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Wilfrid Laurier s’est voué corps et âme à la réconciliation des Canadiens, mais sa vie en apparence s’est terminée par un échec. C’est maintenant seulement que nous pouvons apprécier sa stature réelle et nous réjouir de son passage parmi nous…

Le Vieux Chef venait de mourir et le leader de l’Opposition, Wilfrid Laurier, déclarait devant une Chambre endeuillée : « Sir John Macdonald occupait une si grande place dans ce pays qu’il est presque impossible de concevoir que la vie politique – la destinée du Canada – puisse se poursuivre sans lui ». En ce jour de juin 1891, personne n’aurait pu prévoir que Laurier, le libéral, passerait aux yeux de la postérité pour le vrai successeur de Macdonald, le conservateur.

Aujourd’hui, les écoliers apprennent les noms de Macdonald et de Laurier tout d’une haleine, comme si le premier avait confié au second la tâche d’édifier une nation. Le temps a estompé les différences d’opinions et de style qui existaient entre ces deux hommes et les cinq années de régime conservateur qui ont suivi la mort de Sir John apparaissent seulement comme un interlude pendant lequel les grandes espérances suscitées par la Confédération ont été cruellement anéanties.

Avec l’éloignement, nous pouvons voir que Laurier était le seul homme capable de rallier la nation en voie de formation, en dépit d’elle-même, pourrait-on dire. Ceux qui ne croient pas au destin pourraient trouver matière à réfléchir dans le concours de circonstances qui a donné au Canada, presque coup sur coup, deux leaders éminemment qualifiés pour affronter les problèmes cruciaux de leur temps.

D’aucuns ont prétendu que les peuples ont les dirigeants qu’ils méritent, mais on ne peut pas dire que l’électorat exclusivement masculin de la poignée d’anciennes colonies britanniques qui composaient le Canada dans les années 1890 ait mérité un Wilfrid Laurier, homme tolérant, cosmopolite et conciliant entre tous.

Il y a toujours eu dans la personne de Laurier quelque chose de romantique et de poétique, qualités peu répandues chez ses concitoyens. Né à Saint-Lin dans les Laurentides en 1841, il avait fait ses études en français et en anglais. Jeune avocat radical frais émoulu de l’université McGill, il avait débuté dans les affaires publiques en s’affiliant aux Rouges, un mouvement libertaire nourri des souvenirs exaltés de la rébellion de 1837.

Lorsque vers le milieu des années 1860, les autorités religieuses du Québec s’opposèrent aux Rouges sur une question de liberté intellectuelle, Laurier fut l’un des premiers à organiser la résistance. Multipliant les interventions lors des réunions anticléricales, il se fit une réputation d’éloquence qui préfigurait son prestige futur.

Et comme pour parfaire l’aura de romantisme qui nimbait le jeune tribun, le spectre de la tuberculose l’obligea à s’installer dans les cantons de l’Est. Ses collègues rouges lui confièrent alors la direction de leur journal.

Ils venaient d’embrasser une cause nouvelle : il s’agissait de combattre la fédération que les actuelles provinces maritimes, l’Ontario et le Québec étaient en train de négocier. Vers la fin de la campagne menée contre la Confédération, Laurier signa un éditorial qui contenait une sombre prédiction : « Dès lors apparaîtront la contestation, la division, la guerre et l’anarchie ; l’élément le plus faible, c’est-à-dire l’élément français et catholique, sera entraîné et englouti par le plus fort ».

Laurier allait passer presque tout le reste de sa vie à essayer d’empêcher cette prophétie de se réaliser. Pour commencer, cependant, il accueillit la Confédération avec une indifférence résignée. Il exerçait alors sa profession à Arthabaska, dans les cantons de l’Est. En 1868, il épousait Zoë Lafontaine, jolie professeur de musique de Montréal.

Mais son génie de la politique n’attendait que l’occasion de se manifester. En 1871, les Rouges le persuadèrent de se faire élire à l’assemblée législative du Québec. Trois ans plus tard, il démissionnait afin de siéger aux Communes.

