Le temps dont on peut disposer à sa guise est plus précieux qu’on ne croit et ce serait folie de le gaspiller. Les loisirs se gagnent comme l’argent, aussi doit-on en faire bon usage, y investir de quoi s’assurer à long terme une vie plus riche…
Il n’y a rien de moins gratuit que le temps libre, quand on y pense. C’est la denrée rare par excellence, celle que la plupart d’entre nous doivent acheter au prix de leur travail, à moins d’avoir le malheur d’être en chômage. Même le temps dont on entre en possession au moment de la retraite peut être considéré comme une récompense rétroactive pour le travail fait dans le passé.
Dans une société industrielle moderne, les congés sont un élément normal du système de rétribution, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Au XIXe siècle, la grande majorité des salariés avaient tout juste le temps de travailler, de dormir et de manger, ce qui s’accordait avec la théorie religieuse prédominante selon laquelle l’oisiveté était un péché et le travail, un devoir. En vérité, les désoeuvrés ne manquaient pas, mais vivant dans la pauvreté, ils ne pouvaient guère jouir de leur « péché ».
En Angleterre, lorsque les syndicats ouvriers et les réformateurs ont exigé la journée de 10 heures, les employeurs et les politiciens conservateurs ont prétendu que c’était vouer les classes laborieuses à l’ivrognerie et à l’immoralité. Selon eux, les loisirs – c’est-à-dire le fait d’avoir du temps à soi et les moyens d’en profiter – devaient rester l’apanage des riches et des puissants. Ainsi, une faible minorité avait plus de temps libre qu’il n’en fallait, tandis que la grande majorité de ceux qui devaient gagner leur vie dans les fermes, les mines, les boutiques, les bureaux ou les usines, travaillaient de 10 à 15 heures par jour, six ou sept jours par semaine, sans vacances annuelles et, bien entendu, sans régime de retraite. Au demeurant, il n’était pas moins pénible de rester à la maison où nul appareil ménager n’allégeait la tâche des épouses et des mères de famille.
La situation n’était pas tellement différente en Amérique du Nord, sauf que la classe aisée y avait amassé son argent elle-même au lieu d’en avoir hérité. Des deux côtés de l’Atlantique, les hommes étaient prêts à faire la grève et à descendre dans la rue pour faire reconnaître leur droit aux loisirs.
À l’époque de la semaine de 37 heures et demie, des vacances payées et des congés réglementaires, les gens n’ont pas la moindre idée de ce que ce pouvait être de n’avoir pas de temps pour se relaxer. Ils tiennent leurs loisirs pour acquis et ne réfléchissent guère à l’usage qu’ils en font. Ils s’arrêtent rarement à penser qu’ils les ont gagnés au même titre que leur salaire.
À l’instar des économistes qui parlent du revenu disponible, on définit souvent les loisirs comme du temps disponible. Tout comme les gens ont de l’argent de reste après avoir payé le nécessaire, ils ont du temps de reste après avoir travaillé et satisfait leurs besoins personnels. Non seulement le temps se gagne-t-il, mais il s’emploie comme de l’argent – judicieusement, bêtement ou autrement.
Il y a pourtant deux grandes différences entre l’argent et le temps que la plupart d’entre nous ne commencent à apprécier pleinement que vers la quarantaine. La première différence est que le temps ne s’économise pas ; bien ou mal employé, il coule irrémédiablement. La deuxième est que le temps ne s’emprunte pas et ne se remplace pas non plus. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui une ressource non renouvelable.
Puisque le temps est inestimable et irremplaçable, chacun de nous devrait examiner périodiquement l’usage qu’il en fait. L’exercice n’est pas sans analogie avec la révision d’un budget et, effectivement, les mêmes questions se posent. En général, nous devons nous demander si nous tirons vraiment avantage de notre temps disponible. Nous devons déterminer si nos « dépenses » tiennent compte de nos objectifs à long terme.
