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Que signifie la moralité pour l’individu et pour la société ? C’est là une question vitale à une époque où la probité semble être passée de mode. Nous considérons ici la morale du point de vue pratique et nous nous apercevons qu’être « bon », c’est tout simplement logique…

Qu’est-il arrivé à la moralité ? Par le temps qui court, les gens élevés dans les règles de la morale occidentale traditionnelle ont parfois lieu de se demander si notre société peut encore faire la différence entre le bien et le mal. Ce ne sont pas les actualités depuis quelques années qui auraient pu dissiper ce pessimisme. Qu’on en juge seulement par ces deux exemples : après avoir enfreint le règlement pour remporter un championnat, un coureur automobile appelle de sa disqualification en faisant valoir que l’infraction est « de pratique courante », et une étudiante surprise à tricher pendant ses examens de fin d’études actionne son université lorsque celle-ci refuse de lui conférer un grade.

Il reste évidemment que les médias ne se donneraient pas la peine de signaler les manquements à la morale si les gens n’y voyaient rien de mal. Si le sens moral était vraiment caduc, l’immoralité ne choquerait personne ; ce ne serait pas un sujet de reportage.

Il semble donc que ce ne soit pas tellement le sens moral qui manque comme le sentiment de honte qui empêchait autrefois les gens de faire des choses jugées déshonorantes. Il n’y a pas encore tellement longtemps, une personne qui commettait un acte immoral ou indélicat s’exposait à l’hostilité de la collectivité, aux rebuffades de ses anciens amis, au désaveu de sa famille et même au chômage forcé.

Devenue exagérément sévère à l’époque victorienne, la censure sociale a persisté sous une forme atténuée, très avant dans le XXe siècle. L’esprit du temps ignorait l’indulgence chrétienne et se repaissait d’hommes ruinés et de femmes déchues dont le plus grand tort bien souvent avait été de se tromper. L’éthique essentiellement humaniste des siècles précédents se trouvait transformée en un régime de terreur fait de règles mesquines, de malveillance et d’hypocrisie.

Nous avons fait beaucoup de chemin depuis le temps où la prétendue moralité étouffait jusqu’au goût normal de vivre. Dans l’ensemble, c’est une saine évolution, mais on peut se demander si nous ne sommes pas allés trop loin pour notre propre bien.

En effet, si la moralité est basée sur la parole de Dieu, elle est basée également sur le gros bon sens qui nous dit que pour vivre en société, il faut observer certaines règles fondamentales. Si, faute d’un code officiel, chacun devait se comporter à sa guise, la société telle que nous la connaissons éclaterait bientôt de toutes parts.

Certes, il existe des lois, mais si les masses ignoraient les principes moraux élémentaires, tous les magistrats et tous les policiers du monde ne suffiraient pas pour empêcher un retour à l’anarchie primitive. « La morale publique est le complément naturel de toutes les lois : elle est à elle seule tout un code, » a écrit Napoléon 1er. L’appareil législatif n’est rien qu’un élément de la structure éthique d’une civilisation. Dans la plupart des pays occidentaux, sur les dix commandements, il y en a trois seulement dont la transgression est illégale.

La jungle n’est pas loin et nous pourrions encore dire avec Pierre Loti : « C’est ainsi que nous sommes, dès qu’on gratte un peu le vernis : de petits barbares ».

Les règles qui nous enjoignent de ne pas tricher, de ne pas mentir, de ne pas voler ou spolier autrement notre prochain sont la garantie de notre survie. Il en a toujours été ainsi. Dans son Histoire de la philosophie, Will Durant a résumé dans une brillante paraphrase les idées de Platon sur le sujet :

« Toutes les conceptions morales gravitent autour du bien commun. La moralité débute avec l’association, avec l’interdépendance et l’organisation ; la vie en société exige que l’individu sacrifie une partie de sa souveraineté à l’ordre public ; et, finalement, l’étalon de la conduite devient l’intérêt général. C’est la Nature qui le veut ainsi et son jugement est toujours sans appel ; un groupe survit, en rivalité ou en conflit avec un autre groupe, suivant son unité et sa puissance, suivant que ses membres sont capables ou non de collaborer à des fins communes. »

Que deviennent cette unité et cette puissance lorsque, comme il arrive maintenant, la collectivité est de moins en moins exigeante sur le chapitre du comportement individuel ? En premier lieu, la survie de la société cesse alors d’être la responsabilité des institutions pour devenir celle des particuliers. « Liberté implique responsabilité, a dit George Bernard Shaw. C’est pourquoi la plupart des hommes la redoutent. » La liberté que nous avons acquise met chacun de nous en mesure de déterminer par ses actions quotidiennes ce que sera le monde de demain.

