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Savez-vous que Robert Baldwin, député de Rimouski, et Louis-Hippolyte Lafontaine, député de North York, furent les artisans de l’indépendance du Canada ? Si leurs noms ne vous sont pas familiers, c’est que ce rôle historique, ils l’ont joué « en vrais Canadiens ».

Ici et là, vous découvrez des lieux publics qui portent leur nom : une école, un parc, un tunnel, une circonscription électorale. Tous ceux qui fréquentent ces endroits n’ont qu’une idée bien vague des personnages que furent Robert Baldwin et Louis-Hippolyte Lafontaine. Auraient-ils accompli ailleurs ce qu’ils ont réalisé sur notre sol, des villes entières porteraient leur nom. Mais il s’agit du Canada, et s’ils sont aujourd’hui presque tombés dans l’oubli, c’est parce qu’ils sont intervenus « à la canadienne ».

Tout comme les libérateurs dont les statues ornent les capitales des nations décolonisées, Baldwin et Lafontaine favorisèrent l’indépendance de leur pays. Contrairement à ces libérateurs, ils le firent sans un seul coup de feu et sans qu’il en coûtât une larme à quiconque. Ils livrèrent un combat épuisant contre des forces considérables et acharnées, mais n’éprouvèrent jamais la tentation de recourir à la violence. Leur accomplissement le plus méritoire fut peut-être d’établir la grande tradition canadienne qui veut que les querelles constitutionnelles soient résolues par des moyens pacifiques.

Hommes de modération, ils le furent aussi bien sur le plan personnel que politique. Baldwin, avocat aux traits fins, à la voix douce, venait d’une famille aisée de Toronto ; Lafontaine, beau, et avocat lui aussi, était le fils d’un fermier québécois bien connu pour ses activités politiques. Quand ils se lancèrent à corps perdu dans la lutte qui fit d’eux des chefs politiques, ils étaient veufs et avaient tous deux une trentaine d’années. Ni l’un ni l’autre n’était particulièrement ambitieux. Tous deux croyaient fermement en une collaboration altruiste, conviction qui explique que leurs noms soient liés à tout jamais.

Les rares détails personnels que l’on trouve à leur sujet dans les livres d’histoire brossent le portrait de personnages qui sont les symboles vivants des vertus canadiennes, admirables à tous points de vue… mais modestes. Même la cause glorieuse pour laquelle ils se battaient, ils la présentaient sous un jour terne. Partout ailleurs dans le monde, on aurait invoqué avec éclat le droit du peuple au pouvoir ! Baldwin et Lafontaine, eux, revendiquaient un « gouvernement responsable ».

Il est injuste mais naturel que l’Histoire ait laissé dans l’ombre ces personnages assez discrets, et qu’elle leur ait préféré deux hommes à la personnalité plus flamboyante qui, pourtant, échouèrent là où ils réussirent. En 1837, William Lyon Mackenzie et Louis-Joseph Papineau se mirent à la tête des rebelles qui avaient pris les armes contre les gouverneurs et les cliques qui détenaient le pouvoir dans le Haut et le Bas-Canada. Bien que Baldwin et Lafontaine aient partagé leurs aspirations à l’indépendance, ils ne pouvaient embrasser leurs vues républicaines et révolutionnaires.

La révolte du Bas-Canada fut réellement un acte de folie. Papineau et ses Patriotes, qui en furent les instigateurs, voulaient donner aux Canadiens français un plus grand pouvoir politique. Leurs efforts ne furent pas récompensés. Ils perdirent le peu de pouvoir qu’ils avaient et virent leurs droits civils suspendus. Chargé par le Cabinet britannique de déterminer sur place la cause des troubles, Lord Durham conclut qu’il s’agissait d’une question raciale et qu’une seule politique apporterait une solution finale : l’assimilation intégrale de la collectivité française à la culture anglaise. Il préconisa de joindre par la force les deux Canada. L’Acte d’Union passé en 1840 par le Parlement impérial visait à accélérer ce processus en affaiblissant l’électorat canadien français.

Lorsque le premier gouverneur général de la province, Lord Sydenham, nomma le Conseil exécutif qui était composé de huit membres, aucun Canadien français n’y siégea.