Il persuade les Québécois que voter libéral n’est pas un péché

Déjà, il était évident qu’il avait vu juste et que les intérêts des Canadiens français risquaient de sombrer dans la mer anglophone. Loin de considérer la Confédération comme un pacte entre deux groupes de langue différente, comme il le faisait lui-même, ses collègues canadiens anglais du Parlement y voyaient plutôt un moyen d’annihiler la culture française au Canada. De toute évidence, pour protéger les intérêts français, il fallait d’abord parvenir au siège du pouvoir fédéral.

Mais Laurier savait que pour exercer un pouvoir quelconque au nom de ses compatriotes, il devait être mandaté par sa province natale. Il se mit donc à l’oeuvre pour consolider les bases du Parti libéral dans un Québec que les Bleus dominaient avec l’appui de l’Église catholique. Il s’attaqua de front à cette puissante alliance, insistant sur le fait que les ecclésiastiques n’avaient pas le droit d’intimider leurs paroissiens pour faire triompher leurs propres vues politiques. Des foules immenses l’acclamèrent lorsqu’il déclara que l’on pouvait être à la fois bon catholique et bon libéral.

De retour à Ottawa, Wilfrid Laurier s’imposa rapidement comme la vedette incontestée de la députation libérale du Québec. Reconnaissant en lui leur adversaire le plus dangereux, les conservateurs eurent recours aux pots-de-vin, à la violence physique et à la menace du feu éternel, proférée du haut de la chaire, pour le défaire dans sa circonscription en 1877. Le Premier ministre libéral Alexander Mackenzie libéra alors un siège dans Québec-est et Laurier l’emporta lors d’une élection partielle chaudement disputée.

Lorsque les conservateurs de Macdonald reprirent le pouvoir en 1878, Laurier retomba dans l’apathie qui semble avoir été l’un de ses traits de caractère, car on peut lire en filigrane dans sa biographie l’absence d’ambition et une hésitation chronique à exercer son prodigieux talent politique. C’est à son corps défendant qu’il accepta en 1887 de prendre la direction de son parti, prétendant que c’était une erreur de confier la bannière libérale à un catholique de langue française.

C’est ce qu’il croyait, mais l’unanimité du caucus libéral, composé en majorité d’anglophones persuadés qu’il était « le seul homme » capable de les conduire à la victoire, témoigne de la grandeur qui émanait de sa personne. C’était de leur part un choix singulier puisque, pour reprendre le pouvoir, le Parti libéral devait gagner l’électorat de langue anglaise. Et les relations entre anglophones et francophones avaient rarement été aussi tendues, la pendaison de Louis Riel deux ans auparavant ayant suscité entre les deux groupes une haine farouche.

Ce n’est pas la moindre des nombreuses singularités de sa carrière qu’il ait été propulsé dans le fauteuil du Premier ministre en 1896, justement à cause de l’hostilité des anglophones envers la présence française au Canada. Le Manitoba avait aboli les écoles catholiques françaises. Lorsque le gouvernement conservateur d’Ottawa légiféra pour rétablir l’enseignement en français, les autorités provinciales refusèrent d’obéir. A l’occasion des élections qui s’ensuivirent, Laurier déclara qu’il ne voyait pas comment le gouvernement fédéral pourrait imposer quoi que ce soit au Manitoba en matière d’éducation.

Il promit de régler le différend à sa manière qui était la conciliation. Exposé à la vindicte publique par le clergé québécois, il n’en remporta pas moins une majorité confortable jusque dans sa province natale.

Plus anglais que le roi, plus catholiques que le pape

Il s’attela à la tâche de gouverner un peuple « dont une partie était plus anglaise que le roi et l’autre, plus catholique que le pape », selon l’expression de l’historien Arthur Lower. Son premier geste fut de dresser un compromis par lequel il obtint que le français et la religion soient enseignés dans les écoles publiques du Manitoba.