Quant à l’influence collective, elle ne s’exerce pas nécessairement dans le sens de la morale. Celle-ci est même fort mal vue dans certains milieux qui endosseraient volontiers la déclaration de Rimbaud disant que « la morale est la faiblesse de la cervelle ». Cette affectation d’affranchissement chez les uns n’est pas sans renforcer le respect humain chez les autres qui, par crainte du ridicule, sont prêts à tout renier pour « être de leur temps ».

Le cynisme et le désenchantement, aussi redoutables que les bombes

Par ailleurs, la littérature contemporaine et les médias en général se plaisent à donner de l’humanité une image désolante que les gens « bien informés » propagent tout naturellement puisque, très souvent, c’est eux qui donnent le ton à la mentalité populaire. Il y a donc dans l’air un cynisme morose et envahissant qui est en train de faire table rase des anciennes valeurs morales.

« Nous pouvons nous détruire à force de cynisme et de désenchantement aussi sûrement qu’avec des bombes. » Cet avertissement de l’historien Kenneth Clark est un argument à retenir contre les cyniques qui cherchent à circonvenir l’opinion. En fait, le monde n’est pas aussi pourri qu’ils le disent, mais il pourrait le devenir ; il suffirait qu’on les croit et qu’on partage leur mépris pour l’humanisme.

Les cyniques ne font pas confiance à la nature humaine. Dans les annales de la philosophie, il y a toujours eu deux principaux courants de pensée : l’un voulant que l’homme soit foncièrement mauvais, l’autre prétendant au contraire qu’il est foncièrement bon, que c’est son entourage qui l’entraîne au mal, et qu’il doit lutter contre celui-ci pour libérer et exprimer sa vraie nature.

La première de ces positions, celle des cyniques, est que « l’homme est un loup pour l’homme » et qu’il faut être constamment sur ses gardes pour se défendre contre les mauvais penchants des autres. Cette méfiance chronique conduit à un individualisme forcené qui affaiblit la trame de notre société et mine jusqu’à la cellule familiale. Des observateurs lucides s’en inquiètent. Dans un article sur le déclin de la famille américaine, un pédagogue faisait remarquer récemment : « Nous voulons tellement réussir notre propre vie que nous avons presque cessé de nous intéresser aux autres. Nous hésitons à nous engager envers quoi ou qui que ce soit, y compris nos propres enfants. »

La voie de la morale est de chercher le bonheur d’autrui

Nous sommes loin de la moralité définie à maintes reprises au cours des âges par les philosophes humanistes. Benedictus de Spinoza, par exemple, pensait que l’homme moral ne souhaitait rien pour lui-même qu’il ne souhaitât pour l’humanité entière. Selon Emmanuel Kant, la doctrine morale n’est pas ce qui donne le bonheur, mais ce qui permet de le mériter. Et Saint-Exupéry nous dit à son tour : « Si tu veux comprendre le mot de bonheur, il faut l’entendre comme récompense et non comme but. » Ici intervient donc la notion de mérite et celui-ci s’acquiert par la recherche du bonheur d’autrui. L’essentiel dans tous les cas est de traiter les gens comme une fin, jamais comme un moyen.

En d’autres termes, il est immoral de se servir des gens à des fins égoïstes, comme s’ils étaient de simples objets. Toujours selon Kant, il ne faut jamais perdre de vue que les intérêts et les sentiments des autres sont tout aussi importants que les nôtres.

Partant de là, des philosophes modernes ont établi le vrai critère du respect d’autrui par opposition à ce que nous pourrions appeler l’honnêteté de circonstance. Le respect d’autrui, c’est ce qui fait qu’on s’abstient de mentir à ses amis même si l’on est raisonnablement certain de n’être pas découvert, ou qu’on proteste contre une injustice même si la chose peut nous coûter cher.

Ce dernier cas nous amène à considérer une dimension de la moralité où il faut du courage pour rester fidèle à ses principes. Nous avons connu, pour la plupart, de ces situations où nos convictions vont à l’encontre de nos intérêts personnels. Que nous agissions dans un sens ou dans l’autre, souvent personne n’en sait rien et si nous optons alors pour le parti le plus honorable, c’est pour préserver notre propre estime.

Le courage moral est renforcé par une qualité qu’on appelle l’intégrité. Par intégrité, on entend l’honnêteté morale et intellectuelle qui inspire la conduite et à laquelle on ne peut déroger sans ravaler ce qu’il y a de meilleur en soi.

