Skip to main content
Download the PDF Version

Depuis trop longtemps, une forte proportion de notre population se voit privée de sa pleine participation à la société. En cette Année internationale des Nations Unies pour les personnes handicapées, un changement s’impose…

Les chiffres sont renversants. Plus de 500 millions de personnes dans le monde sont des handicapés physiques ou mentaux, ou les deux à la fois, soit près d’un être humain sur neuf. Au Canada, la proportion est d’environ un sur dix, bien que la famine et la maladie y soient rarement la cause, comme dans les pays pauvres, de handicaps évitables.

En cette Année internationale des personnes handicapées, il importe certes que les gens sachent exactement combien d’entre eux doivent traverser la vie affligés d’un fardeau débilitant. Pourtant, si nous considérons le problème uniquement du point de vue quantitatif, nous courons le risque de trahir l’objectif même de cette vaste campagne des Nations Unies, c’est-à-dire assurer aux handicapés « pleine participation et égalité » au sein de la société. Et c’est là, en dernière analyse, une tâche que seuls leurs concitoyens valides peuvent accomplir.

De nos jours, nous ne demandons pas mieux, pour la plupart, que de laisser les pouvoirs publics ou les grands organismes s’occuper des problèmes universels. Ainsi, les Nations Unies et leurs États membres s’engagent, cette année, dans des actions nouvelles et énergiques en vue d’améliorer la formation, l’orientation, la rééducation, la recherche et la prévention dans le domaine de l’invalidité. Mais, comme le signale une publication du gouvernement ontarien, « le succès de l’année 1981 dépend en réalité de ce qui se fera au niveau local. En définitive, la vie des infirmes ne peut devenir plus satisfaisante et plus productive que si les individus font quelque chose. »

La première chose à faire pour chacun de nous est simplement de revoir notre attitude envers les handicapés physiques et mentaux. L’attitude du public est la somme des attitudes individuelles, et les handicapés attestent que l’attitude actuelle du public n’est rien moins qu’utile à leur cause.

Elle témoigne, disent-ils, d’une « position de barrage » qui les empêche de participer à la vie sociale et de travail de leur collectivité. Cette barrière a ses racines profondes dans l’habitude qu’ont les personnes bien portantes de regarder les handicapés comme une espèce à part.

« Il n’y a que dans les statistiques que les gens sont handicapés par millions, dit le directeur de l’Association internationale pour la prévention de la cécité. Dans la vie, chacun d’eux est handicapé individuellement, dans son être propre. » Parce qu’il les considère comme groupe monolithique, le public est peu enclin à reconnaître la personnalité de chaque handicapé, homme, femme ou enfant.

On tend plutôt à leur attribuer une série-type de caractéristiques imaginaires. Entre autres, qu’il leur est impossible de se prendre en charge ; qu’ils ne peuvent occuper un emploi ; qu’ils préfèrent rester entre eux ; qu’ils sont incapables de relations personnelles normales ; qu’ils ont besoin de charité pour se tirer d’affaire.

Cette habitude de les catégoriser et de les stéréotyper n’épargne pas toujours ceux qui ont leurs intérêts à coeur. Selon un jeune Canadien atteint de paralysie cérébrale, Rodney Carpenter, parents et enseignants sont portés, subconsciemment et parfois consciemment, à traiter les handicapés, quel que soit leur âge, en tant que groupe dont tous les membres ont les mêmes besoins et les mêmes désirs.

Aussi les aspirations qu’on leur assigne sont-elles habituellement fort au-dessous de ce qu’on attend d’une personne ordinaire. En paroles comme en actes, on leur fait bien sentir qu’il y a des choses qu’ils ne pourront jamais faire à cause de leur handicap.

Il est compréhensible que les proches des jeunes handicapés veuillent jouer le rôle de protecteurs. Le monde est cruel pour l’infirme et le faible. On se sent naturellement poussé à les ménager. Si leurs aspirations sont modestes, ils ont moins de chances d’être déçus et blessés.

