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Le mois prochain, 300 dirigeants, jeunes et dynamiques, venus de toutes les parties du Commonwealth, se disperseront à travers le Canada pour étudier la nature de la vie dans notre société industrielle. Ils auront amplement de problèmes à observer. Mais ils pourront aussi voir les immenses avantages du progrès industriel, avantages que les Canadiens sont portés à méconnaître…

L’ère expressément appelée celle de la Révolution industrielle s’est déroulée en Grande-Bretagne, entre le milieu du XVIIIe et celui du XIXe siècle. Au cours de cette période, les usines équipées de machines à vapeur remplacent, dans ce pays, les artisans et la petite industrie familiale en tant que première source de produits de fabrication humaine. La physionomie de la société anglaise se trouve radicalement transformée du fait que la population rurale quitte les fermes et les villages pour trouver du travail salarié dans des villes surpeuplées, mal bâties et totalement insalubres. Comme les inventions se succèdent à un rythme rapide, les hommes voient bientôt leurs emplois confiés aux machines, ou à leurs femmes et à leurs enfants que l’on peut embaucher à salaire minime.

La rapidité et l’ampleur des changements techniques provoquent de profonds changements sociaux, économiques et politiques. Le mouvement syndical fait son apparition et vient contrebalancer le pouvoir des propriétaires d’usine sur leurs ouvriers. L’État doit légiférer pour protéger la santé et les droits des travailleurs.

Ces événements, vieux de plus d’un siècle, peuvent paraître d’une singulière actualité aux habitants des pays qui sont présentement en voie d’industrialisation. Car, si l’on dépouille ce terme de son contexte historique et géographique, il est évident que ces pays vivent actuellement certaines des pires phases de la révolution qui a bouleversé l’Angleterre : l’entassement des ex-familles rurales dans les taudis urbains et le chômage généralisé.

Mais il existe une différence fondamentale entre l’étape actuelle de la révolution en cours et ses chaotiques débuts. À l’origine de l’industrialisation, des relations maître-serviteur quasi féodales prédominaient encore dans les usines et les mines. Celles-ci étaient exploitées presque uniquement au profit de leurs propriétaires, qui tendaient à considérer comme hérétique l’idée qu’il convenait que les fruits de la production fussent équitablement partagés avec leurs employés et avec le public en général par le moyen des impôts. Ils parvenaient à accommoder leur conscience avec le travail des enfants et autres pratiques inhumaines en s’appuyant sur le réconfortant principe que la loi naturelle décrétait que le fort devait exploiter le faible. La conception d’une économie appelée à contribuer au bien-être de tout le monde ne s’était pas encore répandue.

Aujourd’hui, au contraire, aucun esprit sensé ne conteste que l’industrie doit fonctionner dans l’intérêt de la société qui l’entoure. Il y a, à coup sûr, des divergences marquées parmi les entreprises, les syndicats et les gouvernements sur la façon de le faire et sur la nature véritable de cet « intérêt », mais l’objectif général, est le même peur tous.

Une autre différence entre la première phase de la révolution industrielle et le stade où elle en est maintenant réside dans le pouvoir que possède la société de faire face à l’instabilité d’une économie industrielle. Autrefois, tout changement important d’ordre économique ou technique avait l’effet d’un choc, qui semait la confusion et la peur. Rien d’étonnant, car il condamnait souvent ses victimes non seulement au chômage, mais à l’impossibilité permanente de travailler.

Aujourd’hui, il est reconnu que le changement est une force constante et toujours présente dans la société industrielle. Tout peut arriver à une industrie : ses marchés peuvent tarir, ses capitaux ou ses matières premières se raréfier, des concurrents nouveaux et puissants surgir avec des produits ou des procédés de fabrication ou de commercialisation supérieurs. La direction incapable de parer à pareilles éventualités devra peut-être fermer des usines, ou, à tout le moins, procéder à de nombreux licenciements. Pour soutenir la concurrence et amortir les effets des changements défavorables, les administrations s’efforcent d’améliorer la productivité par l’adoption de méthodes, de machines et de matériel d’exploitation économique. Qu’un changement soit dû à des conditions extérieures désavantageuses ou au progrès technique, il est toujours capable de plonger des travailleurs dans le chômage.