Lord Sydenham était convaincu que « le despotisme était la seule forme de gouvernement valable pour le Bas-Canada », credo qu’il s’empressa de mettre en pratique dans l’ensemble de la province, foulant aux pieds le principe de la règle majoritaire.

La responsabilité ministérielle est à la base du gouvernement de Grande-Bretagne depuis 1688, date à laquelle les Anglais déposèrent un roi despotique pour mettre sur le trône un souverain docile aux désirs du Parlement. Le gouvernement britannique s’opposa toutefois à ce que ce système soit appliqué aux colonies, refus qui lui valut la perte de ses colonies américaines en 1776.

Seule concession faite à l’enseignement du passé, Sydenham accepta de remplacer la « clique du château » par un conseil exécutif de coalition où était représentée toute la gamme des opinions politiques du pays. Ses membres, croyait-il, tout occupés à se régler leurs comptes, le laisseraient libre d’agir à sa guise. Parmi les membres du Conseil se trouvait Robert Baldwin, futur théoricien du gouvernement responsable. Baldwin soutenait qu’une monarchie constitutionnelle de type britannique était viable à la tête d’une colonie. Il suffisait que le gouverneur général « règne mais ne gouverne pas ».

Les hommes d’État britanniques, tout comme les loyalistes canadiens, craignaient vivement que le gouvernement responsable menât inéluctablement à un système républicain, donc à un État totalement séparé de la Grande-Bretagne qui serait absorbé par la république américaine. Baldwin prétendait au contraire que seul un gouvernement autonome était susceptible à long terme de conserver intacts les liens avec l’Angleterre.

Car c’était là le coeur du problème aux yeux des colonistes. Le gouvernement de Londres fournissait des subventions pour les travaux publics, notamment pour les routes et les canaux. L’Angleterre maintenait une armée assez considérable, qui servait de force de dissuasion propre à décourager toute invasion américaine ; elle était par ailleurs le plus important importateur de produits canadiens et jouissait de tarifs douaniers préférentiels.

D’ailleurs, la question n’était pas seulement d’ordre pratique mais d’ordre sentimental. De nombreux Canadiens anglais témoignaient une loyauté passionnée à la Couronne. Le Haut-Canada et les régions de population anglaise du Bas-Canada renfermaient une proportion élevée d’immigrants britanniques récents et de personnes issues de la lignée des loyalistes impérialistes unis, pour qui toute déviation du système établi par l’Empire britannique équivalait à un acte de trahison.

Ils trouvèrent en Sydenham, bien résolu à éviter à tout prix un tel « désastre », le champion de leur cause. Quand Baldwin aborda avec lui le sujet du gouvernement ministériel, il déclara tout simplement qu’une telle proposition était hors de question. Il souligna que l’assemblée était composée d’au moins cinq factions différentes dont les vues divergeaient à tel point qu’une coalition entre elles ne pouvait être qu’éphémère.

Éviter que le pays ne subisse le sort de l’Inde de Gandhi

Baldwin répliqua que le Conseil exécutif devait au moins représenter le groupe le plus important de la Chambre ; il faisait allusion aux Canadiens français nationalistes ralliés à Louis-Hippolyte Lafontaine, leur chef absent. Lafontaine avait été battu à l’élection d’avril 1841, qui avait été truquée sans vergogne par le gouverneur général pour placer la population franco-canadienne en minorité. La tentative de Sydenham d’empêcher l’éclosion d’une forte opposition à son régime autocratique ironiquement se retourna contre lui : en juin 1841, Baldwin se retira du Conseil afin de s’unir avec Lafontaine.

Ce dernier avait violemment dénoncé l’Union provinciale qui, d’après lui, n’était qu’un complot pour détruire la nationalité canadienne française. Eut-il possédé le tempérament de Papineau, il aurait pu semer les germes d’une guerre civile. Mais Baldwin, qui était en passe de devenir son meilleur ami, le persuada que la restauration des droits français devait être combattue en respectant le système. Premier objectif : ailier les réformateurs du Bas-Canada de Lafontaine aux partisans de Baldwin, proches parents par l’esprit, pour former un parti majoritaire, porte-parole indiscutable de la volonté publique. En acceptant cette alliance, Lafontaine prit, selon l’historien W.L. Morton, « une décision d’importance capitale pour l’histoire du Canada. Il aurait pu entraîner les députés français à boycotter l’Union ; il aurait pu les amener à former un bloc d’opposition permanente au sein de la Chambre. En s’alliant aux réformateurs anglais, il épargna au Canada le sort de l’Irlande de Gratton ou de l’Inde de Gandhi et permit l’établissement en Amérique du Nord britannique d’une société libérale et pluraliste. »