Bien qu’un certain degré de protection contre les trébuchements et les coups durs puisse s’avérer nécessaire, la surprotection reste à craindre. Celui qui est trop abrité contre la société peut en acquérir une crainte exagérée et se replier dans une existence protégée et inépanouie en ne s’associant qu’avec ses pareils.

Fait assez regrettable, cette situation correspond opportunément aux priorités de la société. Les gens se sentent plus à l’aise lorsque les handicapés sont loin des yeux et loin du coeur.

Dans certains pays, leur isolement donne lieu à des conditions pitoyables. « Nos attitudes négatives envers les personnes diminuées, disent les Nouvelles de l’UNICEF, qui nous amènent à soustraire certains enfants à la vue, à les enfermer à la noirceur, où ils sont privés d’encouragement et de contacts sociaux normaux, ostracisés, constituent des tares autrement graves que les infirmités elles-mêmes. »

Dans les pays occidentaux, les choses sont plus structurées, mais à peine moins inhumaines. Comme le dit le ministre aux Handicapés de Grande-Bretagne, Alf Morris : « Nous avons construit des prisons à la périphérie des villes pour les personnes qui ne satisfont pas aux normes. »

À diverses époques de l’histoire, on a considéré les handicapés, tantôt comme des fléaux sociaux (témoin le bossu Quasimodo dans Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo), tantôt comme bons seulement à mendier, tantôt comme des malades permanents même s’ils étaient en parfaite santé, en dehors de leur infirmité. Nombre de personnes handicapées en santé, au Canada, sont encore aujourd’hui renfermées dans des hôpitaux ou des maisons d’hébergement. Quant aux handicapés mentaux, on les met non seulement dans des établissements, mais dans les ailes des hôpitaux psychiatriques parce que, dit-on, c’est le seul endroit où les placer.

« Si vous n’êtes pas comme les autres, allez au diable »

La majorité des handicapés canadiens sont moins étroitement isolés ; près de 90 p. 100 d’entre eux vivent au sein de leur collectivité. Mais même s’ils sont dans leurs foyers, dans des écoles ou dans des ateliers protégés, beaucoup trop demeurent coupés de la population valide. Quelque nombreuses que soient les admirables exceptions, l’impression générale est que les handicapés restent cachés. Leur absence du circuit social permet à la majorité de les oublier, eux et leurs droits.

Les handicapés sont aussi victimes de discrimination. Un article de revue de date récente, par exemple, citait le cas d’une femme atteinte de sclérose multiple qui s’était entendu répondre « complet » dans une série d’immeubles locatifs, alors que l’on affichait encore « à louer ». Au Canada, toute distinction de race, de sexe, de religion, d’origine nationale ou de couleur est illégale. Mais jusqu’à dernièrement, dans la plupart des provinces, aucune protection de ce genre n’était prévue pour les handicapés.

La situation change actuellement, grâce en partie à l’attention qu’a concentrée l’Année internationale sur les problèmes des handicapés. On reconnaît maintenant que cette catégorie exceptionnelle de citoyens exige des droits exceptionnels. Mais même si ces droits viennent à être consacrés par la loi, les handicapés auront fait peu de chemin si le public ne veut pas en observer l’esprit. Il appartiendra à l’élément valide de la collectivité de faire en sorte que les handicapés bénéficient des droits qui leur sont dus.

Il n’y a pas à le nier, au point où en sont les choses, les handicapés sont des citoyens de second ordre. La preuve du peu de valeur que le reste de la société leur reconnaît se voit partout. L’entrée de beaucoup d’immeubles et de véhicules de transport en commun leur est interdite par des escalateurs et des portes inaccessibles aux fauteuils roulants. Et combien d’autres services ne tiennent nullement compte de leur état particulier. Cela revient presque à leur dire : « Si vous n’êtes pas comme les autres, allez au diable. »

Leur condition de citoyens de second ordre joue aussi contre eux quand il s’agit de trouver un emploi. Environ 2.8 p. 100 de la population active de notre pays se compose de handicapés qui sont classés officiellement comme employables, alors que le nombre réel des handicapés employables est probablement supérieur, étant donné que beaucoup, ayant désespéré de trouver du travail, ne sont pas inscrits à la main-d’oeuvre. Parmi ceux qui le sont, 50 p. 100 sont sans emploi, y compris 80 p. 100 des aveugles employables et 90 p. 100 des paraplégiques employables. La seule explication à ces statistiques, c’est que les employeurs estiment que les personnes handicapées sont des travailleurs médiocres et peu sûrs.

