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L’orgueil est un élément critique dans les affaires humaines. Comme la langue selon Ésope, il peut être la pire ou la meilleure des choses. Nous tentons ici d’analyser ce sentiment pour le moins énigmatique. La grande question est de savoir quand il a sa raison d’être…

L’orgueil a mauvaise réputation. La Bible nous dit qu’il est « odieux aux yeux de Dieu et de l’homme ». Elle nous avise en outre, dans un verset souvent cité à faux, que « l’orgueil précède la ruine et l’esprit altier la chute ». Lorsque saint Grégoire le Grand dresse la liste des péchés capitaux, au VIe siècle apr. J.-C., il place l’orgueil au tout premier rang.

La plupart des dictionnaires parlent d’abord en mal de l’orgueil. « Estime excessive de soi-même », dit le Larousse. « Sentiment très vif, le plus souvent exagéré, et parfois même injustifié… de sa valeur personnelle, de son importance », précise le Robert. Ce n’est qu’après l’avoir consigné comme défaut que ces ouvrages notent qu’il peut aussi être pris en bonne part : « Sentiment élevé de sa propre dignité ; un légitime orgueil ». Il devient alors synonyme de fierté, d’amour-propre. On nous a enseigné dès notre enfance à être fiers de nous et de nos associations, de notre famille, de notre paroisse, de notre pays.

Force nous est donc de reconnaître que le mot orgueil est des plus ambigus. En quoi consiste la réalité qu’il recouvre ? S’agit-il d’une seule chose ou plutôt de deux choses à la fois, dont l’une serait un bien et l’autre un mal pour l’esprit humain ? Examinons d’abord l’aspect négatif de ce sentiment, étant donné que l’orgueil est le plus souvent condamné dans la sagesse des nations.

Il est facile de comprendre pourquoi l’orgueil s’attire la réprobation du monde religieux. Une idée admise dans toutes les croyances est que l’individu doit s’abaisser devant Dieu, éternel et tout-puissant. Comme le dit l’Ecclésiastique, « l’orgueil n’est pas fait pour l’homme ». Ainsi, le présomptueux orgueil qui élève l’homme au-dessus de tout être et de toute chose est-il intrinsèquement déplorable. Il n’est pas nécessaire d’avoir de la religion pour le reconnaître. Dans leur famille et parmi leur parenté, les personnes qui se prennent pour des êtres suprêmes sont souvent la cause d’ennuis et de souffrances sans fin.

Il n’y a pas évidemment que les égomaniaques dont l’orgueil soit préjudiciable à leur vie personnelle. Ce danger menace tout le monde. Lorsque l’orgueil prend le dessus, il dresse des obstacles presque insurmontables entre des êtres humains raisonnables par ailleurs. Peut-être les psychiatres et les conseillers conjugaux ont-ils un mot plus élégant pour le dire, mais dans beaucoup des problèmes qui leur sont soumis, le coupable est l’orgueil.

La difficulté dans le cas de l’orgueil entre intimes, c’est que votre orgueil se heurte parfois à celui d’un autre. Les attaques contre l’amour-propre de quelqu’un appellent invariablement des contre-attaques. Quiconque a connu une sérieuse querelle d’amoureux sait en quel jeu blessant peuvent dégénérer les piqûres d’orgueil réciproques. Comme Le Mot de Victor Hugo, les paroles orgueilleuses peuvent causer un mal infini une fois proférées.

Ce n’est pas sans raison que Jane Austen a intitulé son immortel chef-d’oeuvre Orgueil et préjugés. Les deux principaux personnages du roman découvrent que c’est en dominant leur orgueil qu’ils parviennent à vaincre leurs embarrassants préjugés. Et il en est des groupes comme des individus. L’orgueil engendre les préjugés qui les dressent stupidement les uns contre les autres. Les haines mortelles entre les familles et les clans n’existent pas que dans les livres. Elles se transmettent même quelquefois de génération en génération, tant est tenace l’aveuglement de l’orgueil.

