On pourrait presque dire que l’avion a été créé pour sillonner l’âpre immensité du Canada, et les Canadiens ont su en exploiter les merveilleux avantages. Ils ont ainsi apporté une importante contribution à l’aviation mondiale, dont la source profonde réside dans l’ingéniosité des pilotes de brousse d’autrefois…
Dans un livre pour enfants datant d’une trentaine d’années, une illustration en couleurs nous montre une cabane au bord d’un lac du Nord. Tout près, une mère et son enfant regardent effarés un incendie de forêt dont les flammes en furie se rapprochent. Un avion à flotteurs vient de se poser ; des hommes en descendent pour combattre le feu. La famille sera sauvée.
Le sujet de cette illustration est bien connu. C’est le rôle spectaculaire de l’avion en cas de sinistre. Grâce aux mass media, les exploits des pilotes de brousse canadiens portant secours aux sinistrés sont célèbres dans le monde entier. Mais, si les hauts faits sont nombreux dans l’histoire de l’aviation canadienne, il reste que tous se rattachent à un grand thème fondamental : la prouesse accomplie par le Canada en mettant l’avion à contribution pour répondre aux besoins de transports particuliers d’un pays vaste, accidenté et à population clairsemée. Car, plus peut-être que tout autre peuple, les Canadiens ont su tirer profit des moyens incomparables qu’offre l’avion pour franchir des distances désespérantes et des terrains impraticables.
On dirait presque que l’avion a été inventé exprès pour relier les immenses régions sauvages du Canada. Que les Canadiens aient été parmi les premiers à s’enthousiasmer pour ses extraordinaires possibilités, cela ne surprend guère. Qu’ils aient plus tard créé des normes typiquement canadiennes de conduite, de conception et de construction des avions, c’est aussi assez naturel. Mais cela n’aurait jamais été réalisable sans les prodiges d’imagination, d’intelligence, d’application et d’audace que l’on sait.
Il ne fallut pas moins que l’esprit imaginatif du grand inventeur Alexander Graham Bell pour prendre l’initiative d’étudier la possibilité du vol avec moteur en fondant à Halifax, en 1907, l’Aerial Experiment Association. En mars 1908, un membre de cette société, F. W. Baldwin, volant à Hammondsport (N.Y.), sur un modèle construit par un confrère américain, est le premier Canadien à piloter un aéroplane. Puis, sur la glace du lac Bras-d’Or, à Baddeck (N.-É.), le 23 février 1909, un autre membre de l’association, J. A. D. McCurdy, fait voler son propre modèle, le Silver Dart, sur un demi-mille de distance. Il est le premier Canadien à piloter un avion au Canada. C’est aussi le premier résidant de l’Empire britannique qui réussit un vol dirigé dans un appareil plus lourd que l’air.
La manière d’envisager l’aviation semble perdre de son sérieux au cours des années suivantes à mesure que les aéroplanes, venus surtout des États-Unis, font leur apparition dans les grands centres du Canada. Les tours de force et les actes de témérité l’emportent alors sur la science aéronautique.
Une conception plus utilitaire de l’aviation se manifeste en mai 1914, date où le Canada transporte son premier passager interurbain dans un vol aller et retour de Toronto à Hamilton. Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, quatre mois plus tard, l’aviation devient subitement une affaire très sérieuse. Beaucoup de jeunes Canadiens s’engagent dans les services aériens britanniques. Ils en arrivent à former une importante proportion de cette arme, dans laquelle ils témoignent d’aptitudes spéciales pour le combat individuel dans les airs. Certains d’entre eux s’illustrent par leurs exploits aériens, notamment W. A. (Billy) Bishop, Raymond Collishaw, W. G. Barker, D. R. MacLaren et Alan A. McLeod.
Au moment où la guerre se termine, on compte chez les Canadiens plus de spécialistes du vol, compte tenu de la population, que chez les nationaux de tout autre pays allié. Tout en se distinguant au combat, ils ont acquis une précieuse expérience de l’aviation sur tous les théâtres de guerre et les routes de patrouille, depuis la mer du Nord jusqu’à l’océan Indien. Quelque 13,000 anciens aviateurs rentrent au Canada après la guerre, et certains d’entre eux veulent alors tenter l’aventure de frayer le chemin à l’aviation commerciale dans leur pays.