La nécessité de cultiver ce meilleur côté de notre nature n’a jamais été plus impérative qu’en ce temps de liberté individuelle. Cette liberté, nous pouvons en profiter pour chercher des satisfactions passagères, tout comme nous pouvons l’employer à développer notre moi supérieur. Assimilée au perfectionnement de l’être, la réalisation de soi devient une force au service du bien.

Prévoir les conséquences de ses actes

Nombre de gens, toutefois, se sentent un peu perdus dans cet univers sans contraintes. C’est bien beau de se laisser guider par sa conscience, mais la conscience elle-même a parfois besoin d’être mise sur la voie.

Cependant, comme les préceptes moraux se donnent normalement dans des églises que les gens fréquentent de moins en moins, même les plus simples sont souvent mal compris. Un psychologue canadien déplorait récemment que les idées aient perdu leur force cohésive et qu’il n’y ait plus par conséquent de balises pour nous aider à éviter les écueils. La gamme des possibilités est tellement vaste qu’on ne sait plus ce qui est bien et ce qui est mal.

Ce climat libertaire a pourtant du bon en ce qu’il oblige les gens à penser à ce qu’ils font. Dans leur propre intérêt, ils doivent maintenant s’efforcer d’être rationnels, c’est-à-dire de prévoir les conséquences futures de leurs préoccupations et de leurs aspirations immédiates. Ils peuvent se tromper, mais ils peuvent aussi se rendre compte qu’à long terme, l’immoralité ne paie pas, et vérifier à l’occasion le vieil adage voulant que les beaux chemins ne mènent pas loin.

La moralité publique est la somme de tout ce que nous faisons au jour le jour

Ils peuvent s’apercevoir également que les gens qu’on traite décemment nous rendent volontiers la pareille et que, loin d’être une voie étroite et stérile, la moralité ouvre de vastes perspectives sur le plan des sentiments car, sous sa forme la plus haute, elle est faite de bienveillance et de générosité.

La moralité, qui nous enjoint de valoriser notre vie et celle des autres, est également une source de progrès pour l’humanité. Elle fait ressortir ce qu’il y a de meilleur en nous car, pour vivre moralement, il faut du courage, de l’altruisme et du tact ; il faut, pour employer un mot suranné, de la noblesse.

La Nature l’a voulu ainsi et c’est pour nous le seul moyen de remplir nos obligations envers une société qui fonctionne sur la base d’un contrat tacite entre l’individu et l’État. Ce contrat impose à chacun le devoir de s’abstenir de tout ce qui pourrait nuire aux autres membres du groupe ou les gêner outre mesure. Souvent, à l’occasion d’un scandale politique, la presse parle de moralité publique, mais celle-ci déborde de beaucoup le cadre des agissements de quelques politiciens dévoyés. Elle est la somme de tout ce que nous faisons au jour le jour.

« Le grand espoir de la société est le caractère individuel » a écrit Lord Acton. On remarquera le mot espoir qui implique que la vie peut être améliorée. Ce que nous devons nous demander en tant qu’individus, c’est : Est-ce que j’aimerais vivre dans un univers où tout le monde se conduirait comme moi ? Dans la négative, il faudrait voir ce que nous pouvons faire pour nous mieux conduire.

Étant donné la confusion actuelle des moeurs, pareille réflexion pour être menée à bien exigera peut-être qu’on retourne aux sources : les institutions religieuses et les maisons d’enseignement, mais aussi les livres innombrables que moralistes et philosophes anciens et modernes nous ont laissés comme autant de repères sur la voie du perfectionnement. Évidemment, devant un problème moral particulier, on est toujours seul avec sa conscience, mais une connaissance élémentaire des principes moraux ne nuit jamais.

Le prix à payer pour le bien commun n’est peut-être pas aussi élevé que nous croyons

Qui d’entre nous est si parfait qu’il ne puisse profiter d’un examen de conscience ? L’exercice nous répugne ? C’est qu’il faut parfois de l’abnégation pour mettre sa maison en ordre. La moralité, comme les autres activités mentales, demande une vigueur qui ne s’acquiert qu’avec la pratique.

Mais le prix à payer pour le bien commun n’est peut-être pas aussi élevé que nous l’imaginons. Quoi qu’en pensent les sceptiques, la vertu porte sa propre récompense. « En vain parlent-ils du bonheur ceux qui n’ont jamais subordonné une impulsion à un principe, a écrit Horace Mann. Pour parler du bonheur, celui qui n’a jamais sacrifié un bien immédiat à un bien éloigné, ou son intérêt personnel à l’intérêt général, est dans la même situation que l’aveugle pour parler des couleurs. » Alors, tout compte fait, on pourrait même trouver des raisons égoïstes pour être bon.