C’est pour cette raison que les pays développés s’appliquent sans arrêt, depuis des années, à créer des moyens de défense contre l’impact du changement sur les masses laborieuses. Les innovations comme l’assurance-chômage, les services nationaux de placement et les programmes de recyclage gouvernementaux leur ont apporté une certaine sécurité de vie dans les situations où elles auraient peut-être vu autrefois le spectre de la faim se dresser devant elles. D’une façon plus générale, ces programmes ont fourni aux économies nationales le ressort qu’il leur fallait pour tirer profit de l’immense paradoxe de l’industrialisation. Savoir que, malgré les convulsions humaines que puissent en causer à court terme les vicissitudes, elle demeure apte à créer un nombre toujours croissant d’emplois satisfaisants pour une population active de plus en plus nombreuse.

C’est ainsi qu’avec lenteur et hésitation, nous avons appris dans cette dernière partie du vingtième siècle à faire servir l’industrie à la cause du progrès social. Mais nous sommes bien loin de comprendre parfaitement la société qui est née de cette réussite. C’est précisément dans ce but que le prince Philippe a voulu, au début des années 50, mettre le prestige de son rang au service d’un effort concentré en vue d’approfondir la nature de la vie dans la nouvelle société industrielle. Il se met aussitôt à l’oeuvre et organise, en 1956, la Conférence d’étude du Commonwealth, dite de S.A.R. le duc d’Édimbourg, par laquelle il convie les cadres industriels, les chefs de syndicat et les administrateurs publics de toutes les parties du Commonwealth à participer à ce qu’il appelle sa « grande expérience ».

Il avait été entendu expressément que cette conférence n’examinerait aucune proposition et n’adopterait aucune résolution. Elle ne devait même pas se dérouler en un seul lieu. Malgré sa durée d’une longueur exceptionnelle – trois semaines – elle ne devait pas formuler un seul voeu. Son but était plutôt d’étudier les problèmes humains des collectivités industrielles, non pas sur le papier, mais sur place.

Un alliage dynamique de points de vue et de valeurs

Les 300 délégués se réunirent à Oxford, en Angleterre, où ils se divisèrent en 20 groupes d’étude distincts. Chaque groupe se dirigea ensuite vers une région ou un centre industriel différent de la Grande-Bretagne, en vue d’en rencontrer les gens et de causer avec eux à leurs lieux de travail, dans leurs pubs et dans leurs foyers. Les membres de ces divers groupes consacrèrent presque toute une quinzaine à scruter les opinions, les sentiments et les impressions de chacun, depuis le directeur général jusqu’au manoeuvre en chômage. Puis, ils se rassemblèrent à Oxford afin de procéder à un échange d’idées.

Chaque groupe d’étude constituait un alliage dynamique de points de vues et de valeurs variés, du fait qu’il se composait de personnes de tous les points du spectre politique et appartenant à des pays aussi éloignés par la culture et la géographie que Malte et les îles Tonga. Les participants avaient été choisis non pas pour leur réputation du moment, mais en tant que futurs chefs de file ; la limite d’âge approximative était de 40 ans. Ils agissaient à titre purement personnel et non pas comme représentants de leurs entreprises, condition que le duc jugeait importante pour favoriser la compréhension des problèmes communs. « Si l’on rassemble, disait-il, des représentants de la gestion, des syndicats et de l’administration publique dans une ambiance officielle, ils adopteront des positions officielles. Placez-les, au contraire, dans une ambiance informelle où ils puissent exposer leurs manières de voir sans parler au nom de personne, ils auront alors le sentiment de pouvoir discuter librement sans se sentir liés par une position quelconque. »

Certes les membres, représentant toutes les parties du monde et toutes les nuances politiques, quittèrent-ils cette conférence avec un sentiment d’enrichissement et d’élargissement intellectuels. Dans l’esprit du duc, cette conférence ne devait se réunir qu’une seule fois aux fins d’améliorer les communications sur des questions d’intérêt universel. Mais les participants canadiens considérèrent cette initiative si fructueuse qu’ils ne voulurent pas qu’elle soit abandonnée après une seule réunion. Ils constituèrent donc un comité, qui fut chargé d’organiser la deuxième Conférence d’étude du duc d’Édimbourg, en 1962.