Son long règne (15 ans) s’annonçait bien. La fin du XIXe siècle et le début du XXe sont souvent décrits comme un âge d’or et les quelques premières années que Laurier passa au pouvoir s’écoulèrent littéralement sous le signe du précieux métal. L’or du Klondike contribuait à l’essor économique et, dans l’Ouest, on avait commencé d’exploiter un autre riche filon sous la forme de blé.

Dans les plaines septentrionales, la culture des céréales avait toujours été exposée aux aléas du climat. Maintenant, on semait une nouvelle variété de blé qui résistait au gel tout en étant d’une qualité supérieure à tout ce qu’on connaissait jusque là. La demande de cette denrée sur les marchés mondiaux doublait et redoublait et pourtant, des dizaines de millions d’acres de terre fertile restaient en friche. Clifford Sifton, ministre de l’Intérieur dans le gouvernement Laurier, mit sur pied un vaste programme d’immigration.

Il échoit à très peu d’hommes politiques de changer le cours de l’histoire de leur pays, mais le régime de Laurier a modifié le Canada du tout au tout. Son gouvernement a amené au pays des millions d’immigrants d’origine slave, germanique ou scandinave, remplaçant ainsi la structure binaire de la population par le multiculturalisme qui caractérise l’actuelle société canadienne.

Cette évolution était conforme à l’idéal social de Laurier qui savait fort bien que les Canadiens ne formeraient jamais une nation homogène. Il ne fallait pas espérer créer un melting pot au nord de la frontière américaine, mais plutôt se contenter de cette cathédrale composite qu’il entrevoyait : « Je veux que le marbre, le granit et le chêne conservent leur nature propre et avec tous ces matériaux, je veux édifier une nation qui prendra place parmi les plus grandes ».

Les nouveaux marchés créés par le peuplement de l’Ouest apportèrent la prospérité dans le centre du pays et l’industrie manufacturière se développa à la faveur des barrières douanières élevées précédemment par les conservateurs. Personnellement, Laurier était partisan du libre-échange, mais il ne voyait pas de raison de s’opposer à une bonne chose. Il fit toutefois adopter des lois qui eurent pour effet d’offrir à la Grande-Bretagne un tarif de préférence, ce qui lui valut une grande popularité dans ce pays.

Il accepta le titre de chevalier et parla avec chaleur de l’attachement du Canada pour l’Empire. Néanmoins, lorsque des parlementaires britanniques lancèrent l’idée d’un empire unifié dans la politique étrangère, la défense et le commerce, Laurier refusa sans ambages.

Sa tâche suivante consistait à équiper le Canada pour tirer parti de ses richesses nouvelles. L’unique chemin de fer transcontinental ne pouvait suffire au transport du grain et des ressources naturelles. Laurier présida à la construction de deux autres lignes de chemin de fer dont le réseau sillonna bientôt la Prairie en tout sens et s’étendit à la Colombie-Britannique, à l’Ontario et au nord du Québec. La carte du Canada prenait progressivement l’aspect que nous lui connaissons maintenant.

Mais les chemins de fer devenaient une marotte. Beaucoup trop de voies furent construites et il fallut éventuellement rationaliser à grands frais les deux lignes qui, refondues, allaient former le Canadien National. Les excès de Laurier étaient en général des excès d’optimisme – ne prétendait-il pas que le XXe siècle appartiendrait au Canada ? Il surestimait en cela ses concitoyens, car la grandeur vient seulement aux sociétés en pleine maturité et les Canadiens se conduisaient encore comme des enfants obstinés.

Laurier se trouvait dans le rôle du père de famille qui intervient à propos pour pacifier une famille querelleuse. Il fallait tout son savoir-faire d’homme d’État pour empêcher les principaux groupes linguistiques de s’entre-égorger.

Pressé d’une part par les Québécois ultra-nationalistes et de l’autre, par les anglophones ultra-impérialistes, il élabora des compromis ingénieux concernant, par exemple, la participation du Canada à la guerre des Boers et à la défense navale de l’Empire. Un domaine cependant résista à ses efforts de conciliation : la langue d’enseignement dans les écoles provinciales.

