Le succès fait-il le bonheur ? Oui et non, tout dépend des méthodes employées. La question est loin d’être simple et, dans cet article, nous nous penchons sur le monde des « gagnants » et des « perdants » et nous demandons qui, en fin de compte, sont les vrais gagnants…
Bien que le mot « succès » ait plusieurs sens selon la personne qui l’utilise, de nos jours il représente généralement le point culminant d’une carrière enviable. Une personne « a réussi » lorsqu’elle possède une certaine richesse et une influence sociale.
Il semble raisonnable de supposer que la plupart des individus aspirent à ce niveau de réussite, ne serait-ce que pour ne plus souffrir de l’insécurité qui va de pair avec le manque de succès. Un travail acharné permet d’assurer son bien-être et celui de ses enfants.
Le vif désir d’arriver est la condition sine qua non de toute progression économique au sein de notre société. Le produit national brut d’un pays ne représente en fait que la somme totale du labeur d’un grand nombre d’individus dans une gamme d’activités très diverses. La population active semblerait nettement moins « active » sans le surcroît d’efforts d’une large minorité de ses membres qui cherchent ainsi à améliorer la qualité de leur vie.
Les progrès réalisés par la plupart de ces êtres ambitieux, bien que limités, semblent assez convaincants. Certains, tout entiers à leur dessein, parviennent à faire de grandes choses et se propulsent au premier rang. L’ambition dévorante n’est pas en soi une vertu des plus admirables. Pourtant, ceux qu’elle anime contribuent à la prospérité générale en créant des emplois. Il est incontestable que la soif de gloire et de pouvoir est la force cachée qui mène à de nombreuses réalisations exceptionnelles, que ce soit dans le domaine de la politique, de l’érudition, de la science ou des arts.
Étant donné les avantages économiques et sociaux qui découlent du désir de réussite, on pourrait croire que les philosophes, attentifs aux intérêts de l’humanité, s’attachent à le glorifier. Or, William James, comme de nombreux penseurs, déplore « le culte absolu rendu au dieu SUCCÈS ».
De son vivant, James, écrivain américain du début du siècle, s’élevait contre le fait que le succès soit évalué en termes d’argent, d’influence et de possessions matérielles alors que d’autres valeurs, notamment la force de caractère, la sensibilité et le sens des responsabilités sociales, étaient totalement ignorées. Aujourd’hui, les valeurs que prône l’Amérique du Nord ne pourraient que raviver ses inquiétudes, car ce qu’il appelle « l’interprétation sordide » du succès, basée uniquement sur la réussite matérielle, est la plus répandue de nos jours. Les médias, notamment par le biais de la publicité, proclament que rien n’est plus important que de pouvoir étaler aux yeux de tous les signes extérieurs du succès – maisons, voitures, vêtements, bijoux de luxe, vacances coûteuses, etc. – l’implication étant que quiconque ne peut mener ce train de vie se retrouve socialement dégradé.
James craignait déjà les effets que pourrait avoir sur la moralité une philosophie axée uniquement sur le succès matériel. Il suffirait qu’il se rende aujourd’hui dans une librairie pour être convaincu que ses pires craintes se sont matérialisées. Alors qu’à son époque il aurait pu consulter l’ouvrage de Benjamin Franklin The Road of Wealth, qui affirmait que la parcimonie et le travail étaient à la base de tout avancement social, son regard ne se poserait que sur des rangées de livres traitant de la manière de réussir et recommandant à leurs lecteurs de ne laisser aucun obstacle, et surtout pas leur conscience, entraver leur ambition.
Ces livres préconisent à chaque page le bluff, l’intimidation et la manipulation pour réussir une carrière. Quelques titres suffisent pour donner une idée de leur nature : Gagner dans l’entreprise ; Assurez-vous de gagner ; Pouvoir et politique ; Les chemins vers la puissance ; Lisez vos adversaires à livre ouvert.
