Skip to main content
Download the PDF Version

Il y a beaucoup plus dans la motivation que le mythe de la carotte et du bâton, surtout à une époque où les travailleurs tendent à s’affirmer davantage. En cherchant comment motiver les gens de notre temps, quelques mots tirés du passé ne seraient peut-être pas hors de propos…

Le mot motivation est un terme que l’on associe d’ordinaire à la grande entreprise, du fait principalement que les spécialistes de la gestion qui s’occupent de la question sont le plus souvent employés ou consultés par des sociétés importantes. Cette idée est d’autant plus regrettable qu’elle contribue à brouiller l’appréciation d’une force qui exerce une puissante influence sur le fonctionnement interne d’organismes de toutes sortes, depuis l’ONU jusqu’au magasin de quartier. Que ce soit dans une grande ou une petite entreprise, une école ou une association, quiconque a la responsabilité du travail des autres ou aspire à cette fonction aurait profit à essayer de comprendre en quoi consiste en somme le processus complexe de la motivation.

En apparence, rien ne semble plus simple. Motiver les gens, nous dit le dictionnaire, c’est les déterminer à agir d’une certaine manière. On y parvient en leur donnant un motif de faire ce qu’on leur dit. Rigoureusement parlant, la forme la plus élémentaire de la motivation serait celle où un bandit vous braque un revolver contre le visage en grommelant : « La bourse ou la vie ». Votre assaillant suscite immédiatement chez vous un motif de faire exactement ce qu’il veut : celui de sauver votre vie.

Mais la motivation, au sens courant du terme, est d’habitude quelque chose de plus durable. On peut, par exemple, dresser un jeune chien en le motivant à éviter les coups. Les enfants, d’autre part, apprendront que le fait d’être « méchants » aux yeux des parents leur vaut une fessée alors que le fait d’être « sages » leur mérite une faveur quelconque. Les parents ont instillé en eux le douille mobile de la punition à éviter et de la récompense à obtenir.

Dans le vocabulaire de la science de la gestion, la méthode de la récompense et de la punition est connue sous le nom de principe de la « carotte et du bâton », par allusion à l’âne qu’on fait avancer dans le sens voulu par son maître en lui tendant une carotte et en lui touchant l’arrière-train avec le bâton. Quant à savoir si l’âne en arrive jamais à manger la carotte, les traités de gestion ne le précisent pas. Ce qui est certain, c’est qu’il en vient à connaître le bâton.

La carotte et le bâton ont traditionnellement été considérés comme les principaux mobiles de l’homo economicus, abstraction dont ont usé et abusé les économistes de l’École classique pour appuyer leurs théories du dynamisme économique. « Ce qu’avait de bon l’homo economicus, écrit avec un brin de mélancolie le philosophe Alfred North Whitehead, c’est que nous savions exactement ce qu’il cherchait. » C’était un être timoré, ayant une peur bleue de risquer de perdre son gagne-pain. Instinctivement cupide par ailleurs, il tentait sans cesse de s’approprier tous les biens et l’argent qu’il pouvait.

En 1939, Peter Drucker, en qui on a salué le père de la science moderne de la gestion, publiait un livre intitulé The End of Economic Man, où il affirme que l’intérêt économique personnel n’a jamais été dans les affaires humaines une force aussi puissante que l’imaginaient les économistes de l’époque classique. Ce même spécialiste écrivait naguère : « Nous ne savons rien de la motivation. Tout ce que nous pouvons c’est d’écrire des livres sur le sujet. » La concession est peut-être exagérée, mais le message de Drucker reste essentiellement valable. Il souligne toute la complexité et l’inscrutabilité des motifs qui animent l’homme ou la femme de chair et de sang qui a remplacé l’homo economicus.

Il est clair que ce qui motive le travailleur contemporain est beaucoup plus que la carotte du salaire et de l’avancement et le bâton de la discipline et de l’insécurité. Mais il serait insensé d’en sous-estimer la valeur relative. L’argent n’est peut-être pas tout – sinon les étoiles de cinéma seraient les êtres les plus heureux du monde – mais rien ne démontre que le commun des mortels n’éprouve plus un vif désir du confort et des biens que procure l’argent. Le « bâton », tout au moins, est ce qui nous pousse à nous lever le matin et à aller travailler même si cela ne nous sourit pas. Il est de la nature de l’homme de s’éviter des ennuis et de vouloir être assuré d’un travail stable et bien rémunéré.

À mobiles médiocres, effort médiocre

Beaucoup de spécialistes en gestion classent la sécurité financière et d’emploi parmi les mobiles de qualité inférieure, qui n’assurent rien de plus qu’un effort de piètre qualité. « Pour obtenir un travail médiocre, dit l’un de ces spécialistes, il suffit d’éperonner les gens en les manipulant par la contrainte ou l’attrait de la récompense… pour en obtenir un rendement supérieur, il faut les amener à s’éperonner eux-mêmes… »

Il en ressort que le rôle de la motivation en gestion moderne consiste à inciter les travailleurs à donner leur rendement maximum. Aussi le chef consciencieux doit-il s’appliquer à créer et à entretenir le climat psychologique qui permettra à son personnel de faire de son mieux.

