La politique est essentielle à la vie d’une société libre. Pourtant, beaucoup la regardent avec indifférence et mépris. Ne serait-il pas temps de cesser de canarder les hommes politiques et d’assumer nos responsabilités civiques ? En démocratie, la politique est l’affaire de tous les citoyens…
C’est Jonathan Swift, homme de Dieu et homme de lettres, qui note que Lucifer était un politique. Le prince des anges avait été vice-roi d’une province du ciel avant d’ourdir la tentative de soulèvement qui précipita sa chute. C’est ainsi que l’enfer fut créé et que Satan et ses compagnons commencèrent à exercer leurs interminables méfaits chez les mortels. Depuis, les politiciens ont toujours eu la réputation de manquer de fidélité.
Selon Swift, ils ne mirent pas de temps à surpasser leur modèle. « Bien que le Diable soit le père du mensonge, écrit-il, comme tous les grands inventeurs, il semble avoir perdu beaucoup de son renom à cause des perfectionnements apportés sur terre à son oeuvre. »
Le doyen Swift se livre ainsi à un jeu encore aussi en vogue que de son temps, celui de tourner les politiciens en ridicule. C’est d’ordinaire un divertissement assez innocent, mais qui s’est révélé périlleux dans certaines circonstances ; on a vu des hommes perdre la tête pour une raillerie politique. Dans les pays démocratiques d’aujourd’hui, cependant, une bonne blague politique est toujours bien accueillie. Le scandale récent de l’Abscam, aux États-Unis, est venu raviver cet art séculaire en donnant lieu à des plaisanteries comme « Ce pays a les meilleurs politiciens qui se puissent acheter ».
Un des observateurs politiques les plus spirituels, le journaliste américain H.L. Mencken, écrit que « La vie la plus triste est celle d’un candidat politique en régime démocratique. Sa défaite est ignominieuse et sa victoire, odieuse. » En démocratie ajoute-t-il, un bon politicien est tout aussi impensable qu’un cambrioleur honnête.
Selon lui, les politiciens sont un mal nécessaire. Ce qui est intéressant toutefois, c’est qu’en attaquant les politiciens de la démocratie, Mencken court en réalité à la défense de la politique démocratique. Il s’agit, remarque-t-il, d’un bon régime, qui a été compromis par des hommes incompétents. Ses charges sont au fond un appel au réalisme politique. Si nous n’attendons rien des politiciens, ils ne pourront jamais nous désappointer.
Thomas Carlyle exprime à peu près la même idée en disant que la démocratie « traduit le désespoir de trouver des héros pour nous gouverner et la satisfaction de ne pas en avoir. » S’il se rencontre par-ci par-là un héros politique, tant mieux ; mais les électeurs peuvent s’éviter, ainsi qu’au régime démocratique, le terrible crève-coeur du désenchantement en partant du principe que tous les politiciens ont des pieds d’argile.
Il s’ensuit qu’il ne faut pas prendre les hommes politiques trop à la lettre, surtout lorsqu’ils sont sur les rangs. Il est peu probable d’ailleurs qu’il se trouve un être humain aussi capable, aussi sage et aussi honorable que prétend l’être un politicien briguant la faveur des électeurs. Ni que ses adversaires puissent être aussi incapables, inintelligents et sans scrupules qu’il le dit. Une certaine tendance à déformer et à altérer la réalité se retrouve nécessairement dans le rituel politique, rituel dont nous nous divertissons généralement volontiers. Il n’y a là, à vrai dire, aucun mal, tant qu’on reconnaît que c’est une fantaisie.
C’est quand les hommes politiques commencent à croire leurs fantaisies qu’il y a lieu de s’inquiéter. Il en est souvent ainsi lorsqu’ils accèdent à l’ensorcelant apparat de leur poste : prestige, autorité, petits profits, chance de passer à l’histoire, possibilité de donner leurs noms à certaines choses. Dans son Libre des erreurs, le penseur Jeremy Bentham nous met en garde contre le sophisme courant selon lequel une attaque contre le parti au pouvoir est une atteinte à la vertu et à l’incarnation de la nation. L’histoire montre que lorsque l’idée se répand qu’un certain groupe d’hommes politiques ont le monopole de tout ce qui est bon, saint et patriotique, cela conduit à la mégalomanie, et la mégalomanie conduit aux abus d’autorité.