La vie n’est pas un jeu sanctionné par des victoires ou des défaites
Il est intéressant de noter que les termes qui reviennent le plus souvent dans ces titres, « réussir », « vainqueur », reflètent fidèlement l’idée que se fait le monde contemporain du processus de la réussite. Il s’agit de « l’emporter » sur ses concurrents. Franklin comparait la poursuite d’une carrière à une route longue et ardue ; aujourd’hui, il serait plus juste de parler de terrain de football où chacun, guidé par sa seule ambition, cherche à fouler aux pieds ses adversaires : force brute, supercherie, tous les moyens sont bons. Dans le monde des affaires, les conversations sont d’ailleurs émaillées d’analogies guerrières : on attaque un concurrent, on remporte une affaire, on casse un marché, on élabore une stratégie et on absorbe une entreprise.
Il est donc clair que gagner prime tout et que la fin justifie les moyens qui n’ont qu’une importance secondaire. Cette philosophie est diamétralement opposée au vieux dicton enseigné autrefois aux jeunes qui affirme que « ce n’est pas le fait de gagner ou de perdre qui importe, mais la manière de jouer le jeu ».
Le jeu en question symbolise la vie, et suivre les règles du jeu impose de respecter un code d’honneur, de probité et de courtoisie. Or, quiconque à notre époque se conforme à ces règles est à l’avance « perdant ». Le perdant manque de dureté de coeur, il n’est pas assez brutal pour poser les actes immoraux nécessaires à toute réussite.
Avoir des scrupules, en matière d’avancement de carrière, témoigne d’une naïveté ignorante de la réalité moderne. Pourtant, la doctrine de « la victoire avant tout » manque elle-même de réalisme, car elle ramène l’existence à une simple lutte d’où l’on sort vainqueur ou vaincu. Dans un tel monde, il est impossible d’arriver second ou troisième, les matchs nuls n’existent pas, ni les compromis.
La réalité est tout autre. La vie est faite d’ambiguïtés et d’actes qui n’aboutissent pas ; tout y est relatif. Un échec dans un certain domaine (par exemple, dans sa carrière) peut être contrebalancé par un succès dans un autre (par exemple, la fierté d’avoir bien élevé ses enfants).
Et pourtant, la notion que dans la vie tout est soit blanc, soit noir et que l’on ne peut que gagner ou perdre est très répandue. Wendell Johnson, dans son ouvrage classique intitulé People in Quandaries, décrit ainsi les adeptes de cette philosophie : « Étant donné que pour eux le « succès » et l’« échec » ont une valeur absolue, donc vague et sujette à interprétation, ils se considèrent comme des « ratés » à moins d’avoir prouvé leur valeur d’une façon incontestable. C’est ainsi qu’ils se sentent poussés à viser toujours plus haut, à être les meilleurs, à battre des records et à voir toujours plus grand. »
Les surdoués trop poussés par leurs parents peuvent être marqués à vie
Quand des surdoués n’arrivent pas au succès éclatant escompté, leur comportement devient perturbé, ce qui en retour perturbe leurs proches. L’Américain Harry Levinson, psychologue bien connu, a remarqué que les surdoués déçus dans leurs ambitions « deviennent de plus en plus irritables et traitent leurs conjoint, enfants et collègues de façon abusive. Certains souffrent de dépression chronique et d’autres meurent jeunes, victimes de crises cardiaques ».
« Ceux qui aspirent à un idéal trop élevé ne peuvent jamais l’atteindre et s’en veulent de leur échec, écrit Levinson. Ils ont besoin qu’on les aide à percevoir la valeur de leurs nombreuses réalisations. Sans aucun doute, il faut se tourner vers l’avenir et chercher à atteindre de nouveaux idéaux, mais il est encore plus important de vivre dans le présent et d’apprécier ce qui est nôtre. »
Il est fort probable qu’un grand nombre de ces êtres tourmentés avaient des parents qui, pour compenser leur propre échec, leur avaient imposé des idéaux irréalisables. Les hommes et les femmes qui estiment avoir raté leur vie ont tendance à vouloir se réaliser à travers leurs enfants et à pousser ces derniers à s’élever dans la vie pour connaître le succès qui leur a été refusé.
