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À bien des égards, le respect mutuel est l’assise des sociétés civilisées. Nous avons besoin de respecter nos institutions et nos leaders. Mais à l’époque difficile où nous vivons, ils doivent s’en montrer dignes. Ce qui est d’ailleurs vrai pour chacun de nous, tout respect bien ordonné commençant par soi-même.

La notion de respect a évolué de façon radicale depuis que Francis Bacon en a fait le sujet de ses essais à la fin du 16e siècle. À son époque, le respect était dû sans distinction aux personnages riches et influents. C’est ainsi qu’un juge, comme le fut Bacon, faisait preuve de « respect » envers un noble en ne le poursuivant pas en justice pour une offense qu’il avait commise. L’injustice de cette pratique amena toutefois le célèbre philosophe et homme d’affaires anglais à conclure que « le respect de la personne n’est pas une bonne chose ».

Au fil des années, le terme prit un sens plus général et indiqua la déférence due aux nobles et aux hauts fonctionnaires. On montrait automatiquement du respect à ceux qui occupaient une position sociale plus élevée. Pour automatique qu’il fût, ce respect était loin d’être volontaire. Les « nobles » avaient le pouvoir de ruiner les moins bien lotis dont la servilité n’était pas assez marquée. Dans la bonne société, le gant de velours cachait toujours la main de fer.

Aujourd’hui, la notion de respect est diamètralement opposée à celle qui prévalait dans l’Angleterre de Bacon, quoique la main de fer se fasse encore sentir dans certaines couches de la société. Les entraîneurs de hockey sont connus pour des déclarations du genre : « On va y aller et se faire respecter », signifiant qu’ils ont donné ordre à leurs joueurs d’intimider l’adversaire. Les chefs de bande ne peuvent survivre sans ce qu’ils appellent « le respect ». Le perdre est inviter une mort sanglante aux mains des arrivistes et vouloir l’acquérir ou le conserver justifie trop souvent des agissements condamnables.

Pour la plupart des citoyens des démocraties modernes, le respect se mérite et n’est pas accordé sans raison. Il ne se dispense plus verticalement du plus pauvre au plus riche, du moins influent au plus influent, mais chemine plutôt horizontalement dans la société.

Un des principes tacites du contrat social qui nous lie est que les êtres humains possèdent les mêmes droits jusqu’à ce qu’un acte les leur fasse perdre. En conséquence, chacun s’attend au respect des droits d’autrui. Tout comme notre système judiciaire part du principe qu’un homme est innocent jusqu’à ce qu’il soit prouvé coupable, nous acceptons comme allant de soi que tout être humain est digne de respect jusqu’à preuve du contraire.

L’idée que le respect sert à honorer la condition humaine est éloquemment exprimée par la femme du héros de la pièce de Arthur Miller, La mort d’un commis voyageur, lorsqu’elle s’écrie : « Willie Loman n’a jamais gagné beaucoup d’argent. Son nom n’a jamais fait la manchette des journaux. Ce n’est pas un être exceptionnel. Mais c’est un homme qui subit actuellement de terribles épreuves. Il est digne de notre intérêt. On ne doit pas le jeter au fond d’un trou comme un vieux chien. Il est digne de notre intérêt, oui digne… »

Non seulement le respect nous pousse à un certain égard pour l’intérêt des autres, mais il réfrène notre désir de nous mêler de leurs affaires. Respecter autrui généralement évite d’insulter, d’avilir et d’injurier ceux qui ne nous ont rien fait. Si cette attitude n’était pas partagée, il ne serait guère possible de constituer une société égalitaire et hétérogène telle que la société canadienne. L’histoire est remplie d’exemples cruels démontrant les terribles conséquences du refus d’accorder à un groupe les droits dont jouit un autre.