En théorie, en démocratie il devrait être impossible aux politiciens d’abuser de leurs pouvoirs, étant donné les vérifications, les bilans et le contrôle public inhérents au régime. En pratique, la chose ne s’est pas avérée difficile, même – comme dans le cas du sénateur Joseph McCarthy – sous l’oeil du public. Les occasions de commettre des abus sont nombreuses et variées. Un chef dictateur peut s’entourer de parasites intimes, qui sont prêts à tout pour le maintenir au pouvoir. Par la corruption et le favoritisme, les partis politiques ou certains de leurs segments peuvent se transformer en « machines » actionnées par des chefs à la Tammany Hall, éminences grises exerçant le pouvoir à leur profit. De riches groupes d’intérêts peuvent acheter les politicien et partant les politiques qu’ils souhaitent.
La meilleure réclame du système : les dictateurs
Le système est corruptible, mais non intrinsèquement corrompu. Il porte en lui le germe de son renouvellement plutôt que de sa destruction, comme le voudraient ses ennemis. Les mêmes partis politiques qui se laissent dominer par les tyrans et les escrocs peuvent aussi les chasser du pouvoir et l’ont souvent fait. Il semble que le temps favorise les hommes politiques qui s’intéressent au bien-être public. Malgré sa vulnérabilité, le parti politique demeure une institution foncièrement saine. Au plan national et provincial, le parti est à l’origine de la démocratie.
Les partis qui se sont établis au Canada se composent de blocs d’intérêts régionaux, économiques et idéologiques. Ces partis-au-rein-des-partis rivalisent entre eux pour influencer la politique générale du parti. Celle-ci est la synthèse des intérêts concurrents internes, filtrés par le jugement de la direction du parti. Les chefs les plus arbitraires doivent tenir étroitement compte des vues disparates qui existent dans leur parti. S’ils les méconnaissent en trop grand nombre et trop souvent, ils risquent de se trouver sans emploi.
Une fois la politique formulée, les membres du parti élus au Parlement ou aux assemblées provinciales sont censés l’appuyer, de même que les politiques improvisées par les chefs et le caucus du parti. On soulève souvent l’objection que les membres pris individuellement deviennent ainsi des eunuques ; mais autrement, c’est le Parlement qui le serait. Si chaque membre était libre d’établir sa politique personnelle, le Parlement serait une tour de Babel où ne s’accomplirait à peu près rien qui vaille. Il en serait presque de même s’il existait une multitude de petits partis, dont chacun rechercherait son intérêt particulier. En France, la quatrième République, qui vit se succéder 24 gouvernements entre 1946 et 1958, en est un exemple typique.
« Les divisions de parti, écrit Edmund Burke, qu’elles aient en somme de bons ou de mauvais effets, sont inséparables du gouvernement libre. » La chose saute aux yeux partout où les gouvernements ne sont pas libres. Les dictateurs ont toujours été la meilleure réclame en faveur du système de partis par la peur qu’ils en montrent. « Nous abhorrons les partis politiques. Nous sommes contre des partis politiques. Nous n’en avons pas », a dit un jour le général Franco.
L’objectif : le plus grand bien du plus grand nombre
Certains critiques allèguent que les régimes qui ne comptent pas plus de trois grands partis élaborent des politiques plus favorables aux intérêts des partis qu’à ceux du peuple. Et il semble souvent en être ainsi. « Au diable vos principes ! Soyez fidèle à votre parti ! » aurait dit Disraeli à un député récalcitrant. Mais son roman Coningsby nous laisse entrevoir la raison de cette intransigeance apparemment injustifiable. Le jeune héros de ce livre refuse de se porter candidat tory à la députation, estimant qu’il devrait être permis aux députés de transgresser les directives du parti afin de renforcer le lien commun entre la propriété et le travail. Mais il acquiert ensuite la conviction que c’est au sein du parti qu’il peut le mieux réaliser son idéal.