Rien n’est plus normal que de souhaiter que ses enfants réussissent dans la vie. Ce qui est anormal, et ce qui provoque des troubles émotifs, est de les traiter de ratés parce qu’ils ne se sont pas montrés à la hauteur des ambitions de leurs parents. Or, s’ils ont « échoué », c’est souvent parce que ces mêmes parents les ont poussés à prendre une voie qui n’était pas la leur. Quelle que soit la cause de leur échec, les enfants qui pensent avoir déçu leurs parents souffrent de sentiments de culpabilité et d’infériorité tout le reste de leur existence.
Le complexe de l’imposteur et la crainte de réussir
Des aspirations trop élevées ne sont pas la seule cause des problèmes émotifs liés à l’éthique du succès. Étant donné l’importance que joue la réussite dans l’intégration sociale, les jeunes qui n’ont ni l’occasion de prouver leur valeur ni les compétences nécessaires pour réussir se sentent des parias. Certains se transforment en révoltés amers, d’autres perdent tout espoir et se résignent à ne rien faire, d’autres, enfin, cherchent une consolation dans les drogues ou le crime.
Fait étrange, trop bien réussir peut également provoquer des problèmes psychologiques qui n’ont aucun rapport avec l’ivresse du succès et la vie dissolue qui peut en découler. Les psychologues s’intéressent vivement depuis quelques années à des personnes qui, ayant réussi, souffrent du « complexe de l’imposteur », c’est-à-dire qu’elles éprouvent une profonde culpabilité à « tromper » le monde en exerçant des fonctions professionnelles pour lesquelles elles jugent ne pas être qualifiées, alors qu’en réalité elles le sont.
Le complexe de l’imposteur est lié à la peur de réussir et empêche les personnes qui en sont victimes de développer pleinement leur potentiel. Inconsciemment convaincues que leur réputation est usurpée, ces dernières fuient toute possibilité qui leur permettrait d’aller encore plus loin.
Aaron Hemsley, conseiller en psychologie, cite, en exemple, le cas classique de l’agent d’assurance « qui, étant le meilleur vendeur de son bureau, souffre subitement d’une maladie qui l’empêche de travailler, ou qui ne peut résister au désir soudain de prendre quelques semaines de congé pour assister à la réunion de sa classe… Examinons le cas de l’individu qui déclare : « Je ne veux pas être le numéro un ; être le numéro deux me convient bien mieux. Je suis paresseux et je ne veux pas avoir à prouver ma valeur année après année. J’aime que mes mérites soient reconnus, mais je refuse toute responsabilité ». Pour cette personne, être « influent » équivaut à être « responsable ».
Certains évitent de consolider le succès qu’ils ont déjà acquis, d’autres refusent, dès le départ, d’entrer en lice ; ils craignent que le fait d’être riche et important ne modifie leur caractère et ne les coupe de leur environnement.
Il se peut également qu’ils n’osent donner libre cours à leurs ambitions parce qu’ils craignent d’affronter le « monde impitoyable » des affaires, tel qu’il leur a été dépeint. Ils ont peur que la valeur douteuse des résultats obtenus ne puisse justifier les atteintes portées à leur intégrité personnelle.
Il serait naïf de prétendre qu’aucun procédé crapuleux n’a jamais été utilisé par ceux qui se fraient un chemin dans la jungle des affaires. La loi « oeil pour oeil, dent pour dent » peut, pour certains, être insupportable à vivre. Selon Harry Stein, sociologue américain, un tel contexte est particulièrement éprouvant pour les femmes qui, soumises à une intense pression qu’elles s’imposent souvent elles-mêmes pour réussir dans le domaine professionnel, se trouvent souvent dans une situation intenable parce que leur éducation ne les a nullement préparées à écraser les concurrents qui pourraient entraver leur carrière.