Cette réunion, financée grâce aux contributions des milieux d’affaires et de travail canadiens, regroupa 237 délégués venus de 34 pays en vue d’examiner « les conséquences humaines du changement industriel » dans des collectivités réparties sur toute l’étendue du Canada. Cette fois encore, les membres de la conférence étaient des personnes âgées de 25 à 40 ans et susceptibles de devenir chefs de file dans les affaires industrielles de leur pays dans un délai de 10 à 15 ans. Le succès de cette conférence fut si remarquable qu’il inspira l’idée d’une troisième conférence, en Australie, en 1968 et d’une quatrième, au Royaume-Uni, en 1974.

Comprendre les conséquences des décisions sur la population

La cinquième de ces réunions, maintenant régulières, qui se tiendra du 17 mai au 7 juin prochains, se penchera sur le vaste thème de « Ceux qui vivent dans une société industrielle ». Quelque 300 jeunes hommes et jeunes femmes dynamiques, provenant de 30 pays du Commonwealth, dont 125 du Canada, doivent y participer. Ils seront répartis en 20 groupes d’étude de 15 membres chacun, qui resteront ensemble pendant toute la durée de la conférence. Chaque groupe sera un microcosme des participants. Ainsi, un groupe typique pourrait se composer, entre autres, d’un dirigeant syndical d’Australie, d’un enseignant du Botswana, d’un fonctionnaire de l’Inde, d’un directeur d’usine de Hong-Kong.

À la suite de séances inaugurales d’initiation et d’information, tenues à Kingston et Calgary, chaque groupe se dirigera vers une localité ou une collectivité différente pour y effectuer, durant 11 jours, une étude des conditions sociales dans la région. Les membres logeront chez des familles de l’endroit ; on escompte que ce genre d’hébergement leur permettra d’acquérir une connaissance approfondie des vues, des préoccupations et des aspirations des gens. L’effet de l’expérience de base ainsi obtenue serait d’amener les futurs chefs de file à fonder leurs décisions, quand ils occuperont des postes d’autorité, « sur une compréhension convenable des conséquences », selon l’expression du duc.

À l’heure du désenchantement devant le progrès industriel

Chaque groupe d’étude aura à rédiger un rapport sur les réactions de ses membres à ces contacts et les enseignements qu’ils en auront tirés. Ces opinions seront étudiées avec le duc d’Édimbourg et les membres des autres groupes lors d’une séance récapitulative convoquée à Québec ; le duc s’inspirera de ces rapports pour présenter la synthèse générale qui clôturera la conférence.

Le Canada offre un excellent cadre pour une réunion de cette nature, car il y existe des industries de toutes tailles et de tous stades de développement. Parmi la soixantaine de localités comprises dans les tournées d’étude se trouvent des villes mortes et des villes-champignons, des centres industriels diversifiés ainsi que de petits villages où toute la population compte sur une seule usine. Certains groupes entreverront les problèmes de l’urbanisation dans des grandes villes comme Montréal et Toronto, alors que d’autres seront confrontés aux difficultés contraires de l’isolement dans les petites villes minières et les localités côtières éloignées.

Les délégués d’outre-mer viendront au Canada à un moment où l’on note un certain désenchantement au sujet de l’industrie et du progrès en général. Les Canadiens ont cessé de considérer le progrès comme automatiquement souhaitable ; les risques que court l’environnement, l’épuisement des ressources et ses troublants effets sur la société sont devenus autant de sujets de préoccupations pour le public.

