Parler de dépassement est peut-être démodé à une époque où nous avons l’impression que l’avenir ne nous appartient plus, mais le progrès personnel et le progrès social sont une seule et même chose. L’envie d’exceller a besoin d’encouragement. Il faut que chacun s’efforce de se surpasser dans l’intérêt de tous…
Personne ne lit plus Horatio Alger, sauf quelques esprits curieux qui apprécient son pittoresque suranné et son humour involontaire. C’était pourtant à la fin du XIXe siècle l’auteur le plus goûté du public américain qui le préférait à des écrivains supérieurs, tels Bret Harte et Mark Twain. Alger a été de loin l’auteur le plus influent en Amérique au moment où l’utopie démocratique inspirait à tous une foi inébranlable. Son oeuvre, selon un critique, « incarnait toute une constellation d’aspirations populaires » en un temps où ces aspirations ne connaissaient pas de bornes.
Alger a écrit plus de 120 romans dans lesquels il décrit les luttes acharnées de jeunes garçons pauvres, bien décidés à réussir dans la vie, c’est-à-dire à devenir riches et puissants. Ses héros, immanquablement travailleurs et courageux, ont servi de modèles à trois générations de jeunes Américains. Ils croyaient dur comme fer que, quelles que soient les circonstances, le système social et économique dans lequel ils vivaient récompenserait infailliblement leur labeur et leur ingéniosité. Ils ignoraient la réalité au point de ne jamais savoir quand baisser pavillon.
Et c’est là certainement qu’est l’accomplissement : persévérer dans ses efforts et refuser de s’avouer vaincu lorsque les chances sont contre vous et que la partie est inégale. Il se trouve que les héros d’Alger cherchaient uniquement à faire fortune, mais il y a évidemment des gens pour qui réussir signifie simplement accomplir quelque chose d’extraordinaire. Que la récompense se chiffre en argent ou qu’elle se limite à un merveilleux sentiment de satisfaction spirituelle, tout accomplissement suppose un effort de dépassement.
Malgré leur banalité, les contes d’Alger s’inscrivent dans une tradition littéraire qui remonte jusqu’à l’Iliade et l’Odyssée. Dans tous les siècles, les écrivains ont parlé de cette impulsion qui pousse l’homme à renverser les obstacles pour poursuivre ses rêves. La littérature héroïque nous montre les combats de l’homme contre les dieux, contre les courants de l’histoire, contre la nature et contre ses semblables, mais la tension dramatique naît toujours de la lutte secrète qu’il mène contre lui-même, contre les voix intérieures qui l’engagent à abandonner la partie lorsqu’elle devient trop serrée.
C’est que le besoin de réussir est contrecarré par la tendance à se réfugier dans l’inaction. Dans la plupart des situations, il est plus facile de ne rien faire que d’agir, plus facile de ne rien tenter que d’essayer.
Si l’inaction se révèle pleine d’inconvénients, comme c’est souvent le cas, on peut toujours blâmer quelqu’un d’autre : le conjoint, le patron, les temps difficiles, l’entourage ou « le système ». Il y a un dicton qui dit qu’une personne peut tomber à plusieurs reprises, mais qu’elle n’échoue vraiment que lorsqu’elle prétend avoir été poussée. Comme l’a fait remarquer le sage Duc de la Rochefoucauld : « Il y a peu de choses impossibles d’elles-mêmes, et l’application pour les faire réussir nous manque plus que les moyens ».
Un psychologue moderne, le Dr William Maston, s’est aperçu il y a quelques années que la nature humaine n’avait pas changé depuis que ces mots ont été écrits au XVIIe siècle. Il a effectué un sondage auprès de 3 000 personnes pour savoir ce qu’elles faisaient dans la vie. Près de 90 pour cent ont répondu qu’en fait elles attendaient… qu’un certain événement se produise, que leurs enfants grandissent, de prendre leur retraite, de voir ce que l’avenir leur apporterait.
La conclusion qui s’impose, c’est que les gens ne réalisent pas leurs rêves parce qu’ils se contentent de rêver. À la condition de ne pas céder au découragement, on peut, même dans des circonstances défavorables, accomplir des choses qu’on aurait crues impossibles. En fait, l’adversité peut être un aiguillon puissant comme le prouvent les actes d’héroïsme suscités par les guerres et autres catastrophes.
Toutefois, si l’on en croit certains psychologues, le manque d’ambition dénote bien autre chose que la simple paresse, Le Dr Aaron Hemsley parle dans un article de la « crainte profonde de la réussite ». Cette crainte est universelle et se retrouve à un certain degré chez presque tous les individus. Elle ne nous empêche pas de tirer parti de quelques-uns de nos talents, mais elle nous retient certainement de mettre à profit tous nos talents… La peur du succès vient probablement de ce que, inconsciemment, les gens ont l’impression qu’ils ne méritent pas de réussir.