L’idée que seules les méthodes plus ou moins honnêtes permettent d’arriver a été largement répandue par les médias. En effet, la prétendue âpre concurrence pour se faire une place au soleil, ce que les anglophones appellent le « rat race », ne correspond pas à la réalité de la course aux honneurs. Les coureurs les moins doués se laissent distancer d’eux-mêmes, bien avant d’atteindre la ligne d’arrivée. D’ailleurs, toute manigance de leur part ferait leur propre perte, car aujourd’hui les hautes réalisations d’ordre commercial ou professionnel sont généralement le fruit d’efforts concertés. Puisque la réussite se mesure aux résultats obtenus, il est difficile de l’atteindre si, en cours de route, vous vous êtes aliénés la bonne volonté de vos proches collaborateurs.
Ceux qui atteignent les sommets sont généralement des personnes intègres
Contrairement à l’opinion publique, ceux qui se propulsent au premier rang sont généralement des êtres intègres, travailleurs, qui inspirent, chez ceux qui les côtoient, l’esprit de collaboration. Il est donc étrange que l’idée selon laquelle les gens honnêtes arrivent bons derniers demeure omniprésente dans notre société et contribue à l’attitude négative des jeunes face au monde du travail.
Récemment, Harry Stein jugea nécessaire de s’élever contre l’idée que la réussite est l’apanage des êtres sans scrupules. En fait, dit-il : « L’ambition et l’intégrité ne sont pas plus incompatibles que la sagesse et l’humour. Le vrai problème, qui pour certains est insurmontable, est de braver la connotation machiavélique que revêt toute réussite dans la mentalité des gens de ce pays. Il est impératif de rabâcher aux ambitieux que les moyens valent la fin et de convaincre les plus timides que la corruption n’est pas un prérequis. »
La réponse à l’éternelle question « le succès fait-il le bonheur ? » semble donc être liée étroitement à la nature des procédés utilisés pour y parvenir. Celui qui, impitoyable et égoïste, est prêt par tous les moyens à arriver à ses fins est probablement incapable d’éprouver les sentiments d’amitié et d’amour sans lesquels les êtres humains ne peuvent être heureux.
L’expérience démontre clairement que le succès fait le bonheur de ceux qui l’obtiennent la conscience en paix. Une étude échelonnée sur 10 ans menée aux États-Unis par le General Motors Research Institute auprès de personnes de diverses professions montre qu’au cours de leur ascension sociale les personnes interrogées ont acquis une stabilité émotive et mentale et une capacité à résister au stress de plus en plus prononcées.
Ces résultats ne sont pas vraiment surprenants si l’on considère que les qualités personnelles qui permettent la réussite professionnelle correspondent justement à celles qui conduisent à une vie agréable et équilibrée. Walter Bagehot, célèbre économiste politique, les résume en deux mots quand il parle de « modération dynamique ». À ce chapitre, Joseph Addison a dit : « Pour réussir dans la vie, la persévérance est votre meilleur allié, l’expérience votre meilleur conseiller, la prudence votre frère aîné et l’espoir votre force motrice. »
Remarquons toutefois qu’il parle « de réussir dans la vie » et non de « réussir sa vie professionnelle » ou de « gagner beaucoup d’argent ». Le vrai succès doit mettre en jeu toutes les facettes de la personnalité. Celui qui pense avoir réussi devrait se demander dans quel domaine il a réussi ; dans ses relations familiales, avec ses amis, ses concitoyens ? Bref, a-t-il réussi sa vie d’être humain ?
Certes, le succès se mesure aux résultats obtenus, mais ces derniers ne sont pas nécessairement de nature professionnelle ou matérielle. L’erreur que l’on commet à notre époque est de croire que la réussite professionnelle est la clé du succès. Le concept du succès devrait être plus global et toucher à tous les aspects de la vie, une sorte de cercle qui doit être bouclé avant qu’on puisse prétendre avoir réussi sa vie.