Naturellement, chacun aborde ces questions à sa façon, selon ses goûts, son milieu, son métier, son revenu, son âge et l’âge de ses enfants, s’il en a. Il va sans dire qu’un couple avec des enfants en bas âge n’occupe pas ses loisirs de la même manière qu’un célibataire aisé. Il y a néanmoins des principes généraux qui s’appliquent à presque tout le monde.
On évitera pour commencer de sous-estimer l’utilité des loisirs, car il est avéré que le repos et le délassement sont essentiels à la santé physique et mentale.
Il ne faudrait pas non plus confondre repos et sommeil. Le sommeil est nécessaire pour réparer les forces physiques, mais c’est le repos qui remonte le moral et recharge la batterie spirituelle. L’oisiveté occasionnelle n’a rien de répréhensible ; bien au contraire si l’on en croit un écrivain contemporain * : « La paresse est nécessaire. Il faut la mêler à sa vie pour prendre conscience de la vie ».
* Jacques Chardonne
Les gens qui s’interdisent toute relaxation compromettent leur propre rendement
La récréation, c’est autre chose. Le mot même implique l’idée de régénération physique et intellectuelle. Si le repos est passif, la récréation par contre n’a rien à voir avec la flânerie. Pour se « récréer », il faut agir.
Pour accorder au repos et à la récréation le temps qu’ils méritent, vous devez gérer vos loisirs et vos heures de travail comme s’il s’agissait de deux comptes séparés et ne jamais prélever sur l’un pour arrondir l’autre.
Il y a peut-être quelques chanceux pour qui le travail est un passe-temps, mais il n’y a personne qui ne puisse gagner à remplacer ses occupations habituelles par d’autres activités dans ses moments de loisir. Celui qui passe ses soirées penché sur le contenu de son porte-documents ne se rend pas service ; il va au-devant du surmenage intellectuel.
Selon un psychologue américain, ce n’est pas le travail, si intense soit-il, qui est responsable du surmenage intellectuel, mais le fait de se creuser les méninges, de ressasser indéfiniment les mêmes idées. Après une longue journée de travail, il suffit généralement d’une heure d’exercice physique pour se délasser l’esprit.
Paradoxalement, les gens qui se prétendent occupés au point de ne pouvoir prendre ni exercice ni distraction compromettent peut-être leur rendement. L’idéal proposé par l’adage latin Mens sana in corpore sano est toujours valable et le fait d’être « bien dans sa peau » favorise certainement la clarté d’esprit et la réceptivité.
Même s’il est un antidote contre le surmenage intellectuel, l’exercice physique ne saurait dispenser de la nécessité de se distraire. Ce qu’il faut pour s’aérer l’esprit, c’est un passe-temps aussi éloigné que. possible de ses préoccupations habituelles. Dans leur propre intérêt, les obsédés du travail devraient reporter une partie de leur énergie sur une activité ou un sujet d’étude qui les sorte du quotidien.
Les gens de ce type sont des perfectionnistes. Ils seraient sans doute agréablement surpris de trouver un sentiment d’accomplissement dans certaines occupations qui n’ont rien à voir avec leur carrière. Qu’ils choisissent de construire une maison de poupée, de faire pousser des légumes ou de se spécialiser dans la musique de Beethoven, leur esprit en sortant de la routine trouverait une vigueur nouvelle.
L’obsession du travail est généralement le fait de ceux qui ont atteint ou qui ambitionnent une situation dominante dans leur entreprise ou leur profession. Pourtant la réussite matérielle n’exclut nullement qu’on puisse avoir en même temps des loisirs bien remplis.
Une foule de gens qui excellent dans leur domaine s’adonnent à une variété étonnante de hobbies, de sports et d’oeuvres sociales ou religieuses. On pourrait rappeler, par exemple, un des plus grands hommes d’affaires que le Canada ait connus, Sir William Van Horne, qui collectionnait les fossiles, la porcelaine orientale et les oeuvres d’art et qui était lui-même un peintre accompli. Il s’intéressait également à la culture des roses et à la prestidigitation, voyageait énormément et ne dédaignait pas une bonne partie de poker. Rien de tout cela ne l’a empêché de surveiller la construction d’un chemin de fer transcontinental qui allait devenir une des plus grandes compagnies de transport au monde.