Pour que l’Union survive, il fallait toutefois que Lafontaine puisse siéger à la Chambre. Suivant les coutumes de l’époque, Baldwin s’était présenté dans deux circonscriptions et avait été élu dans les deux. Il abandonna son siège de North York en faveur de Lafontaine, qui fut élu en septembre 1841 par une large majorité, « preuve, s’il en est, que le principe politique l’avait emporté sur les sentiments racistes, » comme le fit remarquer Morton.

Le nouveau parti se battit avec acharnement pour conquérir la responsabilité ministérielle, mais ses efforts, contrecarrés par l’adroit Sydenham, furent vains jusqu’à la mort subite de ce dernier en septembre de la même année. Son successeur, Sir Charles Bagot, se pencha sur le problème immédiat, à savoir comment gouverner sans risque de dissensions intestines si la majorité du peuple, les Canadiens français, n’avait aucune voix au chapitre de l’exécutif. Il invita Lafontaine et deux de ses lieutenants à se joindre au Conseil, mais Lafontaine refusa d’y siéger sans Baldwin. Après maintes tentatives, Lafontaine et Baldwin parvinrent à former un gouvernement à caractère parlementaire en janvier 1842.

Il ne s’agissait pas encore vraiment d’un gouvernement responsable ; pourtant, pour la première fois, le gouverneur acceptait de sanctionner les actes d’un « cabinet » constitué principalement par les membres du parti majoritaire. Ce régime s’apparentait cependant suffisamment à un gouvernement majoritaire pour déclencher la furie de la presse et des hommes politiques loyalistes. Bagot fut violemment critiqué, non seulement au Canada mais également en Grande-Bretagne. La tempête faisait toujours rage à sa mort en mai 1843.

Entre-temps, les Tories, outragés, avaient amené la défaite de Baldwin, qui perdit son siège lors d’élections mouvementées dans sa circonscription. Un membre du Bas-Canada ayant donné sa démission à Rimouski, Baldwin – en dépit du fait qu’il parlait péniblement français – se présenta et fut élu. Curieuse situation qui faisait d’un catholique de langue française, leader d’une partie de la province, le représentant d’un électorat protestant de langue anglaise de l’autre partie, et vice-versa. Il est évident que les électeurs de North York, comme ceux de Rimouski, s’étaient rendu compte que les questions religieuses et ethniques n’étaient pas les problèmes les plus importants du pays.

Bagot fut remplacé par Sir Charles Metcalfe, ancien gouverneur de l’Inde et de la Jamaïque. Appuyé par ses supérieurs londoniens, Metcalfe mit tout en oeuvre pour faire marche arrière. Il différa l’approbation royale des projets de loi passés par l’Assemblée en les transmettant au Cabinet britannique. Il nomma lui-même les fonctionnaires, sans consulter le Conseil exécutif. Lorsque Metcalfe refusa d’écouter leurs protestations, Lafontaine et Baldwin, imités par les membres du Conseil, démissionnèrent en novembre 1843.

Cette démission fut à l’origine de la crise politique la plus grave qu’ait connue le Canada. Elle fut au centre de vifs débats des deux côtés de l’Atlantique.

Le problème, réduit à sa plus simple expression, n’était certes pas nouveau et se posait ainsi : le gouverneur pouvait-il diriger le pays au mépris de la majorité élue ? Pour nous, produits du XXe siècle, il est étonnant de constater qu’une majorité ait répondu que, non seulement il le pouvait, mais il le devait. Une minorité influente croyait au droit divin d’une classe souveraine qui savait mieux que le peuple lui-même ce qui était bon pour lui.

Metcalfe tenta pendant quelques mois de diriger les affaires de la province avec l’aide des membres nommés, mais le mécontentement était tel qu’il dut avoir recours à une élection. Les partisans du gouverneur parvinrent à obtenir la plupart des sièges du Haut-Canada. William Draper, conservateur modéré, forma un gouvernement de coalition qui, bien que représentant la majorité au sein de l’Assemblée, était la proie de nombreuses dissensions intestines du fait des factions qui la constituaient. Quand Metcalfe, atteint d’un cancer, se retira de la vie publique en novembre 1845, il laissa derrière lui un gouvernement impuissant, dépourvu de toute popularité.