La conférence a nécessairement pour mission d’étudier des problèmes – sinon, elle ne rimerait à rien – et ses membres ne seront sûrement pas à court de problèmes à examiner au Canada. Mais s’il va de soi qu’ils entendront de la part des personnes concernées beaucoup d’observations sur les inconvénients de certains aspects de la vie industrielle, il reste qu’ils seront aussi les témoins oculaires des grands avantages que l’on tend à oublier dans les débats sur les désagréments de ses effets secondaires. Car l’industrie demeure, après tout, l’une des principales sources du niveau de vie élevé – de la vie de haute qualité – dont jouissent la plupart des citoyens de notre pays. Et il en est ainsi même pour ceux dont le travail n’est pas directement rattaché à la production industrielle.

Faire contribuer le système à résoudre ses problèmes

Bon nombre des problèmes que les membres observeront ici – encombrement de la circulation urbaine par exemple – sont imputables à l’aisance généralisée qui permet à la plupart des familles d’avoir et d’utiliser au moins un véhicule automobile. De fait, le débat public actuel sur les problèmes et les priorités du progrès industriel n’est possible que parce que les Canadiens sont instruits et bien informés. Et cela n’a pu se réaliser, pour une bonne part, que parce que les recettes fiscales tirées du secteur industriel et de ses employés ont permis d’édifier un solide système d’enseignement public et que les familles canadiennes ont les moyens de laisser leurs enfants aux études plus longtemps que jamais auparavant.

Notre pays a atteint à ce stade enviable par suite surtout du progrès industriel et des ressources naturelles connexes. Pourtant, l’avenir du progrès, partout dans le monde, est ces derniers temps mis en question, spécialement dans les études faites pour le Club de Rome. Il est difficile à des gens appartenant à un pays de développement relativement récent comme le Canada de suivre le raisonnement- selon lequel il faut freiner la croissance. D’après leur expérience nationale, les Canadiens pencheraient plutôt pour l’opinion de sir Solly Zuckerman, ancien conseiller scientifique auprès du gouvernement britannique, suivant laquelle la croissance économique est essentiellement la seule manière d’atteindre un niveau de vie convenable pour les hommes de tous les pays. Selon lui, c’est dans le système lui-même que réside le meilleur moyen de résoudre les problèmes concomitants. « Il ne faut pas oublier, dit-il, que si la technique nous offre des façons nouvelles et dangereuses de détériorer l’environnement, elle est également capable de créer des procédés nouveaux pour éviter ses méfaits ou y remédier … ».

Un instrument au service de l’homme

On pourrait en dire à peu près autant des problèmes humains de la société industrielle. S’ils ont inventé des moyens d’atténuer les perturbations causées aux populations par les changements économiques, les gouvernements se doivent de trouver de nouveaux mécanismes sociaux pour affronter les nouveaux problèmes qui se poseront fatalement. C’est le but que l’on poursuit depuis longtemps au Canada avec des succès divers.

Le célèbre économiste américain John Kenneth Galbraith soutient, dans son livre de 1967 intitulé Le Nouvel État industriel, que nous sommes en train de devenir les serviteurs en théorie, comme en pratique, de la machine que nous avons créée pour nous servir. » Dans l’enquête qu’ils feront au Canada, les membres canadiens de la Conférence comme ceux d’outre-mer auront l’occasion de voir par eux-mêmes si ce phénomène s’est produit chez nous. Il n’était sûrement pas censé le faire ; il a longtemps été reconnu chez les Canadiens que le système industriel devait être un instrument au service de la société, et non vice versa. Il se peut que nous n’ayons pas toujours été à la hauteur de cet idéal, mais nous espérons que, de façon générale, nos hôtes rentreront chez eux pleinement rassurés quant à la capacité latente d’une société industrielle d’offrir aux êtres humains qui la composent une vie qui vaut la peine d’être vécue.