En 1905, au moment où le Canada consolidait sa structure en créant l’Alberta et la Saskatchewan, l’ancien conflit reparut, plus virulent que jamais. Laurier avait promis que les provinces auraient des écoles catholiques séparées, mais il lui fallut revenir sur sa parole lorsqu’il comprit que le fanatisme religieux ne ferait qu’empirer si le gouvernement fédéral essayait d’imposer sa volonté. Son ancien protégé, Henri Bourassa, parlait pour un grand nombre de ses compatriotes lorsqu’il déclara que c’était là trahir le droit des Canadiens français à leur langue et à leur religion.

« La foi vaut mieux que le doute et l’amour vaut mieux que la haine »

Bourassa forma une curieuse alliance avec les Bleus du Québec et les Tories de l’Ontario pour défaire Laurier aux élections de 1911. La controverse portait sur la question de savoir si le Canada devait se doter d’une marine de guerre et s’il devait négocier un traité de réciprocité avec les États-Unis. Laurier fut traité de laquais des Anglais par les nationalistes du Québec et de traître à l’Empire par les impérialistes de l’Ontario. Quelques années plus tard, alors qu’il était chef de l’Opposition, il fut accusé de sacrifier l’âme du pays aux intérêts des Canadiens français lorsqu’il refusa, comme promis, de voter la conscription pendant la guerre de 1914.

Se dissociant de lui sur cette question, nombre de ses collègues de langue anglaise acceptèrent de faire partie d’un cabinet de coalition avec Sir Robert Borden. Les élections de 1917 mirent Laurier dans une position qu’il avait essayé d’éviter toute sa vie, celle de chef d’un parti dont la base se trouvait presque tout entière au Québec français. De faible constitution depuis toujours, il était à la fois malade et navré par la défection de ses partisans de langue anglaise. Suprêmement désenchanté, il aurait pu renoncer au pancanadianisme de ses rêves pour se faire le porte-parole de l’insatisfaction québécoise.

Mais il resta fidèle à ses croyances. Dans un discours prononcé sur la fin de sa vie, il énuméra tous les problèmes de race, de religion et d’allégeances contradictoires qui tiraillaient le pays et ajouta : « Laissez-moi vous dire que pour résoudre ces problèmes, vous avez un guide sûr, un phare infaillible, si vous vous rappelez que la foi vaut mieux que le doute et que l’amour vaut mieux que la haine ».

Il mourut en février 1919, à l’âge de 77 ans, et les journaux rappelèrent tout ce qu’il avait fait pour le pays. La liste était impressionnante alors, mais elle l’est encore plus aujourd’hui, car nous pouvons voir que c’est lui qui a mis le Canada sur la voie de l’indépendance, qu’il a complété la carte du pays, fondé une dynastie politique et donné à notre société son cachet multiculturel. À l’époque, cependant, sa vie semblait se terminer par un échec et c’est peut-être ce qu’il pensait lui-même au moment de mourir.

Sa mort, il en avait parlé quelques années auparavant. « Je ne sais pas ce que l’avenir réserve à mon pays, avait-il dit, mais lorsque je fermerai les yeux, je voudrais que ce soit sur un Canada uni dans tous ses éléments, chacun chérissant ses traditions et tous nourrissant ensemble de plus grands espoirs encore pour l’avenir. »

Cette satisfaction lui serait refusée encore de nos jours, mais il pourrait voir un Canada où la dernière chose dont on se soucie, c’est de savoir si un candidat est catholique ou protestant ; un Canada qui ne reçoit d’ordres de personne ; un Canada qui, dans l’ensemble, respecte l’individualité culturelle de ses divers éléments raciaux. Les déconvenues et les tourments de cette âme noble et généreuse n’ont donc pas été vains. Les espoirs qu’il entretenait pour les générations futures se sont en partie réalisés et les Canadiens peuvent encore, s’il plaît à Dieu, se montrer à la hauteur de son leadership.