Les Canadiens ont-ils des racines communes ? Leurs origines diffèrent, mais l’histoire les a rapprochés plus qu’ils ne pourraient l’imaginer. Profitons des célébrations en cours pour faire un retour sur le passé ; nous distinguerons peut-être chez nos prédécesseurs les germes d’une société. Tout a commencé il y a 20 000 ans…
L’année 1984 marque l’anniversaire de plusieurs événements clés de notre histoire. Il y a 450 ans, Jacques Cartier plantait une croix en Gaspésie et prenait possession au nom du roi de France d’un pays immense, d’une incroyable richesse. Il y a 200 ans, le Nouveau-Brunswick et l’Île du Cap-Breton (celle-ci temporairement) devenaient des provinces de l’ancien Empire britannique. À la même époque survenait un courant d’immigration qui allait donner naissance à l’Ontario. Un demi-siècle plus tard, Toronto était officiellement érigée en municipalité ; elle fête ses 150 ans cette année. Au Québec, Trois-Rivières célèbre son 350e anniversaire en 1984.
Toutes ces commémorations fournissent l’occasion d’une réflexion générale sur notre personnalité et sur le cheminement qui nous a faits ce que nous sommes. Les origines ethniques et les appartenances religieuses de la population canadienne sont tellement variées qu’il semble impossible à première vue que nous ayons des racines communes. Pourtant, notre histoire révèle des convergences qui pourraient expliquer la similitude des mentalités et des comportements et lorsque nous considérons ceux qui nous ont précédés, nous retrouvons chez eux les mêmes ressemblances.
La première chose que nous avons en commun, c’est la démarche initiale, l’immigration. En fait, les tout premiers êtres humains qui ont foulé le sol de notre continent étaient des immigrants. Descendants d’Asiatiques de race mongolique, ils traversèrent le détroit de Behring il y a environ 20 000 ans pour gagner un coin du Yukon épargné par la dernière glaciation. Certains d’entre eux, les ancêtres du peuple Inuit, restèrent dans le nord et essaimèrent vers l’est. D’autres, les « Indiens », progressèrent lentement vers le sud à mesure que les glaces relâchaient leur emprise. Ces migrants ont vécu une expérience que tous les immigrants depuis ont abordée avec un mélange d’espoir et d’appréhension : se bâtir une vie nouvelle dans un pays neuf.
Dans sa laborieuse retraite vers le nord, l’épaisse chape de glace qui avait recouvert le continent modifiait complètement le terrain sous-jacent, creusant des lacs et des rivières, nivelant des plaines, dessinant des collines et des vallées. Cette nature primitive devait provoquer de profondes mutations chez ceux qui s’y aventuraient. Les Indiens adaptèrent leurs méthodes et leurs coutumes à ce nouveau milieu, inventant des outils et des armes, des formes d’abris, des modes de transport et même des dieux.
On ne saura jamais quelle nécessité les contraignait à aller de l’avant, s’ils étaient chassés par des guerres ou par des calamités naturelles. Certains d’entre eux étaient sans doute obligés de poursuivre leur errance parce qu’ils avaient épuisé les ressources locales, mais on peut supposer que d’autres obéissaient à l’impulsion fondamentale qui pousse l’homme à aller voir ce que cache le prochain tournant de la rivière.
Parmi les tribus formées par les Indiens, il y avait d’un côté les pêcheurs et les chasseurs nomades, toujours en marche vers un horizon fuyant. De l’autre, il y avait des groupes sédentaires qui restaient volontiers au même endroit tant qu’ils y trouvaient leur subsistance. Dans les régions tempérées, ces derniers défrichaient et cultivaient des lopins de terre à proximité de leurs villages.
Les Européens qui abordèrent plus tard au Nouveau Monde ne devaient pas faire autrement. Les explorateurs vinrent devant. Jacques Cartier, navigateur de son état, avait fait de nombreux voyages avant d’être chargé par le roi François Ier de chercher un passage vers la mer de l’Ouest afin de faciliter le commerce entre l’Europe et l’Asie. Ni lui ni ses hommes n’eurent envie de s’établir dans le pays qu’ils avaient découvert. Ayant ouvert la voie, ils considéraient leur tâche terminée. C’était à des esprits moins aventureux qu’il appartenait de coloniser la Nouvelle-France.