L’après-guerre voit aussi surgir une forte vague d’intérêt pour l’aviation civile lorsque les tentatives de traverser l’Atlantique à partir de Terre-Neuve commencent à frapper l’imagination publique et à éveiller la population aux possibilités de ce nouveau mode de transport. En 1919, les aviateurs John Alcock et Arthur Brown réussissent à relier Quidi Vidi (Terre-Neuve) à l’Irlande en un peu plus de 16 heures de vol. D’autre part, l’aviation commerciale commence à faire de sérieux progrès au Canada. Le 7 août 1919, Ernest Hoy franchit pour la première fois la muraille des Rocheuses dans un vol de 16 heures ½, de Vancouver à Calgary. Le premier vol transcanadien, patronné par la Commission de l’Air du Canada, de création toute récente, débute à Halifax, le 7 octobre 1920, à bord d’un Fairey Seaplane piloté par le lieut.-col. Robert Leckie et le major Basil Hobbs. Contraints d’utiliser six avions terrestres et à flotteurs en cours de route, ils terminent leur voyage de 3,265 milles 10 jours plus tard, après avoir passé 45 heures dans les airs.
On peut attribuer aux compagnies de pâtes et papiers canadiennes le mérite d’avoir eu l’idée d’employer l’avion pour défricher les régions lointaines de notre pays. Les premiers efforts se concentrent sur les terres boisées de la rive nord du Saint-Laurent, de ses estuaires et du Labrador.
Dans l’ouvrage qu’il vient de publier sur l’aviation au Canada, Larry Milberry explique comment les sociétés forestières eurent tôt fait de comprendre les possibilités de l’aviation pour leur industrie. Ainsi s’est constituée chez nous une somme de connaissances approfondies en arpentage aérien, grâce auxquelles pilotes et arpenteurs canadiens ont été appelés, dans les années plus récentes, à prêter leurs services un peu partout dans le monde pour lever les plans des montagnes, des jungles et des déserts.
La première mission de transport permet de construire un port
Les industries minières et pétrolières ont aussi recours à l’aviation. Au début des années 1920, on utilise l’aéroplane pour approvisionner des prospecteurs de pétrole dans la région du MacKenzie et pour explorer la zone aurifère du nord de l’Ontario. En 1925 est créée la Patricia Airways and Exploration Company, afin de desservir la région du lac Rouge. Le chef-pilote en est Doc Oaks, à qui on attribue, entre autres réalisations, l’invention de l’abri-nez portatif. Ce dispositif permet de pourvoir à l’entretien des moteurs à l’extérieur, même par très basses températures.
En 1926, un financier de Winnipeg, James Richardson, engage Oaks comme pilote de la nouvelle entreprise de transport aérien qu’il vient de former. L’année suivante, la compagnie accepte son premier contrat, soit le transport d’un chargement de marchandises du lac Caché à Fort Churchill. C’est, semble-t-il, la première opération du genre. Les pilotes accomplissent leur mission par des températures glaciales dans des appareils à habitacle ouvert. Grâce à leurs efforts, un nouveau port se construit à la baie d’Hudson.
La Western Canada Airways, fondée par Richardson absorbe par la suite d’autres lignes de brousse. En 1930, les deux chemins de fer nationaux forment la Canadian Airways, dont Richardson est président. Cette nouvelle entreprise absorbe la Western Canada Airways et certaine lignes de l’Est, mais constitue en définitive une série de services régionaux plutôt qu’une entreprise nationale.
Le gouvernement finit par proposer que la Canadian Airways, le Pacifique Canadien et le National Canadien deviennent copropriétaires d’un réseau transcanadien. Mais le CP et la Canadian Airways ayant décliné l’invitation, les Lignes aériennes Trans-Canada sont constituées, le 10 avril 1937, en tant que filiale exclusive du National Canadien, statut qu’elles conserveront jusqu’à ce qu’Air Canada se détache du CN en 1978. La Canadian Airways cède sa ligne Vancouver-Seattle à la Trans-Canada, ainsi que deux Lockheed 10, le 1er septembre 1937. C’est alors que la Trans-Canada inaugure ses vols sur cette route transfrontière du Pacifique.
Par la suite, le CP décide d’acquérir la Canadian Airways et de créer sa propre entreprise de transports aériens. Il réunit 10 compagnies aériennes, de brousse pour la plupart, et en forme la Canadian Pacific Airlines en mai 1942. Lors de l’achat de sa compagnie par la CPA, le réputé pilote de brousse Grant McConachie, de la Yukon Southern Air Transport, se joint au nouvel organisme. McConachie, qui sera plus tard président de la CPA, avait débuté comme camionneur transporteur de poisson en Alberta.