Une étude, faite en 1975 par la Chambre de commerce du Canada, arrive à la conclusion contraire. Selon celle-ci, 85 p. 100 de ceux qui emploient des handicapés physiques affirment que leurs cotes de rendement, de présence, de sécurité et de rotation sont les mêmes ou meilleures que celles des autres. La qualité de leur travail est au moins égale à la moyenne. Le contraste entre ces constatations et le chiffre des sans-travail montre qu’il existe une prévention contre les handicapés à la recherche d’emplois.

Réexaminer la question de savoir où est la vraie infériorité

Le parti pris contre les handicapés en général est plutôt criant. S’il n’est pas conscient, il n’est pas du tout difficile à voir. Il se manifeste sous les formes que prend infailliblement la prévention contre un groupe quelconque : refus de les fréquenter, propos injurieux à leur endroit (surtout en leur absence), plaisanteries inconsidérées sur leur compte, tendance à les regarder comme une classe inférieure.

Selon le rédacteur de Saturday Night, nos sentiments envers les handicapés n’ont pas progressé tellement par rapport aux nombreuses générations de nos ancêtres pour qui un handicap comme la cécité ou la débilité mentale était une punition de Dieu. « Les aveugles, les infirmes, les difformes, dit-il, nous dérangent émotionnellement. Ils nous consternent et nous effraient, et la plupart des gens font tout pour s’en écarter. »

Les handicapés s’accoutument péniblement aux symptômes de cette disposition d’esprit, à ce mélange d’émoi, d’embarras et de bienveillance compassée que manifestent les autres en leur présence. C’est ce que le remarquable auteur et critique américain Wilfrid Sheed, victime de la polio, appelle « une drôle de manière d’agir ». « On en vient à s’habituer aux pires infirmités. On ne s’habitue pas à être traité d’une drôle de manière. Les infirmes ne passent pas leurs journées entières, comme on le croirait, à penser qu’ils sont infirmes. Il faut quelqu’un pour le leur rappeler, un peu comme celui qui vous dit que vous avez une moustache, au cas où vous l’auriez oublié. »

La condescendance que subissent les handicapés de la part des autres provient de la vague impression que s’ils sont infirmes ils doivent forcément être inférieurs. Helen Keller, écrivain et conférencière réputée, aveugle et sourde, évoque en termes imagés la question de savoir où se trouve la véritable infériorité. Révoltée par la vénalité qu’elle découvre chez les bien portants, elle écrit : « Ma nuit a été illuminée par la lumière de l’intelligence, et voilà que le monde extérieur, éclairé par la lumière du jour, tâtonnait et trébuchait dans les ténèbres de la société. »

Sans le succès, la vie ne compte pas

Toute la notion d’infériorité et de supériorité est à revoir dans tout effort sincère en vue de permettre aux handicapés d’accéder à la pleine participation et à l’égalité. Il doit être bien entendu que la supériorité corporelle ou intellectuelle ne confère à qui que ce soit une supériorité morale sur un autre, et qu’en fin de compte c’est la supériorité morale – celle émanant de la bonté d’un homme ou d’une femme – qui importe. Mais nous vivons dans une société où la réussite matérielle est intimement et faussement liée à la supériorité. Certes le succès sourit-il le plus souvent aux personnes bien douées mentalement et physiquement. Notre société est concurrentielle ; il s’agit de gagner, que ce soit dans les sports, les affaires ou les études. Les perdants ne sont pas très bien accueillis. Nous voulons des gens capables, des gens qui accomplissent quelque chose.

