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Le monde dans lequel nous vivons est, à bien des égards, le fruit du travail des ingénieurs qui, depuis l’aube de notre histoire, n’ont cessé d’agir en bienfaiteurs de l’humanité. Notre propos, ici, est d’examiner leur rôle et de montrer combien leur importance est devenue, plus que jamais, la clé même de la survie de l’humanité…

En qualité de citoyens des nations développées, nous vivons au royaume de l’ingénieur. Du matin au soir, que nous ouvrions le robinet d’eau ou éteignions les lumières, nous sommes entourés de structures, systèmes, produits et procédés d’ingénierie. Tous contribuent à nous nourrir, nous abriter, nous vêtir, nous véhiculer, à assurer notre confort, à nous divertir et à nous permettre de communiquer les uns avec les autres. Quelle que soit notre profession, une grande partie de notre travail s’effectue à l’aide d’objets créés par des ingénieurs.

Et pourtant, les mystères de la technologie ne nous préoccupent guère, et nous n’accordons que très rarement d’attention à l’importance fondamentale que la profession d’ingénieur joue dans notre existence. Car, il faut bien en convenir, les merveilles de l’ingénierie sont désormais monnaie courante. Elles font partie de notre environnement quotidien tout comme les montagnes du Népal sont familières à un sherpa. Elles ont cessé de nous inspirer cette crainte révérentielle et admirative qu’elles méritent pourtant, sauf lorsque, à l’image d’une avalanche, un accident aux conséquences désastreuses se produit.

L’ingénieur lui-même a disparu dans le brouillard au même titre que ses envahissantes réalisations. Nous connaissons les noms des sculpteurs et des architectes, les Henry Moore et les I.M. Pei, qui ont agrémenté nos grandes villes de leurs oeuvres, mais qu’en est-il de ceux qui se chargèrent de construire les bâtiments et les ponts, qui percèrent les artères et installèrent les tuyaux et les câbles si utiles à la vie urbaine ? Sur les registres des personnages historiques, les noms des ingénieurs figurent loin derrière ceux des monarques, politiciens et généraux. La raison en est simple : les ingénieurs, en temps normal, résolvent les problèmes au lieu d’en créer. Or, un problème résolu est, de toute évidence, dépourvu d’existence.

Le manque de reconnaissance témoigné à l’ingénieur, en dépit de son importance, est loin d’être un phénomène récent. Le nom de l’homme qui a construit la Grande Pyramide, Khufu-onekh, a sa place dans l’histoire, mais loin derrière celui de Chéops, le roi égyptien pour qui cet incroyable faste de génie a été entrepris. Alors que les poètes et philosophes de l’Antiquité sont passés à la postérité, les artisans des Sept Merveilles du monde sombrent dans l’oubli. Qui n’a jamais entendu parler d’Homère et de Platon ? Et, pourtant, rares sont ceux qui connaissent le nom de la personne ayant construit l’Acropole. Virgile et Cicéron ne manquent jamais d’être cités, mais nul ne saurait dire qui a construit le Colisée.

En outre, l’ingénieur a toujours vécu dans l’ombre du scientifique qui, de tout temps, a été félicité pour les progrès que ses découvertes ont fait faire à l’humanité. Cependant, certaines d’entre elles se seraient avérées complètement inutiles sans l’aide précieuse et créative des ingénieurs. La différence entre les deux réside dans le fait que l’homme de science s’applique à découvrir et que l’ingénieur, lui, cherche à appliquer ses découvertes à des fins pratiques. L’un ne va pas sans l’autre. Comme le disait, fort à propos, Louis Pasteur : « Il y a la science et l’application de la science, toutes deux sont liées comme le fruit l’est à l’arbre qui le porte. »

En fait, l’homme de science et l’ingénieur n’ont souvent fait qu’un. Galilée a non seulement percé le secret des galaxies, mais a également construit le premier télescope. Marconi était un ferré physicien, mais il doit sa réputation au fait d’avoir appliqué les équations de Heinrich Hertz à la communication sans fil, grâce à une antenne et à un poste de radio qu’il avait lui-même construits.