Les Lignes Trans-Canada entreprennent dans les années 30 d’établir une route à travers le pays. Après avoir ajouté de gros Lockheed 14 à leur parc, elles inaugurent, le 1er avril 1939, un service transcontinental de passagers entre Montréal et Vancouver. Le temps de vol du premier voyage d’est en ouest est de 16 heures cinq minutes avec cinq escales. Dès 1943, la Trans-Canada déploie ses ailes sur l’Atlantique en mettant en oeuvre le Service aérien transatlantique du gouvernement canadien chargé d’assurer le transport aller et retour, en Grande-Bretagne, de passagers et de courrier prioritaires dans des bombardiers Lancaster. Cet effort militaire prépare la voie aux traversées transatlantiques régulières d’après-guerre par les North Star, les Super Constellation, puis les DC-8 et les énormes Boeing 747 et Lockheed L-1011 d’aujourd’hui. Dans l’intervalle, la Trans-Canada, rebaptisée Air Canada, devient l’une des 10 plus grandes compagnies de navigation aérienne du monde.
La guerre fait progresser l’aviation civile
Pendant la guerre, les aviateurs canadiens servent avec distinction dans toutes les branches de l’aviation militaire. Comme dans le cas de la Première Guerre mondiale, l’aviation civile canadienne retire certains avantages de la guerre. L’un des plus remarquables est le Plan d’entraînement aérien du Commonwealth britannique. Au total, 131,553 navigants des pays du Commonwealth reçoivent leur instruction dans le cadre de ce plan, et, les hostilités terminées, nombre de pistes d’apprentissage se transformeront en aéroports civils. L’avance ainsi prise permettra à l’aviation de faire de rapides progrès dans les années d’après-guerre.
Après la guerre, la Trans-Canada comme la CPA font l’acquisition de grands avions North Star, de conception et de construction canadiennes. Cette dernière compagnie s’en servira pour inaugurer des routes aériennes vers Sydney, Tokyo, et Hong-Kong.
L’extension internationale des lignes aériennes canadiennes dans les années 50 et 60 s’accompagne d’une croissance considérable des services intérieurs. Au milieu des années 60, les Canadiens ont acquis une grande foi dans l’aviation. Aussi des compagnies régionales se forment-elles pour desservir les petits marchés et assurer un service plus étendu et de meilleure qualité aux localités du Nord.
Parallèlement à cet accroissement des services réguliers, l’avion continue de jouer un rôle capital dans le développement de nos ressources et dans les grandes entreprises de construction exécutées en régions lointaines. Comment le Canada aurait-il pu, sans l’avion, s’attaquer à des travaux comme l’exploitation des gisements de minerai de fer du Labrador et du Nouveau-Québec, l’installation de la ligue DEW, la recherche de gîtes pétrolifères ou gazifères dans les zones arctiques et maritimes, la construction des centrales électriques des chutes Churchill et de la baie de James ? Quelle autre forme de transport aurait permis de mener à bien les missions de reconnaissance de l’état des glaces ou pourrait faire des pulvérisations sur les récoltes et les arbres, éteindre les incendies de forêt ou effectuer des vols de recherche et de sauvetage au-dessus de la toundra, des régions boisées et des océans ?
Il était normal que l’industrie canadienne de la construction aéronautique s’adapte aux besoins spéciaux d’un pays septentrional comme le nôtre. En 1947, la de Havilland of Canada retenait les services du pilote de brousse Punch Dickins pour tenter de réaliser l’avion de brousse idéal. Celui-ci prescrivit un appareil entièrement métallique, à portée de chargement extra-grande, à rapport puissance-poids élevé et à décollage et atterrissage courts. C’est ainsi que naquit le Beaver, l’un des avions les plus utiles et les plus sûrs jamais construits. Au Beaver ont succédé l’Otter, le Twin Otter, le Caribou, le Buffalo et les Dash 7.
La conception et la construction d’avions à décollage et atterrissage courts (ADAC) constitue le premier titre de l’industrie aéronautique canadienne à la renommée mondiale. Les ADAC réalisés par le Canada ont ouvert de nouvelles possibilités d’accès aux rudes régions sauvages du globe, qu’il s’agisse du désert, des montagnes, de la jungle, de la toundra ou de la brousse.