Se situant juste au-dessus du respect fondamental pour la nature humaine, il existe une sorte de respect que les dictionnaires définissent comme étant « la considération accordée à quelqu’un, en raison de la valeur qu’on lui reconnaît ». Nous voilà loin de l’époque où les courbettes à la haute société étaient de rigueur et où l’on était tenu de montrer du respect même si l’on n’en éprouvait aucun. De nos jours, il est rare de prétendre ressentir du respect pour quelqu’un que l’on n’estime pas. Le respect n’est plus fonction du statut social de la personne. Nous sommes tous prêts, sauf quelques snobs invétérés, à montrer autant de respect à une pauvre veuve qu’un millionnaire. Il est vrai que nous éprouvons « une certaine considération » à l’égard d’une personne qui a réussi. Mais le respect n’est plus accordé sans discrimination. Il faut que la personne qui en est l’objet en soit digne.

« Je déteste son attitude, mais je respecte son courage »

Qu’est-ce qui suscite le respect ? Entre autres, nous pourrions citer la réussite, l’intégrité, la grandeur d’âme, la sagesse, la compétence et le courage. Nous respectons surtout la chose indéfinissable qu’on appelle « le caractère » et qui englobe tous ces traits. La meilleure définition du caractère a peut-être été donnée par le théologien écossais Cunningham Geikie. Il l’appelait « l’empreinte qu’ont laissée sur nos âmes les choix librement consentis qui nous ont menés à accomplir de bonnes et de mauvaises actions au cours de notre vie. »

Nous pouvons admirer une facette du caractère d’une personne, sans pour autant admirer cette personne. Il est commun d’entendre dire : « Franchement, il ne m’est pas sympathique, mais j’ai du respect pour son talent. » Le respect n’a rien à voir avec la sympathie ou l’affection.

Les rares exceptions où l’on ressent du respect, avant même de l’exprimer, puisent aux sources mêmes de notre système social. Le simple soldat qui salue son officier le fait par égard pour son rang et la responsabilité qu’il assume en tant que leader et non pour honorer les qualités personnelles de l’homme sous l’uniforme. Par tradition, nous appelons les notaires et les avocats « Maître », sans pour autant reconnaître leur supériorité intellectuelle ou morale. Nous achevons une lettre adressée à un parfait étranger en lui envoyant l’« expression de notre plus haute considération », sans savoir s’il en est digne. Nous obéissons ainsi à un instinct plus ou moins inné qui nous porte à croire qu’une civilisation ne peut survivre sans civilités.

Ce cérémonial affirme, sans qu’il soit nécessaire de l’exprimer, que nous dépendons d’un système social qui mérite notre respect. Nous le respectons car lui-même nous respecte en protégeant notre condition humaine. Si nous adressons les juges par les mots « Votre honneur » et que nous nous levons quand ils font leur entrée, c’est pour rendre hommage à un système de justice qui – mises à part quelques railles retentissantes – mérite la considération de ceux auxquels il s’applique. Il est intéressant de noter que, lorsqu’un individu est accusé d’outrage à magistrat, ce n’est pas pour avoir injurié la personne du juge mais pour avoir insulté le système qu’incarne ce dernier.

Le respect des institutions caractérise la mentalité canadienne et génère une société calme, disciplinée et respectueuse des lois. C’est en toute connaissance de cause que nous nous inclinons devant nos institutions politiques, juridiques et religieuses. Comme l’a justement remarqué Edward Gibbon dans Le déclin et la chute de l’Empire romain, cet acquiescement est de nature pragmatique. « La vertu publique », écrit-il « est en fait un instinct qui assume que notre salut et notre prospérité résident dans la préservation de la nature démocratique de notre gouvernement. » L’Empire romain commença à s’effondrer lorsque sa classe dirigeante fut l’objet du mépris de ses citoyens.

Le Parlement canadien est un exemple type du respect institutionnel. Tout en s’accablant mutuellement d’injures et de calomnies à peine voilées, les parlementaires ne manquent d’appeler leurs confrères « Honorable », signe indéniable d’estime pour les lieux sacrés où ils se trouvent. Quiconque regarde les débats de la Chambre des Communes à la télévision a du mal à prendre au sérieux le spectacle offert par le comportement puéril de ses membres, qui n’hésitent pas à avoir recours aux sifflets, quolibets et coups de poing sur la table pour avoir raison de l’adversaire. Pourtant, l’ensemble des Canadiens affichent une déférence marquée pour le système parlementaire et ses traditions, symboles de leur héritage national de justice, d’humanité et de liberté. Ce respect s’étend indistinctement à tous les membres du système et n’honore ni leur performance ni leur personnalité, mais la grandeur de l’institution qu’ils incarnent.