Lorsque la colonie fut enfin établie, les Français montrèrent les mêmes tendances que les Indiens. Il y eut d’un côté les coureurs de bois, toujours par monts et par vaux, et de l’autre, les habitants attachés à leurs foyers et à leurs terres. Ces derniers occupaient une petite enclave civilisée dans un territoire illimité, situation à laquelle la conquête britannique ne changea pas grand-chose. A part quelques petits villages édifiés par des tribus sédentaires, tout le pays à l’ouest de l’actuelle agglomération montréalaise était le domaine des nomades, Indiens et Blancs.
Dans ce domaine, les Indiens faisaient le commerce des pelleteries avec des hommes qui, comme eux, ne restaient pas longtemps à la même place à moins d’y être forcés par le mauvais temps. On trouvait çà et là des comptoirs et des postes militaires, mais ils étaient tenus par des individus de passage, bien décidés à rentrer chez eux s’ils avaient la chance de s’en tirer.
Interaction des explorateurs et des colons
Les trafiquants de fourrures étaient les derniers à souhaiter la colonisation du pays. Quand, au début du XIXe siècle, le comte de Selkirk voulut établir des immigrants écossais sur la Rivière Rouge, les traiteurs de la Compagnie du Nord-Ouest firent de leur mieux pour entraver le projet. Fait ironique, ce sont les explorateurs de la compagnie, toujours à la recherche des fourrures, qui ont ouvert les routes d’accès que les pionniers allaient emprunter pour gagner l’ouest et le nord du pays. Le 200e anniversaire de la fondation de cette vénérable organisation sera célébré cette année à l’ancien quartier général de Old Fort William (Ont.).
Là et ailleurs, les célébrations prévues rendront hommage à la fois aux explorateurs et aux pionniers car, sans l’interaction de ces deux types d’homme, le Canada ne serait pas devenu ce qu’il est aujourd’hui. Les explorateurs ont rendu la colonisation possible, mais ils n’auraient pu rien faire s’ils n’avaient été ravitaillés par les colons déjà installés au Québec. Dans les colonies de l’Est, les marins qui commerçaient avec les Antilles pouvaient s’appuyer sur les gens du pays, voués à l’agriculture, à la pêche et à l’industrie des constructions navales.
Les célébrations de cette année jetteront également une lumière nouvelle sur un type d’immigrant particulier qui, au fil des ans, a énormément enrichi notre patrimoine. Il s’agit du réfugié poussé par les circonstances et qui, une fois sur place, a su tirer parti de la situation.
Persécution des Loyalistes
Au Nouveau-Brunswick et en Ontario, les fêtes du bicentenaire auront pour thème l’arrivée des United Empire Loyalists. Ces gens, qui étaient prêts à risquer leur vie pour défendre leurs opinions politiques, firent preuve de la même détermination pour se créer une patrie nouvelle.
L’histoire des Loyalistes a été généralement mal comprise, en partie parce que leurs propres descendants leur ont attribué rétrospectivement un rang social et des opinions que la majorité d’entre eux n’ont jamais eus. L’habitude canadienne de voir l’histoire à travers les livres, les films et les émissions de télévision made in USA n’a rien fait pour éclaircir la question de savoir qui étaient réellement ces gens.
Selon la légende accréditée par les Canadiens, les Loyalistes étaient des snobs de la haute société qui croyaient que le pays leur appartenait et qui regardaient les immigrants de haut, comme certains de leurs rejetons ont effectivement tenté de le faire. Selon les Américains, il s’agissait d’une petite faction de pseudo-aristocrates tories qui refusaient de saisir le flambeau de la liberté parce qu’ils étaient trop occupés à préserver leurs privilèges et le pouvoir qu’ils détenaient.