Sur un plan plus général, c’est l’orgueil qui porte certains à se croire meilleurs que les autres par nature et à mépriser ces autres uniquement à cause de leur race, de leur nationalité, de leur classe ou de leur religion. De là naît le fanatisme, l’un des plus grands maux qui puissent affliger l’humanité. Des nations ont été déchirées par la haine que crée ce fléau. Il a même conduit à ces coupures brutales dans la civilisation que sont les guerres mondiales.

Dans son livre bien nommé, La Tour d’orgueil, Barbara Tuchman raconte comment l’opiniâtreté de l’orgueil national est venue mettre un terme à l’inoubliable période d’euphorie du début du XXe siècle, la Belle Époque. Les Allemands se considèrent alors supérieurs à toutes les autres races par leur culture, leur science et leurs prouesses militaires. Cette prétention cadre mal, pour ne pas dire plus, avec l’opinion des Français, convaincus de leur côté de leur supériorité dans ces domaines. Sans compter le cuisant souvenir qu’ils gardent encore de leur défaite par les Allemands en 1870. Ils y voient une déviation de l’histoire qu’il importe de corriger.

Il est des hommes trop fiers pour se battre

Bouffi de la gloriole nationale propre à sa génération, Charles Péguy écrivait en 1910 : « Lorsqu’une grande guerre ou une grande révolution éclate, c’est parce qu’un grand peuple, une grande race, a besoin d’éclater, parce qu’il en a assez, particulièrement assez de la paix. » Bientôt, en effet, une grande guerre se déclarait, et le malheureux Péguy, victime de son ardeur patriotique, trouvait la mort dans la bataille de la Marne, en 1914.

L’orgueil national avait rempli le baril de poudre, et c’est ce même orgueil qui le fit exploser. L’empire Austro-Hongrois avait été outragé par l’assassinat de l’héritier du trône par un fanatique serbe. L’orgueil de la Serbie ne permettait pas à ce minuscule pays d’accéder à l’ultimatum bravache de l’Autriche-Hongrie après l’attentat. Et ainsi 10 millions de personnes furent tuées, 20 millions furent blessées et la carte politique du monde se trouva changée pour toujours.

Au milieu du fla-fla et de la clameur des premières années de la Première Guerre mondiale, une voix solitaire s’éleva au nom de la raison : « Il arrive, disait le président des États-Unis, Woodrow Wilson, qu’un homme soit trop fier pour se battre. Il arrive qu’un pays soit tellement sûr d’être dans le vrai qu’il n’a pas besoin d’en convaincre les autres par la force. » Pourtant, les efforts de Wilson pour assurer la neutralité de son pays aboutirent à un échec. En raison surtout du fait qu’en insistant sur le droit de torpiller les navires américains faisant le commerce avec les alliés, les Allemands offensèrent fatalement l’orgueil national des États-Unis.

Lorsque l’orgueil s’allie à l’humilité, la dignité en résulte

Wilson réussit en revanche à mettre le doigt sur le paradoxe de l’orgueil, savoir que plus il est fort, moins il est nécessaire d’en user. Celui qui est généreusement doté d’un orgueil de bon aloi peut se permettre une certaine humilité. On peut être humble par orgueil, a dit Montaigne.

Lorsque l’orgueil et l’humilité s’unissent, la dignité en résulte. Ceux qui ont de la dignité sont capables de présenter l’autre joue ; c’est même parfois tout ce que leur dignité leur permet de faire. La dignité a du ressort : elle plie et ne rompt pas. Elle réussit à déférer aux autres sans effort apparent. Elle fait contre l’infortune et l’adversité bon coeur. Ce qui serait pour d’autres une écrasante humiliation ne sera pour la personne qui a de la dignité que le signal de recommencer et de faire mieux. Lorsque le public accueillit par des huées son premier concerto pour piano, Brahms en éprouva justement du désappointement. Mais il écrivit à un ami : « Je crois franchement que c’est la meilleure chose qui pouvait arriver. Cela me force à me mettre au travail et remonte mon courage. »