Il n’y a rien de mystérieux à ce que des gens parmi les plus occupés aient autant de loisirs et sachent si bien en profiter. Ils connaissent la valeur du temps et sont passés maîtres dans l’art de l’employer. Comme ils connaissent également la valeur du repos et de la récréation, ils ne vont pas au bureau pour tourner en rond. Ils illustrent la théorie selon laquelle plus un homme est occupé, plus il peut se ménager de temps libre.
Investissez une partie de votre temps en vue de votre retraite
Ces gens-là reconnaissent l’importance des loisirs, tandis qu’un grand nombre d’entre nous refusent de prendre au sérieux une chose en apparence aussi triviale, puisque c’est bien de jouer qu’il s’agit. Courir après un ballon ou coller des timbres dans un album ne semble pas devoir ajouter grand-chose à la vie, tant qu’on est assez jeune en tout cas, car lorsqu’on vieillit les loisirs prennent une autre signification.
Revenons au parallèle entre le temps disponible et le revenu disponible. Les gens qui ont le moindre bon sens placent une partie de leurs économies de manière à en accroître la valeur future. Il faudrait faire la même chose avec le temps dont on dispose pour ses loisirs : en investir une partie en vue de sa retraite. Évidemment, comme pour l’argent, plus l’investissement sera fait de bonne heure, plus il rapportera.
La baisse d’énergie qui accompagne l’âge mûr présage pour chacun le moment où les loisirs deviendront une occupation à plein temps. C’est alors qu’il faut se tourner vers des activités que l’on pourra poursuivre jusqu’à la fin de sa vie, changer au besoin ses habitudes, par exemple en remplaçant le ski alpin par le ski de randonnée ou les jeux d’équipe par le golf ou le bowling. D’autre part, pour le sportif en chambre, c’est le temps de penser à faire quelque chose pour améliorer sa condition physique.
C’est à l’âge mûr également qu’il faut commencer à élever des défenses mentales et spirituelles contre l’angoisse et l’insatisfaction qui minent souvent les retraités. Pourquoi ne pas consacrer une partie de vos loisirs actuels à explorer des nouveaux passe-temps et des domaines capables de retenir votre intérêt pendant de nombreuses années à venir ? Vous avez le choix : cultiver des tomates, faire du pain, apprendre à jouer de la flûte, dresser votre généalogie, collectionner des montres de poche. Profitez de ce que vous êtes encore relativement jeune pour faire des expériences et voir ce que vous aimez le mieux.
L’important est de garder l’esprit ouvert et de diversifier ses intérêts. Il est peu probable qu’une seule activité suffise à entretenir à la fois la souplesse de l’esprit et celle du corps. Votre programme devrait idéalement comporter de l’exercice physique ou du sport, un travail manuel ou un hobby stimulant, quelques divertissements, des contacts humains, des voyages et des études dans un domaine étranger à votre travail.
Un des principaux avantages de toutes ces activités est de favoriser la camaraderie. Très souvent, ce qui manque le plus aux retraités, c’est l’amitié qui les liait à leurs compagnons de travail. Si au moment de la retraite on fait déjà partie de divers groupes avec lesquels on partage des loisirs, la séparation est plus facilement supportable, car elle n’est plus synonyme d’isolement.
Pour éviter l’ennui, il faut cultiver son esprit
Même si la perspective de la retraite est une excellente raison pour réévaluer l’emploi qu’on fait de ses loisirs, ce n’est pas la seule. On devrait à tout âge profiter au maximum de son temps libre pour essayer de devenir un être aussi complet que possible. Nous avons tous, enfouis au plus profond de nous-mêmes, des talents qui, s’ils étaient cultivés, enrichiraient notre vie et en banniraient à tout jamais l’ennui et la mélancolie.