Cela ne s’atteint que par l’art de diriger. Un chef doit pouvoir provoquer un effort spontané chez ses équipiers et leur communiquer la volonté de faire pour lui tout leur possible. Le contraire de l’art de diriger est la dictature, dans laquelle on arrache un effort à quelqu’un par la seule application de l’autorité. Mais l’effort imposé risque d’avoir moins d’efficacité que la collaboration volontaire. Et il ne faut pas perdre de vue que les dictatures engendrent invariablement des rebelles chargés de les perdre.

Ce n’est pas la satisfaction qui aiguillonne, mais le désir

Les théories sur la façon dont les chefs devraient s’y prendre pour amener les gens à s’aiguillonner sont nombreuses, mais aucune ne conteste que la notion fondamentale de motivation d’ordre supérieur aboutissant à un rendement supérieur doive germer à l’intérieur même de l’individu. C’est la somme de ses aspirations, de ses valeurs, de son amour propre et de ses susceptibilités personnelles. Il appartient donc à chacun d’être dévoué ou réticent selon ses sentiments à l’égard de son travail.

Il se peut cependant que quelqu’un se dévoue inconsciemment si les conditions d’emploi correspondent aux besoins qu’il a au fond de l’âme. Dans son ouvrage bien connu Motivation et personnalité, Maslow divise le champ des besoins de l’individu normal en cinq grandes catégories, qui se rapportent au confort matériel, à la sécurité, à l’instinct social, à la satisfaction de soi et à la réalisation de son image personnelle. Maslow signale qu’il ne faut pas confondre la satisfaction de ces besoins avec la motivation ; celle-ci est plutôt la force qui pousse à assurer ou à favoriser la satisfaction de ces besoins. Si l’on considère que la motivation de certaines des personnes les plus zélées dans l’histoire a été d’amasser des trésors dans le ciel, on saisira la pensée de l’auteur.

Les trois premières catégories sont assez faciles à comprendre. Les gens désirent naturellement les nécessités de l’existence, des conditions d’emploi agréables et stables, ainsi qu’un juste salaire. Ils veulent aussi avoir le sentiment d’appartenir à un groupe de personnes solidaires et de faire partie de quelque chose de plus grand qu’eux.

Les besoins qui entrent dans la catégorie de la satisfaction du moi sont plus difficiles à pénétrer. Ils se rattachent au désir de considération, au prestige, aux possibilités de faire valoir ses meilleurs talents. Dans la pratique ces besoins ne sont pas toujours manifestes pour le patron chez chacun des employés.

Il arrive aussi que l’on oublie les besoins de réalisation de soi d’une personne : ceux-ci exigent des paris à tenir, la chance d’exercer sa créativité et une certaine autonomie personnelle. Il va de soi que ni ces besoins ni celui de la satisfaction du moi ne seront jamais comblés exclusivement à l’intérieur du milieu de travail. Toutefois, ils peuvent avoir un puissant effet, en bien ou en mal, sur l’attitude de l’employé envers une tâche.

Personne ne dispose d’un assortiment parfaitement uniforme des cinq variétés de besoins formulées par Maslow. Le fait qu’un travailleur s’intéresse plus à l’argent qu’à sa satisfaction personnelle ou plus à l’expression de lui-même qu’à l’aisance matérielle dépend en grande partie de son tempérament et de ses antécédents. De même, l’intensité d’un besoin ou d’un autre chez un individu varie selon les circonstances.

Il en découle que toute tentative de motiver quelqu’un à faire son travail de son mieux doit être adaptée aux besoins de sa personnalité propre. Voilà pourquoi aussi la première personne à qui il incombe d’assurer la motivation d’un employé est son chef immédiat.

Si les employés se motivent les uns les autres le climat de travail est idéal

La haute direction d’une entreprise peut contribuer dans une certaine mesure à satisfaire les besoins de confort matériel et de sécurité et à encourager le bon rendement. Mais les éléments intimes et particuliers de la motivation doivent se réaliser de jour en jour, sur un plan personnel, entre supérieur et subordonné.

Certains chefs prétendent qu’ils ne peuvent aller plus loin ; ils protestent qu’ils ne sont ni psychiatres ni nourrices et qu’ils ont à se préoccuper de choses beaucoup plus pratiques et plus pressantes. Il reste cependant qu’ils ne sauraient se soustraire à l’influence de la motivation ou de son contraire, le manque de motivation. La motivation de chaque membre d’une équipe de travail est ce qui constitue son moral, et la démoralisation, c’est l’échec pour un chef d’équipe.

Les enquêtes sur le comportement des travailleurs effectuées ces dernières années soulignent l’importance de la motivation au plan horizontal. Elles indiquent que les employés d’aujourd’hui accordent beaucoup d’attention aux difficultés à vaincre, aux possibilités d’avancement et à l’appréciation du rendement ; qu’ils sont plus disposés que leurs homologues de la génération précédente à quitter un emploi qui n’offre pas ces avantages. Le chef conservateur les écartera peut-être en disant que ce sont des enfants gâtés ou des prétentieux. Mais ce refus de. tenir compte de leurs priorités pourrait bien l’obliger à subir les conséquences de fréquents mouvements de personnel, c’est-à-dire à opérer plus ou moins continuellement avec des employés en formation.