Ni l’une ni l’autre de ces vues n’est conforme à la réalité. D’abord, on ne saurait parler d’une petite faction au sujet des Loyalistes. Selon John Adams, un des pères de la Révolution américaine, jusqu’au tiers de la population des treize colonies rejetait le principe de l’indépendance lorsque celle-ci fut déclarée en 1776. Les Loyalistes n’étaient certainement pas tous des privilégiés non plus et il y avait probablement autant de propriétaires fonciers et d’officiers de la Couronne du côté des patriotes que du côté des rebelles.
On croit généralement que la Guerre d’Indépendance opposait les soldats anglais et les mercenaires hessois du roi George III aux rudes coloniaux américains armés de carabines de chasse. En fait, c’était avant tout une guerre civile entre les Américains qui voulaient s’affranchir de la domination britannique et ceux qui voulaient préserver les anciens liens avec la métropole.
Comme toutes les guerres civiles, celle-là fut particulièrement âpre. Les soldats loyalistes capturés par leurs compatriotes étaient pendus pour avoir trahi la cause révolutionnaire et, dans les territoires acquis à la Révolution, les civils suspects de loyalisme étaient traités sans ménagement. On confisquait leurs biens et on leur interdisait d’exercer leurs professions ou, pire encore, on brûlait leurs maisons, on les jetait en prison ou on leur infligeait divers outrages et surtout le supplice du « goudron et des plumes ».
Après la défaite décisive des forces britanniques à Yorktown en 1781, des douzaines de milliers de Loyalistes se réfugièrent dans les villes tenues par l’armée anglaise pour y attendre le résultat des négociations qui allaient décider de leur sort. Deux ans plus tard, le traité de Paris allait provoquer leur indignation en leur donnant l’impression que la mère patrie avait sacrifié leurs intérêts. Le gouvernement américain s’était engagé à leur faciliter le retour dans leurs foyers, mais un grand nombre de ceux qui essayèrent de racheter leurs biens confisqués furent accueillis plus rudement que jamais par leurs anciens voisins. C’est ainsi que la Couronne leur ayant promis de les aider à s’installer ailleurs, au moins 60 000 d’entre eux (certains disent jusqu’à 100 000) quittèrent leur patrie pour de bon.
Les Loyalistes qui en avaient les moyens émigrèrent en Angleterre, aux Bermudes ou aux Antilles. Les plus pauvres, au nombre d’environ 45 000, acceptèrent des concessions de terres au Canada. De ce dernier groupe, les uns s’embarquèrent à New York, dernier bastion anglais, tandis que les autres s’acheminaient par voie de terre vers les lacs et les rivières qui formaient la nouvelle frontière internationale. Les premiers allaient aboutir à Halifax et à Montréal, et les seconds, dans l’ouest du Québec où les rejoindraient éventuellement plusieurs milliers de compatriotes qui étaient passés par Montréal.
Un microcosme de la société canadienne actuelle
Les gens entraînés par cet exode formaient un microcosme de la population canadienne actuelle. A côté des Américains d’ascendance anglaise se trouvaient des descendants d’Écossais, d’Irlandais, de Français, d’Allemands et de Hollandais, de même que plusieurs centaines d’anciens soldats de couleur que la guerre avait libérés de l’esclavage et un millier d’Iroquois, alliés des Britanniques. Sous la conduite de leur chef Joseph Brant, ceux-ci s’installèrent en Ontario, dans la région de Brantford et de Cornwall qui accueillit également un grand nombre de réfugiés blancs. Ces deux villes fêtent leur bicentenaire cette année.
Par sa composition, le groupe des Loyalistes ne différait pas tellement de la société actuelle : commerçants, fermiers, artisans, boutiquiers et soldats réformés se juxtaposaient aux médecins, aux avocats, aux enseignants et aux membres du clergé. On trouvait dans leurs rangs des Anglicans, des Catholiques, des Méthodistes, des Wesleyens, des Baptistes, des Congrégationalistes, des Mennonites, des Quakers et des païens. Tout ce monde parlait diverses langues, dont le français car un groupe de fermiers canadiens avaient retraversé la rivière Detroit pour se fixer près de Windsor (Ont.).