En cette époque de spécialisation, un grand nombre d’entre nous sont obligés, à cause de leur travail, de développer une de leurs aptitudes à l’exclusion de toutes les autres. Les hobbies mêmes peuvent devenir asservissants, prendre l’aspect de spécialités qui accaparent toute l’énergie disponible. Si nous les laissons dominer nos pensées, nos actions et notre conversation, nous risquons de tomber rapidement au rang des ennuyeux ennuyés.
Pour éviter l’ennui, il faut cultiver délibérément son esprit, ce qui n’exige généralement rien de plus qu’un bon choix de livres. Sans la préparation mentale nécessaire, qui s’acquiert par des lectures quotidiennes, la solitude se transforme vite en isolement et le repos en ennui.
Profiter de ses loisirs ou les gaspiller, c’est une affaire de choix personnel
L’ennui est en nous. Les scientifiques l’expliquent par une « déficience de la réaction sensorielle au monde extérieur ». Si vous êtes sujet à ce genre de déficience, vous pouvez stimuler votre appétit pour le monde qui vous entoure en aiguisant vos facultés d’observation et d’appréciation. La ville que vous habitez, par exemple, est un cadre vide tant que vous ne savez rien de son histoire et que vous êtes incapable de vous imaginer à la place de ceux qui vous ont devancé. Une volée d’oiseaux est simplement une volée d’oiseaux tant que vous ne savez pas de quelle espèce il s’agit et que vous ignorez tout de ses moeurs et de son chant.
Les gens qui ont développé une vie intellectuelle suffisamment riche n’ont rien à craindre de l’ennui. Par contre, l’ennui est dangereux pour ceux qui sont mal équipés pour le combattre. L’ennui a fait plus de joueurs que la cupidité, plus d’ivrognes que la soif, et plus de suicides que le désespoir.
Les habitudes destructrices auxquelles les gens se laissent aller dans le vain espoir d’échapper à l’ennui ne sont pas faciles à secouer. L’habitude est proverbialement bonne servante et mauvaise maîtresse et il n’y a que trop de gens qui en sont esclaves. À l’occasion d’une réflexion sur le bon emploi des loisirs, on peut se proposer consciemment des habitudes nouvelles qui deviendront avec le temps une seconde nature.
Quand on entend parler des loisirs de nos jours, c’est presque toujours en termes de questions sociales. Des séminaires sont organisés sur des thèmes comme « Les loisirs : bienfait ou fléau ? » et les spécialistes de prophétiser que les développements comme la réduction de la semaine de travail, le partage de poste, la retraite anticipée et le vieillissement de la population entraîneront de nouvelles calamités sociales. Cette abondance de loisirs est tenue en grande partie responsable de l’alcoolisme, de la toxicomanie, de l’éclatement de la famille et autres problèmes semblables. Tout cela est peut-être vrai, mais dans un pays libre, la façon dont chacun emploie ses loisirs est une affaire de choix personnel.
Le fait essentiel à retenir, c’est que ce qu’on fait pendant ses loisirs, on le fait pour soi, tandis que le travail est quelque chose qu’on fait pour d’autres. Et comme on le fait pour soi, il y a toutes sortes de questions capitales qui se posent, comme : Est-ce vraiment ce que je peux faire de mieux pour moi et pour les miens ? Est-ce que cela va m’aider ou me nuire ? Est-ce une activité que je pourrai poursuivre toute ma vie ? Quel genre de satisfaction puis-je en attendre à la longue ?
Plus nous aurons de temps libre, plus ces questions deviendront pressantes. Pour l’individu comme pour la société, les loisirs peuvent réellement être un bienfait ou un fléau. Les philosophes grecs croyaient que le loisir perpétuel serait un état idéal pour la société et pour l’homme si celui-ci pouvait seulement apprendre à bien employer son temps. C’est un autre philosophe grec qui a dit qu’une vie à laquelle l’examen fait défaut ne mérite pas qu’on la vive. Pour vivre pleinement et être en paix avec le monde et avec nous-mêmes, nous devons examiner sérieusement cette part importante de notre vie que sont les loisirs.