Si l’orgueil n’est assurément pas une vertu, il est la source de nombreuses vertus. Il remplit cet office en nous donnant la satisfaction de posséder d’autres traits de caractère admirables en eux-mêmes, comme l’intégrité, le courage, la diligence, la générosité. Il est juste et normal de s’enorgueillir de ses qualités. Comme le fait remarquer le sage et parfois sarcastique courtisan que fut le duc de La Rochefoucauld : « Autant il sied d’être fier de soi, autant il me sied de le proclamer au monde. »

Dieu merci, les gens ont assez de fierté pour ne pas retomber dans la barbarie

C’est l’orgueil intérieur qui nous fait observer les normes de moralité que nous nous imposons. Il faut alors moins de lois et de conventions pour nous dicter ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. S’il n’existait pas de normes personnelles, s’il fallait régler tous les actes humains par voie de restrictions législatives ou sociales, la société nagerait dans le sang. Félicitons-nous donc que la plupart des gens aient en eux assez de fierté pour éviter de s’en sauvager.

Les normes de la moralité et de l’honnêteté vont de pair. La probité et la loyauté de conduite sont naturelles chez ceux qui sont trop orgueilleux de leur réputation pour se faire mal voir. Les esprits fiers ne manquent pas à leurs promesses ; ils ne le peuvent pas. Leur orgueil ne leur permet pas de faillir à leur parole.

De même, les personnes dont les normes de conduite sont élevées sont peu enclines à faire moins que de leur mieux dans leur vie privée ou de travail. Cela apparaît surtout dans ce qu’on appelle la fierté du métier. C’est elle qui nous empêche de faire du travail de qualité inférieure par notre faute. Elle n’est pas étrangère non plus à l’honnêteté, à l’idée d’une bonne journée de travail pour une bonne journée de salaire.

Le métier, c’est l’art et la fierté de bien exercer sa spécialité. On dit couramment d’un luthier, d’un orfèvre, d’un joaillier qu’il a « du métier », mais l’amour du travail bien fait peut se manifester aussi dans des champs d’activité beaucoup plus modestes : au foyer, au bureau, à l’usine, à l’école. La maîtresse de maison dont l’intérieur est toujours impeccable en tirera autant d’orgueil que l’artisan le plus expert, et à juste titre.

Contrairement aux travailleurs d’autrefois, les ouvriers d’aujourd’hui ont rarement l’occasion de fabriquer un produit du commencement à la fin. Leurs efforts consistent d’ordinaire à usiner les pièces qui composent le produit ou à les assembler. Ce qui n’empêche pas la fierté du travail de subsister à condition que chacun ait à coeur de travailler en bon ouvrier. « Il ne m’a jamais semblé que je devais sortir de l’usine la tête basse avec mon chèque », disait récemment un employé de fonderie à son départ en retraite.

Sois savetier, mais le meilleur de la ville, conseillait un père à son fils. La raison pour laquelle nous cherchons à exceller dans notre travail, quel qu’il soit, est un tantinet égoïste. C’est qu’accomplir une tâche avec grand soin procure une agréable sensation de fierté. Alors qu’un travail bâclé entraîne un sentiment d’insatisfaction.

Dans le monde des entreprises, cependant, il est parfois difficile de faire appel à la fierté individuelle du métier si la fierté collective de l’entreprise n’existe pas. Une des fonctions-clés de la direction consiste à adopter un mode de gestion dont les employés peuvent être fiers. Le besoin de s’identifier à quelque chose de plus grand que soi paraît universel ; les rebelles eux-mêmes se groupent au sein d’un mouvement. Et cette identification, on tient à pouvoir l’afficher avec orgueil.

Comme la fierté du métier, la fierté collective naît du travail bien fait ; mais, dans ce cas, il s’agit du travail d’équipe plutôt que du travail individuel. L’employé est alors aussi orgueilleux de ses compagnons que de lui-même, et son orgueil collectif éclate spontanément.