Nous les connaissons trop bien pour leur prodiguer notre estime sans compter

Certes, il ne fait aucun doute qu’au cours de l’histoire une absence totale de dignité a souvent caractérisé les violents débats politiques de la Chambre des Communes. Mais à cette époque, le public ne pouvait voir « en direct et en couleurs », les bouffonneries auxquelles se livraient les membres du Parlement. Jadis, on respectait les parlementaires sans les voir. Ce n’est plus le cas aujourd’hui où chacun de leurs gestes est suivi par l’oeil impitoyable de la télévision.

De nos jours, aucun événement public ne se déroule derrière des portes closes. Les hommes d’affaires, les chefs syndicaux, les athlètes, les artistes et autres professionnels se retrouvent un jour ou l’autre sous la lumière des projecteurs. Les secrets ne sont plus gardés bien longtemps et la nouvelle législation de libre information renforcera cette tendance.

Les francs-tireurs embusqués dans le maquis de la vie publique visent d’abord les cibles évidentes ; or, rien n’est moins digne qu’un homme qui fuit. Les journalistes sont toujours à l’affût de signes de corruption, de duplicité, d’excentricité ou de simple faiblesse humaine. Pour eux, « les bonnes nouvelles ne sont pas des nouvelles », et ils sont peu enclins à présenter les grands de ce monde sous un jour favorable.

Pour les journalistes, l’acte de foi n’existe pas. Or, trop souvent, les événements rapportés n’ont que peu de rapport avec la réalité. Dans leur ardeur à découvrir « les dessous de l’affaire », les médias vont souvent trop loin et la réputation souillée de personnes innocentes ne peut être lavée par des poursuites judiciaires. Pourtant, suffisamment de complots réels ont été démasqués par ces mêmes médias pour assurer leur crédibilité auprès du public qui, spectateur de multiples scandales et même de scabreuses tentatives pour dissimuler ces derniers, ne sait plus que croire.

Sans légende, il ne reste rien à admirer

La vague de scepticisme qui a déferlé sur les pays occidentaux fait désormais partie de leur culture. Les livres qui démystifient des croyances historiques deviennent régulièrement des « best-sellers ». De nombreuses « histoires vraies » révèlent la mesquinerie, l’incompétence et l’ignominie de personnages historiques vénérés. Un documentaire de l’Office national du film a récemment saccagé la légende d’un des héros canadiens les plus populaires, Billy Bishop, as de l’aviation de la première Guerre mondiale.

La démolition systématique d’admirables traditions (même n’ayant pour base que l’imagination débordante de l’auteur) ne laisse plus rien du passé à vénérer. Rien ni personne n’est épargné par l’arme cruelle du ridicule habilement maniée par les satiristes. Leurs moqueries auraient outragé les gens d’une époque plus respectueuse. Aujourd’hui, elles provoquent un sourire complice qui sous-entend qu’elles comportent plus de vérité qu’elles n’y prétendent. Dans une telle atmosphère, on arrive à nier le principe de l’innocence à priori, tout au moins auprès du tribunal de l’opinion publique. Quiconque pose un acte public se retrouve sur le banc des accusés des médias où un simple lapsus peut anéantir une réputation. Injuste peut-être, mais telle est la réalité. Pour s’assurer le respect public, un seul précepte reste à suivre, celui d’un important homme d’affaires canadien qui déclarait : « Ne commettez aucun acte que vous refuseriez de commenter à la télévision ».

Évidemment, le respect n’est pas une voie à sens unique. Toute personne haut placée qui estime ne pas être respectée devrait faire preuve d’un peu plus d’égards envers le public. Témoins des abus des politiciens et des hauts fonctionnaires, de l’égoïsme des hommes d’affaires et des chefs syndicaux qui ne cherchent qu’à servir leurs propres intérêts aux dépens de la cause publique, nous nous sentons méprisés et prêts à leur rendre la pareille.