Mais d’abord, qu’est-ce qu’un ingénieur ? Il est difficile de résumer, en une seule phrase, le travail de centaines de milliers d’hommes et de femmes opérant dans une multitude de spécialités techniques. La définition de l’ingénierie proposée par l’Encyclopaedia Britannica n’est, pourtant, pas loin du but. Elle définit donc la profession en ces termes : « l’art de mettre la science au service de la transformation optimale des ressources pour le bien-être de l’humanité. »

L’Encyclopaedia Britannica indique, entre parenthèses, que ce n’est pas un heureux hasard si la science des ingénieurs relève de l’ingéniosité. Les termes ingénieur et ingénieux possèdent la même racine latine, ingenerare.

Bien que les ingénieurs s’activent depuis que le monde est monde, aucune appellation générique ne leur a été attribuée avant le Moyen Age, époque à laquelle le terme « ingénieur » s’appliquait à l’inventeur et au constructeur d’« engins de guerre » comme les catapultes et les béliers. Néanmoins, les ingénieurs militaires n’ont jamais limité leurs talents aux inventions purement guerrières. Les routes pavées qui sillonnaient, depuis Rome, l’ensemble de l’Europe et du Moyen-Orient étaient le fruit du travail des ingénieurs des légions romaines.

C’est à l’époque médiévale que s’établit la différence entre les ingénieurs militaires et les ingénieurs civils chargés de construire les grandes cathédrales d’Europe. La profession commençait à revêtir ses lettres de noblesse ; les bâtisseurs de cathédrales utilisaient divers procédés architecturaux, tels que les arêtes, les arcs et les arcs-boutants pour compenser les poussées et tensions latérales. De plus, l’ingénierie se diversifiait. Les ingénieurs en hydraulique travaillaient depuis longtemps dans les mines et les moulins et la chimie faisait son apparition. La percée de l’horlogerie favorisa ensuite l’avènement de l’ingénieur en mécanique.

Et ce sont des ingénieurs de ce calibre qui, munis de leurs instruments, lancèrent la Révolution industrielle. La navette volante de John Kay et la machine à filer le coton de James Hargreave conduisirent les fermiers dans les usines. L’homme qui symbolise le plus les mutations de cette époque, James Watt, n’était autre qu’un ingénieur. Watt n’a pas inventé la machine à vapeur, mais il a considérablement amélioré cette découverte en la refaçonnant et en y ajoutant certains éléments.

Dès ses origines, le Canada était une nation d’ingénieurs

À bien des égards, Watt correspondait à l’image de l’ingénieur du passé ; c’était un autodidacte qui n’avait suivi qu’une seule année de formation chez un constructeur d’instruments mathématiques. Tel était également le cas pour ses contemporains qui construisaient les canaux, les voies ferrées, les routes, les fonderies et les machines-outils qui transformèrent la Grande-Bretagne agricole en une opulente puissance mondiale.

À cette époque, l’ingénieur suivait généralement une formation d’apprenti chez un habile artisan, puis s’attaquait aux problèmes de la nature muni, en tout et pour tout, d’une équerre en T, de son talent, de sa connaissance, de son bon sens et de son intuition.

Bien que la première école des Ponts et Chaussées ait été créée en France dès 1747, ce n’est que vers le milieu du XIXe siècle, qui marque l’avènement de l’électricité et de sa première application pratique, le télégraphe, que les ingénieurs renoncèrent à leurs méthodes empiriques. L’approche empirique qui, par le passé, avait régi la construction et la création de divers procédés ne pouvait s’appliquer aux réactions électriques, car l’électricité ne suit aucune règle empirique.

Les découvertes faites en dynamique, en chimie, en métallurgie et dans d’autres domaines contribuèrent également à rendre plus complexe le métier d’ingénieur. À mesure que s’effectuait une certaine prise de conscience des complexités de la nature, il fallut d’une part, renoncer à l’empirisme et d’autre part, doter la profession d’un statut et d’un cadre particuliers en créant des écoles d’ingénieurs et des associations professionnelles.

Les colonies qui, bientôt, allaient former le Canada s’intéressèrent très tôt à l’ingénierie. En 1854, notre première école d’ingénieurs était ouverte sur le site de l’actuelle université du Nouveau-Brunswick. Cet événement marquait le début d’un mouvement éducatif dont l’importance ne cesserait de croître puisque aujourd’hui, un Canadien sur cent possède un diplôme d’ingénieur.