Il intervient en fait dans les partis et entre les partis des compromis qui ont le même effet que des arrangements non partisans. Le débat parlementaire contribue à améliorer les lois, alors que les vives discussions soulevées par les amendements proposés par l’opposition permettent de perfectionner plus d’un projet de loi.
Une opposition efficace – tactiquement efficace s’entend, car elle peut être numériquement faible – est indispensable au bon gouvernement. Elle tend tout au moins à obliger le parti au pouvoir à suivre la voie droite et étroite. Avec un gouvernement qui dispose d’un gros surplus et d’une forte majorité, et une faible opposition, on peut corrompre un comité d’archanges, disait sir John A. Macdonald.
Même s’il est une institution humaine, où se reflètent toutes les imperfections de l’homme, un système parlementaire composé de partis rivaux demeure un organisme bien conçu pour répondre au but primordial du gouvernement selon Jeremy Bentham : « Le plus grand bien du plus grand nombre ». Pourtant, en observant ce qui se passe autour de nous aujourd’hui, nous constatons que le système est traité avec un mépris inconscient ou avoué. Cela se manifeste dans la tendance, ces dernières années, à déclencher l’action politique en dehors des voies établies, par les manifestations, les boycottages, les grèves illégales et le terrorisme pur et simple. C’est un fruit de l’« âge minute », l’âge de la cuisine minute, des distractions minute, de l’assouvissement minute de toutes sortes de désirs. On veut tout, tout de suite.
Malgré leur allure anarchique, ces campagnes ont pour impact réel de faire pression sur l’appareil politique pour l’amener à accomplir les volontés d’un groupe particulier. En cas de succès, elles ont pour résultat de brouiller les priorités au sein du système : si l’on apaise les revendicateurs les plus bruyants, c’est aux dépens de certains groupes plus silencieux qui attendent leur tour pour recevoir leur part d’attention législative et des ressources disponibles.
Le pouvoir au peuple par l’action populaire
L’action politique au sein du système est peut-être plus lente, mais elle est plus sûre et plus équitable pour tous les secteurs de la société. Il serait plus démocratique de la part des activistes de défendre leurs causes au niveau des assises du parti, auxquelles il incombe de dispenser le pouvoir au peuple avec ordre. Cela n’est assurément pas aussi passionnant ni aussi amusant que de crier des slogans et d’agiter des écriteaux. La méthode démocratique exige de la patience, de la tolérance et du réalisme chez ses adeptes. La démocratie est une tâche ardue.
Une autre marque du mépris pour le régime se manifeste dans le dédain instinctif et général avec lequel on considère les politiciens. Mencken avait parfaitement raison de dire qu’il ne faut pas se faire d’illusions à leur sujet. Pour Bentham, le gouvernement démocratique est un mandat, et « dans tout mandat public, le législateur devrait, par mesure de prévention, supposer que le mandataire est prêt à violer le mandat de toutes les façons imaginables qui pourraient lui permettre d’en tirer un avantage personnel. » Mais prendre toute précaution pour assurer la gestion honnête et efficace des affaires publiques est bien autre chose que d’appeler des malédictions sur la tête de tous les hommes politiques. Il peut se trouver des escrocs, des filous et des bousilleurs parmi eux, comme il y en a dans tous les milieux, mais ce n’est pas une raison pour les traiter tous de parias. Le fait est que la grande majorité d’entre eux sont des personnes sincèrement dévouées au bien public qui accomplissent en notre nom une tâche difficile et exigeante.
