, vous pouvez conserver le désir de créer, si vous savez garder vivant en vous l’homme-enfant, » estime l’acteur John Cassavetes.
En fait, les personnes à l’esprit jeune disposent d’un avantage certain sur les personnes qui sont simplement jeunes : elles ont à leur actif de nombreuses années d’expérience. « La clé du pouvoir créateur repose sur l’utilisation de ses connaissances, » affirme Roger Von Oech, spécialiste de la créativité. « La réflexion créative exige une attitude ou un point de vue qui permet de se lancer à la quête de nouvelles idées et d’exploiter ses connaissances et son expérience. »
M. Van Oech et d’autres experts du même domaine estiment qu’il est urgent de développer la créativité latente des êtres « ordinaires ». Au niveau personnel, toute inaptitude à s’exprimer peut provoquer des troubles émotifs, voire des maladies mentales. Au niveau social, l’exploitation des ressources créatives d’une population est essentielle à l’amélioration du sort humain.
Alors que nous épuisons, à un rythme dangereux, la plupart de nos ressources naturelles, la créativité est la seule ressource renouvelable qui nous reste pour résoudre les problèmes d’ordre universel. Il serait sage de s’efforcer d’éliminer les facteurs sociaux et institutionnels qui y font obstacle, et d’encourager, dans tous les domaines, sa libre expression. N’oublions pas que la création est à l’antipode de la destruction. La créativité offre l’espoir de nouvelles solutions pour résoudre de vieux problèmes. En l’intégrant à notre existence quotidienne, que ce soit dans le cadre de nos activités professionnelles, récréatives ou personnelles, nous ne pouvons que favoriser notre épanouissement personnel et contribuer à la construction d’un monde meilleur.