C’est dans les unités militaires – là où sa présence ou son absence peut être une question de vie ou de mort – que l’orgueil est le plus spectaculaire. « Nous étions assez fiers, de nous comme soldats », écrit le maréchal Slim de l’unité qu’il commande au début de la Seconde Guerre mondiale, la 10e Division indienne. À ce général réfléchi est confiée la mission difficile de relever le moral des troupes britanniques et indiennes durement malmenées en Birmanie par l’Armée japonaise apparemment invincible. Il y parviendra en entretenant leur orgueil.

Dans ses mémoires, Slim raconte en détail comment ses troupes acquirent une telle confiance en elles-mêmes qu’elles réussirent à tailler en pièces un ennemi résolu et plein de ressources. « Je ne dis pas, écrit-il, que les hommes de la Quatorzième Armée se réjouissaient des difficultés ; mais ils mettaient un orgueil farouche à les vaincre à force de détermination et d’ingéniosité. »

Sentiment à double tranchant, l’orgueil peut aussi nous perdre

Une des particularités de la fierté militaire, c’est le souci de la tenue. D’où les astiquages et les exercices à n’en plus finir, si onéreux pour les recrues. Il est intéressant de noter que celui qui perd sa fierté ou son orgueil en vient bientôt à négliger sa mine. Au cinéma, les costumiers font appel au débrayé pour caractériser la déchéance. La fierté de la mise n’est pas simple vanité ; c’est un rempart nécessaire à notre dignité.

Les quartiers malfamés et les bas-fonds de notre société sont pleins de pauvres bougres déchus de leur dignité, ce respect de soi dans les marges de la raison. Somerset Maugham, qui a souvent parlé de ces tristes types, reconnaît l’ambivalence de l’orgueil. Dans une de ses nouvelles, un homme âgé conseille à un plus jeune d’essayer de dominer ses sentiments et de continuer à vivre avec sa femme, qui lui a été infidèle. Homme chroniquement malheureux lui-même, Maugham n’en avait pas moins compris que le manque ou l’excès d’amour-propre peut détruire le bonheur.

Ce n’est pas seulement une question de quantité, mais aussi de qualité. La qualité variera selon que l’orgueil sera justifié, non pas à nos yeux, mais à ceux de nos semblables. Nous connaissons tous des personnes qui ont d’elles-mêmes une haute opinion qu’elles ne méritent pas objectivement. L’illusion est l’un des effets les plus néfastes de l’orgueil. Pour l’éviter, il est bon de se demander : qu’ai-je fait pour être si orgueilleux ?

Chose dangereuse, à surveiller attentivement

Le seul succès matériel ne constitue pas une raison valable. Au contraire, s’il s’agit du succès à tout prix, au mépris des sentiments des autres, il n’y a peut-être nullement lieu de s’en glorifier. L’orgueil trop égocentrique est au mieux ridicule et au pis désastreux. C’est lorsqu’il dépasse les limites du moi qu’il a le plus de valeur.

Mais l’orgueil collectif n’est pas nécessairement un bien non plus. Il doit lui aussi être mérité. Le fait d’être né dans une certaine famille, une certaine région, une certaine religion, ou d’être d’une certaine race ne comporte en soi aucun motif de s’enorgueillir. Mais appartenir à une famille, une ville, un pays, une religion, une race et s’employer utilement à en servir les intérêts, voilà un vrai motif de fierté.

Il convient donc de considérer l’orgueil comme une chose hasardeuse, dangereuse même, s’il est exagéré ou autre que de première qualité. Il exige d’être pesé et analysé périodiquement. L’épreuve concluante qui dira s’il est une force bénéfique ou maléfique dans notre vie consiste à savoir s’il est vraiment mérité. Si nous pouvons l’affirmer avec honnêteté, nous avons droit à tout l’orgueil dont nous sommes capables.