« Toutes les mères veulent que leurs fils soient président quand ils seront grands, disait avec amertume John F. Kennedy, mais elles ne veulent pas qu’ils deviennent politiciens en cours de route. » La répugnance un peu snob de certains des meilleurs et des plus brillants esprits à s’abaisser aux expédients de la politique nous a sans aucun doute coûté cher. Voici ce que dit à ce sujet le sénateur Ervin, président de la commission chargée d’enquêter sur le plus grand scandale de notre temps, l’affaire Watergate : « Si des hommes et des femmes capables refusent de participer à la politique et au gouvernement, ils se condamnent, et ils condamnent le peuple, à avoir un mauvais gouvernement. »
Les responsables du succès de la démocratie
Trop d’entre nous limitent leur participation aux affaires publiques à se tenir en arrière et à faire feu sur les politiciens à bonne distance. Cette conduite est plus fréquente dans les mauvais moments que dans les bons. Un rôle que le public a toujours été heureux de laisser aux politiciens est sans contredit celui de bouc émissaire des maux de la société. Et c’est un peu la faute des politiciens. Lorsque tout va bien, ils s’attribuent le mérite de faire briller le soleil. Ils doivent donc s’attendre à encaisser certains reproches irraisonnables s’il vient à pleuvoir.
Pourtant, il ne suffit pas, selon Walter Lippmann, d’avoir une piètre opinion des politiciens et de parler en baissant la voix des électeurs. Nombre des problèmes avec lesquels nos représentants élus sont aux prises – l’inflation par exemple – ont leur cause première dans le comportement de la société en général. Nous avons contracté la paresseuse habitude de nous décharger de toutes nos faiblesses sur les politiciens, puis de les blâmer lorsqu’ils sont impuissants à y remédier sans notre collaboration. Une grande part du désenchantement que provoque d’ordinaire dans le public l’activité politique tient au fait qu’on lui en demande trop et que l’on compte sur elle pour faire des choses dont nous devrions nous charger nous-mêmes.
Les philosophes de l’ancienne Rome ont élaboré la théorie que la démocratie repose sur un contrat non écrit entre l’État et les citoyens. L’État s’engage à garantir les droits du citoyen ; en retour, le citoyen s’oblige à assumer une part de la charge commune d’assurer l’ordre, la prospérité et la défense de l’État. Ce n’est pas simplement une théorie – mais un fait historique – que s’ils abdiquent leurs responsabilités, les citoyens mettent leurs droits en danger. Le vide que crée leur démission ne peut être comblé que par l’autoritarisme ou la loi de la populace, ou encore par un dangereux mélange de ces deux fléaux.
Lorsqu’une telle débâcle se produit, c’est généralement parce que les personnes intéressées se sont montrées incapables d’édifier un régime qui s’efforce vraiment de réaliser le « plus grand bien du plus grand nombre ». Ou, si elles l’ont édifié, qu’elles ont négligé de bien l’entretenir. Le seul moyen connu pour faire fonctionner la démocratie est cette activité fort calomniée qui se nomme la politique. « La politique ! s’exclamait le grand journaliste Grattan O’Leary, c’est notre manière de vivre. Elle en est le fondement, la base. »
Selon les propres paroles d’O’Leary, « nous devons amener nos jeunes gens, avant tout, à comprendre qu’ils sont individuellement responsables de ce qui se passe dans leur pays, dans leur collectivité. Si nous y parvenons et que nous nous efforcions ensuite de choisir les meilleurs talents pour nous représenter dans nos législatures, notre Parlement, et que nous leur accordions une chance raisonnable de diriger le gouvernement, je pense que notre démocratie pourra marcher. La vérité s’impose, à mon avis, qu’un bon gouvernement ne peut exister dans un pays sans qu’il vienne du peuple lui-même, du peuple qui réalise qu’il a une responsabilité.”
Avec notre manie de nous plaindre de l’inefficacité de notre système politique, de dénigrer les politiciens en leur demandant tout de même d’en faire davantage, avec notre habitude de crier et de rouspéter pour défendre nos intérêts particuliers et d’oublier les intérêts des autres, combien d’entre nous font honneur à cette responsabilité ?