Le désaccord sur la question de la frontière de l’Oregon avait failli déclencher une guerre avec les États-Unis. C’est pourquoi le nouveau gouverneur général, Lord Cathcart, soldat professionnel sans appartenance politique, eut pour mission de consolider les défenses canadiennes. Une fois le danger passé, Cathcart fut remplacé par Lord Elgin, jeune Ecossais brillant, issu d’une famille noble très influente, qui, bien que conservateur, fut choisi par le nouveau gouvernement libéral. Le secrétaire britannique aux affaires coloniales, Earl Grey, était d’avis de laisser les colonies de l’Amérique du Nord libres de conduire leurs propres affaires.

Un projet de loi très contesté met à rude épreuve le principe de la règle ministérielle

Montréal était devenue la nouvelle capitale. Elgin y arriva en janvier 1847, au moment où le délicat équilibre établi par Draper était sur le point d’être rompu. L’issue inévitable de cette mésalliance eut lieu en avril de la même année, date à laquelle l’administration de Draper fut remplacée par un ministère de fortune à dominance tory qui ne comptait parmi ses membres qu’un seul Canadien français. En demandant que des élections soient tenues en janvier 1848, Elgin mit fin à une situation insoutenable.

Les réformateurs gagnèrent une majorité décisive dans les provinces de l’Union. Lafontaine et Baldwin, véritables co-ministres, étaient chacun responsables de la politique de leur région. Ils formèrent un cabinet composé exclusivement de membres appartenant au parti majoritaire. Le gouverneur général confirma qu’il était lié par leurs conseils.

La souveraineté était enfin un fait accompli, du moins pouvait-on le croire. Après avoir passé toute une série de lois, aussi nécessaires que tardives, le ministère soumit un projet visant à dédommager les propriétaires du Bas-Canada dont les biens avaient été saccagés pendant la rébellion. Une loi semblable avait été passée, pour les mêmes raisons, dans le Haut-Canada en 1846 par une administration conservatrice. Pourtant, ledit projet provoqua de vives objections de la part des Tories qui refusaient que des propriétaires français qui avaient embrassé la cause des rebelles soient « récompensés pour leur trahison ». La loi fut cependant passée par une forte majorité et le gouvernement responsable rudement mis à l’épreuve.

La Loi d’indemnité pouvait encore être rejetée par le Cabinet britannique. Un groupe de pression, formé de Tories éminents, fut envoyé dans ce but à Londres, sans succès. Earl Grey et ses collègues refusèrent d’intervenir. La rhétorique loyaliste, les appels au gouverneur et à l’Angleterre, même le recours à la violence, tactiques utilisées autrefois avec bonheur par l’opposition, ne purent ébranler le gouvernement responsable. Les efforts désespérés d’une clique de privilégiés furent vains. Le Canada était désormais, d’après l’historien Arthur Lower, un pays où « les votes des hommes se valaient et les désirs de la majorité étaient l’autorité suprême ».

Les personnages effacés qui avaient été les instigateurs de ce tournant historique, Lafontaine et Baldwin, se retirèrent de la politique active deux ans plus tard, leur mission accomplie. Bien que la Nouvelle-Écosse instaurât un gouvernement ministériel deux ans avant la province du Canada, elle s’inspira pour le faire de la formule mise au point par Baldwin dès 1836.

Cette formule fut d’ailleurs appliquée aux colonies britanniques du monde entier pour les aider à passer sans heurt de l’état colonial à l’état indépendant. Ni Baldwin ni Lafontaine ne souhaitait l’indépendance totale ; pourtant ils amorcèrent le processus qui, sans violence, y menait inéluctablement.

Ils avaient agi en vrais Canadiens, ces hommes prudents et raisonnables qui incarnaient les vertus de leur pays. Malheureusement, il est également dans la nature des Canadiens de n’attacher que peu d’importance à leurs héros nationaux. Si l’on rendait à Lafontaine et à Baldwin les hommages qu’ils méritent, peut-être serions-nous aujourd’hui moins troublés par notre manque d’identité nationale.