La société est une trame tissée de respect mutuel

On doit admettre toutefois que les citoyens des démocraties sont en dernier recours les seuls responsables de leur sort. Quiconque se plaint aujourd’hui que le respect n’existe plus devrait s’observer dans un miroir. S’il est vrai que les enfants ne respectent plus leurs parents, que les étudiants n’estiment plus leurs professeurs, que les lois sont tournées en dérision, alors le moment est venu de se demander pourquoi.

S’il est vrai que le système politique et social ne suscite plus le respect général, il est temps de prendre conscience que c’est nous, en tant que citoyens, qui sommes le système. Comme l’a dit Pogo, le héros d’une bande dessinée : « Nous avons vu l’ennemi et lui c’est nous ». En méprisant le système, c’est nous-mêmes que nous méprisons.

L’estime de soi dépasse le cadre individuel. Dans un livre écrit en 1971, « A Theory of Justice », le philosophe américain John Rawls explique que le respect de soi est une valeur sociale fondamentale. En effet, la trame de la société est tissée des groupes auxquels appartiennent les individus ; or il est impossible de contribuer valablement à la vie d’un groupe, familial ou autre, sans posséder l’estime de soi.

« L’honneur, a dit Vigny, c’est le respect de soi-même et de la beauté de sa vie ». Sans lui nous sombrons dans l’apathie et le cynisme. En perdant le respect de soi, il est impossible de respecter qui ou quoi que ce soit, bien qu’on puisse hypocritement le prétendre. Le respect qu’on a pour les autres naît de l’estime qu’on a pour soi-même.

Selon Rawls, la honte est l’ange gardien du respect. En poursuivant ses propres intérêts, l’homme peut outrepasser les droits d’autrui… ce manque de maîtrise le rend indigne de ses compagnons dont l’estime est essentielle au sentiment qu’il a de sa propre valeur.

On pourrait croire que le philosophe moderne a parodié un politicien de l’époque victorienne, Edmund Burke, qui avait remarqué que tant que la honte reste vigilante, la vertu ne peut être annihilée. Que se passe-t-il quand toute honte disparaît ? Avec elle s’en va la maîtrise de soi, base du respect de soi. Sans cette maîtrise, le contrôle civique dont dépend notre sécurité n’existe plus. Une chanson mexicaine nous parle d’un pays sans honte, ni foi, ni loi, où seul le vainqueur est respecté. « C’est pourquoi la vie n’a plus de valeur au Guanajuato », continue la chanson.

Heureusement, le sens civique de ses propres intérêts dont parle Gibbon est encore vivant. Instinctivement, les gens savent que le manque de respect mène à l’anarchie. Les pays occidentaux ont affronté ce danger dans les années 60, lorsque les jeunes se sont révoltés contre les valeurs de leurs aînés. Leur mécontentement – qui n’était en fait qu’un manque de respect pour le système – s’est exprimé en attaques violentes contre l’autorité sous toutes ses formes. Dans une certaine mesure, les protestataires des années 60 attaquaient l’idée qu’on se faisait alors de la respectabilité dans le monde public et privé et qui était non de mériter le respect, mais de paraître respectable. Quoique extrêmes, leurs tactiques ont permis de révéler cette hypocrisie sociale et nous pouvons les en remercier. L’iconoclasme actuel des médias est un effet durable de leur révolte.

Une fois leur mission accomplie, s’étant assurés que la respectabilité se gagne désormais au prix d’actions méritoires, les hippies et les protestataires d’hier sont heureux aujourd’hui de porter veston et cravate et de se conformer aux bonnes mours. Pourtant, cet état de franchise nouvellement créé ne survivra pas sans être nourri par un profond respect de soi, une nouvelle conscience de la valeur du caractère de l’individu. Nous ne pouvons exiger de nos leaders qu’ils démontrent une force de caractère que nous ne possédons pas nous-mêmes. Chacune de nos vies est un des fils de la trame du respect mutuel, fondement de notre société.