La fondation de l’école du Nouveau-Brunswick venait, en quelque sorte, corroborer le fait que ce territoire vaste, rude et sauvage était véritablement une nation d’ingénieurs. Aucun progrès économique ne peut être réalisé sans travaux publics tels que la construction de routes et de canaux, et l’aménagement des ports. L’immense difficulté qui consistait à maintenir une présence politique marquée au nord de la frontière des États-Unis résidait dans le manque de communication au sein même des différentes poches de population qui formaient l’Amérique du Nord britannique. Les chemins de fer, qui étaient en voie de construction, promettaient de résoudre tous ces problèmes.

Le Canada est probablement la seule nation au monde à mentionner un travail d’ingénierie dans sa constitution. La décision d’achever la construction d’une voie ferrée intercoloniale, liant les provinces maritimes aux provinces centrales, figurait en bonne et due place dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique.

Par la suite, le nouveau Dominion s’anima et s’adonna à de multiples activités d’aménagement et de construction. Grâce aux compétences des ingénieurs des mines, les grandes étendues rocheuses du Canada cessèrent d’entraver le développement du pays. Leurs confrères de l’industrie des pâtes et papiers firent de même. Les ingénieurs en hydro-électricité contribuèrent à donner aux Canadiens une source d’énergie inestimable, à la fois économique et fiable.

Compte tenu de l’importance du rôle joué par les ingénieurs dans la construction de notre pays, il n’est donc pas surprenant que l’un d’eux, sir Sanford Fleming, se soit élevé au rang des héros de la nation. Arpenteur dans les régions éloignées et responsable de la construction des voies de chemin de fer, il personnifiait l’énergie et l’ingéniosité propres à l’ingénieur des premières années de gestation du Canada. En outre, M. Fleming représentait une autre tradition parmi ses collègues canadiens. Partisan de l’internationalisme, il est surtout connu pour avoir établi la normalisation horaire sur la planète.

Bien avant que M. Fleming passe à la postérité, les ingénieurs canadiens avaient déjà exercé leurs talents hors de leur pays. Dans les années 1850 et 1860, ils prirent part à des projets historiques comme l’installation d’un câble télégraphique transatlantique entre Terre-Neuve et l’Irlande et le forage du premier tunnel ferroviaire aux États-Unis. Au même moment, une nouvelle science, celle du pétrole, naquit dans le sud de l’Ontario. (À cette époque, bien avant l’invention du moteur à explosion, le pétrole était raffiné pour les lampes à kérosène.) Dès 1874, les ingénieurs canadiens spécialisés dans l’exploitation du pétrole exportaient leurs talents vers les Indes Néerlandaises. Dès lors, et jusqu’à la Première Guerre mondiale, on pouvait les voir forer et construire des raffineries et des pipelines dans les coins les plus reculés de l’Europe, de l’Afrique, de l’Amérique du Sud, du Moyen-Orient et de l’Australie.

Simultanément, le Canadien, muni de sa règle à calcul et chaussé de ses grandes bottes à lacets, prenait place dans le décor des mines et des chantiers de construction d’Amérique latine et des Antilles. On a souvent dit de l’Empire britannique que son drapeau précédait ses activités commerciales. En ce qui concerne le Canada, ce sont les ingénieurs qui précédaient, très souvent, les exportateurs.

Aujourd’hui et plus que jamais, les ingénieurs canadiens sèment leurs connaissances par-delà le monde, non seulement dans leurs traditionnels domaines d’excellence que sont l’hydro-électricité, les télécommunications et les pâtes et papiers, mais également dans diverses activités d’ingénierie allant de la métallurgie à la médecine. Dernièrement, les entreprises canadiennes ont participé à des projets et des études dans plus de 100 pays, et le commerce continue de fleurir sur la route empruntée par les ingénieurs.