Le meilleur moyen de surmonter cet obstacle intérieur est d’essayer d’aller jusqu’au bout de nos possibilités, pour voir ce que cela nous apportera. Il n’y a pas de doute que le fait de vivre en-deça de ses capacités entraîne une insatisfaction qui grandit avec les années. Nous connaissons tous de ces gens qui ont renoncé à faire fructifier leurs talents et nous savons qu’ils ne sont pas les plus heureux des mortels.
On confond souvent le talent avec l’accomplissement, mais ce sont deux choses distinctes. L’aptitude est comme le bois dont on peut se servir pour construire une maison ; c’est l’acte de construire qui constitue l’accomplissement. Son ampleur varie naturellement selon les capacités individuelles. Pour une personne handicapée, nouer un lacet de chaussure ou prendre l’autobus peut être aussi méritoire que pour un musicien de génie de composer une symphonie.
Le succès est une affaire de temps
Les plus beaux accomplissements, sinon les plus grands, sont ceux qui nous obligent à donner la pleine mesure de notre talent. Alex Colville, peintre de renommée internationale et ancien professeur à l’école des beaux-arts de l’Université du Nouveau-Brunswick, a déjà confié à un journaliste que sa philosophie était celle des coureurs : « Je me donne à ce que je fais au point de m’effondrer sur la ligne d’arrivée ». Un effort acharné peut parfois décupler le talent qu’on a au départ.
Si vous lisez la biographie des hommes et des femmes célèbres, vous constatez que leurs accomplissements sont moins le résultat du génie que de l’énergie et de la persévérance. Gregor Mendel, moine autrichien considéré comme le promoteur des études modernes sur la génétique, s’est fait recaler trois fois au brevet d’enseignement, mais il n’en a pas moins poursuivi ses expériences sur l’hybridation des plantes. Il a croisé 21 000 plantes en dix ans et a effectué des analyses statistiques détaillées de ses observations jusqu’au moment où il a été en mesure d’établir les deux lois fondamentales de l’hérédité en botanique. Mendel est un de ceux qui ont dû se contenter de la satisfaction morale d’avoir accompli quelque chose de durable. L’intérêt de ses travaux, ignorés de ses contemporains, n’a été reconnu que longtemps après sa mort.
Le succès est donc bien souvent une affaire de temps, mais il n’est pas facile aujourd’hui de faire entendre cette vérité élémentaire aux jeunes du monde occidental. Dominés par l’impatience naturelle de la jeunesse, ils ont en plus été élevés dans une société qui met l’accent sur la vitesse et la commodité, entourés de produits instantanés et de moyens de transport ultra-rapides. La manie du « facile et vite fait » a contaminé le domaine de l’éducation et de la formation où l’on demande maintenant la connaissance-minute comme ailleurs la bouffe rapide.
C’est une tendance à laquelle on résiste difficilement. Les vedettes créées du jour au lendemain dans le monde du spectacle donnent l’impression qu’il n’est pas nécessaire de savoir chanter ou jouer d’un instrument quelconque pour accéder à la renommée et faire de l’argent. Bien des succès de librairie ont tout l’air d’avoir été écrits non pas sur, mais par des ordinateurs tant les intrigues sont banales et le vocabulaire approximatif. Bâclées, les « comédies » télévisées n’ont plus de comique que l’intention. Et l’on se demande devant tant de médiocrité si la société n’a pas perdu tout sens des valeurs.
Tout accomplissement suivi doit être porté à l’attention de la société qui en bénéficie
Pour ceux qui résistent à la tentation du succès instantané et qui grimpent un à un les échelons menant aux buts les plus élevés, la récompense est douce et durable. La satisfaction qu’on retire d’un travail particulièrement bien fait donne envie de recommencer. Une fois qu’on a maîtrisé une chose, il devient d’autant plus facile d’en maîtriser une autre et c’est ce qui explique les gens aux talents multiples comme l’écrivain et scientifique américain Isaac Asimov dont les 200 livres comprennent des histoires de science-fiction, des romans policiers, des recueils de nouvelles, des essais sur la Bible et sur Shakespeare, de même que des ouvrages sur l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie et les mathématiques. Tout en produisant au moins deux livres par année, Asimov trouve le temps de publier une couple de magazines, de rédiger une chronique, de donner des conférences et de participer à des émissions de radio et de télé.
À un certain point, l’accomplissement devient une habitude et presque un devoir. L’écrivain canadien Morley Callaghan, dont l’oeuvre figurait déjà en bonne place dans la littérature canadienne, a publié l’année dernière, à plus de 80 ans, ce que certains critiques considèrent comme son roman le plus original. Intitulé « A Time for Judas », ce livre contient des aperçus aussi hardis que nouveaux sur la nature du christianisme.