Cette industrie se classe aussi au niveau international dans d’autres domaines : le constructeur montréalais Canadair a accédé récemment au monde très compétitif et hautement spécialisé des avions d’affaires à réaction. Son biréacteur Challenger est un appareil à fuselage large et à long rayon d’action étudié pour plaire aux multinationales et aux chefs d’État et de ministère. Cette société a également construit plusieurs avions militaires et civils depuis la Seconde Guerre mondiale, notamment le North Star, le Sabre F 86, le CF-104, le CF-5, le T-33, le CL-44, le CL-66 et le CL-84, appareil à décollage et atterrissage verticaux. L’avion-citerne typiquement canadien CL-125, qui a montré sa valeur dans la lutte contre incendies dans de nombreux pays, est aussi une réalisation de Canadair.
Une évolution qui ne va pas sans déboires
Mais l’industrie aéronautique canadienne n’a pas été exempte de déboires. Dans les débuts de l’histoire de l’aviation, une compagnie formée par les deux pionniers McCurdy et Baldwin, tombe en faillite. En 1942, le Canada passe au premier plan dans le domaine de l’avion de passagers à réaction avec la construction de l’Avro Jetliner par l’Avro Aircraft of Canada. Cet appareil capable d’une vitesse de 500 milles à l’heure vole pour la première fois le 10 août de la même année, c’est-à-dire longtemps avant tout autre avion à réaction commercial ; mais il n’obtient pas de commandes. La compagnie en abandonne la construction, le gouvernement lui ayant ordonné de concentrer ses efforts sur les intercepteurs à réaction CF-100 pour la guerre de Corée.
Si le CF-100 est une réussite, l’Avro CF-105 Arrow, le plus moderne, disait-on, des intercepteurs tous temps de son époque, est victime, au début 1959, d’une malencontreuse décision du gouvernement d’annuler les travaux en raison du coût trop élevé et des faibles perspectives de vente à l’étranger. La plupart des 13,000 ouvriers de l’Avro, ainsi que des milliers d’autres employés par les sous-entrepreneurs, se trouvent alors sans travail.
L’affaire de l’Arrow souligne le caractère cyclique de l’industrie aéronautique, souvent appelée industrie de la « porte battante » en termes d’emploi. L’essor qui se manifeste actuellement dans cette industrie résulte en grande partie de la production de l’avion DAC Dash7 de la de Havilland, l’appareil à réaction Challenger, et de la fabrication de turbines d’avion pour l’exportation. Les firmes canadiennes fabriquent aussi des pièces pour les gros avions construits aux États-Unis.
Le pilote de brousse vint et le miracle se produisit
Aujourd’hui, le Canada joue un rôle actif et de première importance dans les transports aériens, et sa compétence technique d’avant-garde est hautement réputée. Pourtant, même à l’âge du jumbo-jet et des voyages autour du monde, il importe d’évoquer l’image du pilote de brousse affrontant la solitude des lieux inexplorés pour bien comprendre ce qui confère à l’aviation canadienne son cachet particulier.
Comme le remarque Billy Bishop dans son livre Winged Peace, le style du vol de brousse en honneur au Canada dans l’ancien temps a donné à notre aviation une physionomie différente de celle de l’aéronautique des autres pays. Nos pionniers n’avaient pas ou presque pas de capitaux pour démarrer, et chaque entreprise devait couvrir ses frais. Dans notre pays, les distances étaient si grandes et certaines régions si difficiles d’accès que l’exploitation des richesses du Nord canadien parut tout d’abord impossible. « Puis, dit Bishop, le pilote de brousse vint et il accomplit un miracle. »
Ce miracle a consisté surtout dans l’exercice du don bien canadien de l’adaptabilité, don qui, dans les années antérieures à l’avion à moteur, a permis de coloniser un pays aussi gigantesque que froid et extrêmement difficile. Par les citations qu’il a décernées à ses membres, le Temple de la renommée de l’Aviation canadienne, à Calgary, rappelle jusqu’à quel point peut atteindre l’ingénieuse capacité d’adaptation des Canadiens. Si l’esprit du pilote de brousse parvient à survivre en notre âge de la technique, les aviateurs, les constructeurs et les techniciens aéronautiques canadiens continueront à coup sûr d’apporter une contribution durable à l’art et à la science du vol aérien. Et, comme par le passé, le monde entier, à commencer par le Canada, profitera de leurs efforts.