M. Camille A. Dagenais, président du conseil du groupe SNC, de Montréal, dont la réputation internationale n’est plus à faire, estime, en toute modestie, que l’activité des ingénieurs outre-mer engendre, chaque année, 700 millions de dollars d’exportations, sans compter les 300 millions de dollars que les cabinets d’ingénieurs génèrent par an, grâce à leurs projets à l’étranger. Parmi un « petit échantillonnage » d’articles achetés chez les fournisseurs canadiens, M. Dagenais cite, entre autres, les conduites, les outils, les poteaux téléphoniques, les turbines, les générateurs, les compresseurs, les grues et les maisons mobiles. Un nombre non négligeable d’emplois, dans notre pays, dépendent du travail réalisé par les ingénieurs canadiens hors de nos frontières.

« Participer à l’amélioration de la qualité de la vie des peuples du monde »

« Le travail à l’étranger offre d’autres contreparties qui, quoique moins utiles, sont peut-être plus intéressantes à long terme pour chaque être humain et entité, écrit M. Dagenais. Plus important encore, vous pouvez ainsi participer à l’amélioration de la qualité de la vie d’autres peuples. Aujourd’hui, la contribution des ingénieurs canadiens est d’une importance vitale en raison des sécheresses importantes et des menaces de famine qui pèsent sur un certain nombre de pays. »

La Fédération Mondiale des Organisations d’Ingénieurs se réunira à Montréal du 17 au 22 mai 1987 et le rôle vital que la profession peut jouer dans la résolution de graves problèmes mondiaux sera au centre des débats. La conférence célébrera le centenaire de la Société canadienne de génie civil (dénommée par la suite Institut Canadien des Ingénieurs) et il ne fait aucun doute que ses participants ne manqueront pas de noter à quel point la profession a changé depuis un siècle. Aujourd’hui, les ingénieurs travaillent en équipe, s’aidant, dans leurs efforts, de l’intarissable capacité des ordinateurs. Ils ont étendu leurs activités à une vaste gamme de spécialités et de sous-spécialités qui ne manqueraient pas de couper le souffle aux pionniers de leur profession.

Bien que les approches, les techniques et les outils aient changé, la tâche première des ingénieurs reste la même. Au sein de la société, ils sont chargés de veiller à ce que les choses soient accomplies. Outre cette responsabilité, ils doivent également accomplir leurs tâches de la façon la plus économique possible. Reprenons la définition de l’Encyclopaedia Britannica : « … la transformation optimale des ressources pour le bien-être de l’humanité. »

L’épuisement des ressources naturelles de notre planète donne à cette définition une nouvelle dimension. Nous ne pouvons plus nous permettre de gaspiller les ressources, déjà affaiblies, dont nous disposons. Nous ne pouvons plus nous permettre de détruire notre environnement naturel. Les vagues et les nuages de pollution qui nous entourent viennent prouver combien la théorie du développement à tout prix est extrêmement périlleuse.

Dans le « village global » de la communication créé par l’ingénieur, les conséquences sociales du développement pèsent terriblement sur l’inconscient collectif. Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur le tort causé aux minorités ethniques dans la poursuite d’un progrès matériel éphémère. Une nouvelle dimension humaine doit, par conséquent, être ajoutée aux obligations professionnelles de l’ingénieur. Déjà, dans les années 30, Albert Einstein avait pressenti ce phénomène en déclarant aux étudiants de l’Institute of Technology de Californie que « l’attention portée à l’être humain et à son destin doit toujours être au centre de nos préoccupations et de nos réalisations professionnelles… afin que les créations de notre esprit, plutôt que de nuire, bénéficient à l’humanité tout entière ».

Actuellement, le destin de l’humanité pèse plus lourd que jamais dans la balance et les ingénieurs joueront un rôle important en vue de déterminer si ce destin bénéficiera ou pâtira de l’application des techniques. D’énormes problèmes menacent encore la planète et un certain nombre d’entre eux ont été causés par la main de l’homme. S’il est du pouvoir de quelqu’un de les résoudre, c’est à l’ingénieur que revient cette tâche, car c’est lui qui, à l’aube de notre histoire, s’est efforcé « d’améliorer la qualité de la vie ». Ce genre de responsabilité est lourde à porter, néanmoins les ingénieurs se sont toujours montrés à la hauteur de leur mandat.