Morley Callaghan avait reçu en 1970 le Prix de la Banque Royale, inspiré du principe que tout accomplissement d’un ordre élevé doit être porté à l’attention de la société qui en bénéficie. Un autre romancier de distinction, Hugh MacLennan, a reçu le Prix de la Banque Royale en 1984. Depuis 1967, la médaille d’or et la bourse qui l’accompagne sont décernées à des Canadiens qui se sont illustrés dans divers domaines : médecine, éducation, architecture, recherches agricoles et activités humanitaires. Il n’y a personne sur la liste des lauréats qui ait réussi du jour au lendemain ; c’est à force de labeur et de persévérance que tous se sont hissés aux premiers rangs.
Un des objectifs du Prix de la Banque Royale et d’autres initiatives du même genre, appuyées par la banque, est d’encourager l’excellence. La récompense sous toutes ses formes – que ce soit une étoile en papier métallique collée dans le cahier de devoirs d’un écolier ou une médaille d’or remportée aux Olympiques – crée un climat favorable à l’effort. Même si la sensation de l’accomplissement est en soi très gratifiante, elle est plus douce encore quand s’y ajoute la considération d’autrui.
L’égalité n’exclut pas la possibilité de s’élever au-dessus de la moyenne
Il est tout particulièrement important de mettre l’accent sur la valeur intrinsèque de l’accomplissement à une époque comme la nôtre. Des recherches sur les comportements de la jeunesse nord-américaine ont peint un tableau lugubre fait d’ambitions déçues, de projets différés et d’une soif sans précédent de sécurité financière. Les difficultés économiques des dernières années ont miné la confiance des jeunes en l’avenir. Découragés par les sombres perspectives qui s’ouvrent à eux, ils se demandent si les efforts qu’ils pourraient faire pour s’améliorer leur vaudraient effectivement une vie meilleure.
Dans bien des cas, le milieu scolaire ne semble guère les inciter à donner toute leur mesure. La qualité de l’instruction en général n’est plus ce qu’elle était. Aux niveaux élémentaire et secondaire, on a tendance à prendre la moyenne pour norme, de sorte que les élèves un peu plus doués que les autres n’ont presque plus besoin de travailler pour réussir.
Le relâchement du système scolaire fait partie du mouvement général en vue d’éliminer les inégalités entre les diverses couches de la société. Il est certes louable de prendre des mesures pour réparer les injustices commises envers des gens qui se trouvent désavantagés sans que ce soit de leur faute, mais imposer l’égalité sans surveiller de près les conséquences, c’est s’exposer à de vilaines surprises. On risque de niveler par la base au lieu d’élever le niveau des défavorisés. Herbert Hoover, ingénieur et administrateur hors pair qui a eu le malheur d’être Président des États-Unis pendant les premières années de la crise, a montré qu’il savait ce qu’était le véritable esprit d’égalité lorsqu’il a déclaré : « Nous croyons à l’égalité des chances pour tous, mais nous savons que cela n’exclut pas la possibilité de s’élever au-dessus de la moyenne et d’accéder aux premiers rangs. Les grands progrès humains n’ont pas été accomplis par des hommes et des femmes médiocres ».
Il faut ajouter cependant que ce n’est pas tant la médiocrité qui menace l’excellence que l’empressement du public à accepter la médiocrité. Si nous voulons continuer à progresser dans la voie de l’égalité comme dans tout le reste, nous devons apprendre à être plus exigeants envers nous-mêmes d’abord, puis envers les autres.
C’est dire que nous ne devrions pas nous contenter de réalisations relatives qui brillent seulement parce qu’elles tranchent sur la grisaille générale. De nos jours, les médias manient volontiers l’hyperbole et voient du merveilleux là où il n’y a bien souvent que de l’ordinaire. En même temps, un certain négativisme concernant les gens et les événements qui ne prêtent pas aux superlatifs privent les vrais accomplissements de l’attention qu’ils méritent.
Les réalisations authentiques sont encore choses courantes
Il n’y a pas de doute que les réalisations authentiques soient encore choses courantes, même parmi les jeunes chez qui l’enthousiasme semble faire si singulièrement défaut. Tous les jours, on entend parler de percées scientifiques et techniques qui auraient demandé autrefois des années. Les connaissances progressent dans tous les domaines, et des records ont encore été battus lors des derniers jeux olympiques. Les chefs d’orchestre affirment que les jeunes musiciens qu’ils ont à diriger sont meilleurs que jamais.
Ici et là, des indices donnent à penser que la volonté de dépassement n’est pas morte malgré les difficultés économiques ou peut-être grâce à elles. Lors du dernier sondage d’opinion effectué auprès des jeunes Canadiens de 15 à 24 ans, 83 pour cent des 1 200 répondants ont placé l’accomplissement personnel au premier rang de leurs priorités dans la vie.
C’est dire que l’aspiration vers l’accomplissement est restée vivace même si elle est dans un registre plus grave qu’au temps des héros de Horatio Alger. Elle n’en a pas moins besoin d’être constamment stimulée, car c’est le seul moyen d’améliorer notre vie ici-bas. Dans l’intérêt de tous, chacun doit s’efforcer de se surpasser et encourager les autres à en faire autant.