Les Loyalistes formaient ce que les sociologues modernes appelleraient un groupe hétérogène et pluraliste qui, comme tel, est à la base de la diversité culturelle du Canada anglais. Recrutés dans les treize colonies américaines, ils apportaient avec eux l’horreur des excès révolutionnaires, ce qui explique peut-être l’esprit de mesure avec lequel les Canadiens ont toujours considéré les affaires publiques. Sans doute certains d’entre eux étaient-ils les Tories rigides peints par la légende, mais la plupart étaient en fait des radicaux (Whigs), non pas hostiles aux réformes politiques, mais persuadés que celles-ci pouvaient s’accomplir sans violence et sans qu’il soit nécessaire de rompre les attaches historiques.
Toutefois, le fait d’être pacifistes ne les empêchait pas de faire valoir leurs droits. A peine avaient-ils planté leurs tontes que les 14 000 réfugiés débarqués dans la vallée de la rivière Saint-Jean, qui faisait alors partie de la Nouvelle-Écosse, s’accordaient à réclamer la direction des affaires locales. Ils obtinrent en 1784 l’autorisation de former la province du Nouveau-Brunswick. La même année, l’Île du Cap-Breton reçut une administration séparée de la Nouvelle-Écosse, situation qui allait durer jusqu’en 1810.
Entre-temps, dans l’ouest du Québec, les Loyalistes tâchaient de faire remplacer le système seigneurial et la législation civile française par les lois anglaises et le régime de la libre propriété qu’ils avaient connu auparavant. Leurs revendications aboutirent à l’Acte constitutionnel de 1791 qui faisait du Haut-Canada (plus tard l’Ontario) une province dotée d’une législation et d’un régime agraire propres. Le même Acte confirmait que le Bas-Canada (le Québec) conservait la législation française. Une Assemblée élue était créée dans chaque circonscription.
Les Loyalistes ont joué un tel rôle dans la fondation de l’Ontario que la province a décidé de fêter son bicentenaire cette année, faisant remonter sa naissance à leur arrivée plutôt qu’à l’Acte constitutionnel. La raison de cette décision est que les Loyalistes sont à l’origine de la société ontarienne.
Comme tous les groupes d’immigrants avant et après eux, les Loyalistes avaient parmi eux des aventuriers. Un grand nombre d’entre eux se mirent immédiatement en frais d’explorer les ressources forestières et minérales de leur pays d’adoption. Les marins loyalistes réfugiés dans les provinces de l’Atlantique poursuivirent le commerce maritime avec le reste du monde. Quelques générations plus tard, les descendants des Loyalistes allaient être parmi les premiers pionniers dans l’Ouest canadien.
Par ailleurs, la population sédentaire prenait racine dans le Haut-Canada où villes et villages s’ordonnaient autour de York, la nouvelle capitale qui devait reprendre éventuellement le nom de Toronto. C’est cette capitale qui fête cette année ses 150 ans.
Pérennité des grands thèmes de la vie canadienne
Toronto, qui est la ville la plus populeuse du Canada, illustre bien la pérennité des grands thèmes de la vie canadienne : l’exploration, la colonisation et l’immigration. Son importance actuelle en tant que centre financier et industriel s’explique en grande partie par le fait qu’elle a été pendant longtemps l’agglomération principale d’un immense territoire. C’est à Toronto que les prospecteurs miniers qui ont exploré une grande partie du Canada avaient leurs bases.
Dans les installations de forage et les exploitations minières du Nord canadien, l’interaction de l’explorateur et du colon est encore une réalité, même si le premier est devenu un géologue de formation universitaire et le deuxième, un banquier en complet sombre. L’explorateur en fait peut oeuvrer sur une autre frontière, dans un des innombrables domaines que les sciences ont ouverts aux esprits entreprenants, c’est toujours le rythme fondamental de la vie canadienne qui persiste sous une forme moderne.
Et de nouveaux immigrants, bien déterminés eux aussi à se bâtir une vie nouvelle dans un pays neuf, viennent encore ajouter aux richesses culturelles et matérielles du Canada. Ils ont sans doute les mêmes espoirs et les mêmes craintes que ces lointains précurseurs venus d’Asie il y a si longtemps. Aujourd’hui comme jadis, des aventuriers se mêlent aux pionniers. Tous ensemble, ils sont la sève qui nourrit nos racines et leur donne une vigueur nouvelle.