Le succès nous préoccupe tellement que les reportages concernant l’Année internationale des handicapés ont consisté le plus souvent en témoignages de réussite. Sans amoindrir en rien le courage de ceux qui ont surmonté leurs infirmités pour soutenir la concurrence des bien portants, on pourrait présenter un tableau plus valable au public en lui parlant de l’immense multitude des handicapés qui n’ont jamais connu le succès, qui n’y ont jamais touché, parce qu’ils n’en ont jamais eu la chance.

« Ce qui m’ennuie le plus, c’est l’attitude de tous ceux qui pensent que la vie n’est rien si l’on n’a pas un bon emploi, si l’on n’est pas marié et si l’on n’a pas un physique agréable, dit Joni Eareckson, paraplégique depuis l’âge de 18 ans. Il y a une dépréciation de la valeur de la vie qui se trahit souvent dans la façon dont bien des gens traitent les handicapés. »

Joni Eareckson a réussi au sens courant du mot. Âgée de 31 ans, c’est un auteur à fort tirage et une conférencière recherchée. Elle est prête à tirer parti du système de la primauté du succès en se servant de sa renommée pour attirer l’attention sur la situation des handicapés physiques. « Des amis qui sont handicapés comptent sur moi pour être le trait d’union entre eux et la population valide qui, en majeure partie, ne veut pas leur donner le bonjour », a-t-elle confié à Time magazine.

Le syndrome de la réussite pèse en particulier aux handicapés mentaux, qui figurent parmi les sujets d’étude de l’Année des handicapés, même si on ne s’en douterait guère à voir ce que disent les média. Il y a assurément peu à écrire sur leurs succès. C’est une minorité négligée parmi une minorité, qui est incapable de faire sentir sa présence autrement que par des intermédiaires. Et pourtant ils ont les mêmes besoins fondamentaux que les handicapés physiques ou n’importe qui, c’est-à-dire le droit et la possibilité de mener une vie digne et décente.

Les spécialistes s’accordent en général à dire que la solution à la majorité des problèmes des handicapés physiques ou mentaux consiste à les intégrer autant que c’est possible dans la société. La question est de savoir si la population des bien portants est disposée à les accepter. Le plus qu’on puisse dire sur ce point, c’est que le public se montre depuis quelque temps un peu plus accueillant pour les handicapés par suite d’une tendance générale à mieux accepter les minorités de toutes sortes.

« Gaspillage tragique de ressources humaines et de productivité »

Les besoins propres des handicapés sont graduellement reconnus par les gouvernements et les mass-média, et des organismes d’avant-garde, comme La Banque Royale du Canada, s’efforcent d’y pourvoir. Dans l’allocution qu’il a prononcée lors de la dernière assemblée annuelle de la Banque, M. Rowland Frazee, président du conseil et chef de la direction, a annoncé la mise en place d’un programme en trois volets concernant l’Année internationale des handicapés. Ce programme consistera à commanditer un documentaire destiné à sensibiliser le public au potentiel que représentent les handicapés, à leur faciliter davantage l’accès aux succursales et aux bureaux de la Banque et à améliorer encore les conditions d’embauche applicables aux handicapés. « Vous conviendrez tous que le fait que d’inutiles barrières matérielles et psychologiques empêchent les handicapés d’apporter leur pleine contribution à la société constitue un gaspillage tragique de ressources humaines et de productivité », a dit M. Frazee.

Personne ne saura jamais de combien d’énergie, de talents et d’ingéniosité nous avons privé notre économie en négligeant de profiter de ce que les handicapés ont à offrir. Mais au-delà des considérations pratiques se pose ici une question de justice sociale, dans une société qui se glorifie de ses idéaux humanitaires. Dans sa dureté à l’égard des handicapés, la majorité bien portante, dont nous sommes, a dressé des obstacles artificiels à leur poursuite du bonheur. C’est donc à nous – et non à eux – qu’il incombe maintenant de les abattre.

Jusqu’ici dans l’histoire, il a toujours paru logique que les handicapés s’adaptent à la société. Le moment est venu pour la société de commencer à s’adapter à eux. Cela ne s’accomplira pas sans un réexamen en profondeur de nos valeurs sociales. Ce sera là le test de l’ampleur de notre générosité, de notre bonté et de notre ouverture d’esprit.