Par contre, les patrons qui font un sérieux effort pour comprendre leurs subordonnés deviennent eux-mêmes mieux motivés, car ils ont ainsi plus de chances de satisfaire leurs besoins d’épanouissement et d’expression. La motivation doit donc fonctionner dans les deux sens : les supérieurs doivent être ouverts à l’influence de leur subordonnés s’ils veulent que ceux-ci soient ouverts à la leur. La motivation mutuelle qui découle d’une relation saine entre supérieurs et subordonnés engendre le climat de travail idéal, non seulement pour les premiers intéressés, mais pour l’entreprise dans son ensemble.

En d’autres termes, la motivation réciproque fait le bonheur de tous. Et si l’on va au fond des choses, c’est en cela que consiste la motivation.

Le bonheur du patron tient parfois aux sentiments du personnel

Il se peut qu’un chef hiérarchique ou un contremaître juge qu’il est ridiculement hors de sa compétence d’avoir à se demander si ceux qui travaillent pour lui sont heureux ou non. Mais, en fin de compte – à moins qu’il ne soit un sadique ou un masochiste, ou les deux à la fois – il sera heureux dans son poste suivant qu’ils seront satisfaits ou mécontents de leur état.

Seul un effort positif pour les rendre heureux dans leur travail peut susciter le genre de motivation qui lui permettra de dépasser ses objectifs et d’activer la productivité de son entreprise. Les meneurs qui ont le plus de succès sont toujours ceux qui prêtent le plus d’attention aux hommes qui les suivent. Si le capitaine s’intéresse à ses équipiers, ses équipiers s’intéresseront à son sort.

L’atelier ou le bureau ne semble peut-être pas le lieu indiqué pour semer le bonheur, mais le travail tient une place certaine dans l’état émotif d’une personne. Certains détestent leur métier, et il faut les en plaindre ; la plupart cependant sont relativement satisfaits de leur travail ne serait-ce que pour l’argent qu’il rapporte. Même ceux qui considèrent le travail comme un mal nécessaire finissent par admettre, si on les questionne un peu, que ce travail et tout ce qui s’y rattache leur procurent un certain bonheur qu’ils ne connaîtraient peut-être pas autrement.

On peut énoncer les principes en termes simples et usuels

Si le travail en soi augmente notre bonheur, le métier en lui-même devient notre motivateur fondamental. Mais, pour qu’il en soit ainsi, il faut l’apprécier et en reconnaître la valeur. Pour le chef ou le responsable, cela suppose un effort continuel pour accentuer l’importance de ce que fait le subordonné dans le contexte de l’entreprise.

Il existe, pour introduire de la motivation dans un emploi, divers moyens que l’on trouve dans les nombreux volumes consacrés à cette question. Quiconque s’intéresse sérieusement à la motivation ferait bien de consulter les ouvrages qui s’y rapportent et qu’il serait trop long d’énumérer ici. Ces textes ont souvent l’inconvénient d’être rédigés dans le jargon professionnel qu’emploient les psychologues et les spécialistes en gestion pour exprimer leurs idées. Il est possible pourtant d’énoncer les principes de la chose avec les bons vieux mots usuels.

Tout d’abord, la motivation est une question de compréhension humaine, celle de la compréhension du subordonné par le supérieur. Une fois cette condition réalisée, elle devient l’action d’encourager les gens à accomplir tout ce qui leur est possible pour satisfaire leurs aspirations, c’est-à-dire plus précisément leurs espoirs et leurs rêves. Il faut pour cela leur fournir l’occasion de montrer ce qu’ils peuvent faire. Il importe ensuite de reconnaître et de récompenser leurs efforts dans la mesure où c’est possible à l’intérieur du système. Il faut les amener à se sentir désirés au sein de ce système. On y parvient en leur montrant combien leur collaboration est précieuse pour l’ensemble de l’entreprise.

Cela revient à traiter les gens avec le respect dû à leur personnalité et la considération due à leurs sentiments. À se soucier des autres, de leur bien-être personnel. À leur donner la chance de démontrer leur savoir-faire même si c’est parfois un peu ennuyeux. À les encourager et à les aider à réaliser toutes leurs possibilités dans leurs carrières.

À la réflexion, la motivation ne diffère pas beaucoup de l’amitié. Un ami essaie de nous comprendre et de nous aider dans la mesure du possible à atteindre nos buts. Il se préoccupe de notre bonheur et s’efforce autant qu’il peut de nous rendre heureux. Un ami, c’est quelqu’un qui vous appuie et qui sait que vous lui rendrez la pareille.

Par-dessus tout, un ami c’est celui ou celle qui se dérange pour faire quelque chose pour vous. Le mobile de ce geste n’est rien d’autre que l’assurance que vous en feriez autant pour lui ou pour elle. Et il en va ainsi de la motivation mutuelle à l’usine ou au bureau. Les patrons les plus soucieux de leurs subordonnés sont ceux qui en retirent le plus sous forme de travail de haute qualité.