L’histoire, dit-on, est un grand maître. Que peut enseigner l’histoire du Canada au peuple qu’elle a façonné ? D’une part, que nous n’avons jamais été sans dissensions. Et, d’autre part, que nous avons toujours trouvé moyen de poursuivre la route…
On raconte qu’un élève d’école secondaire demanda un jour avec amertume à son instituteur à quoi lui servirait d’apprendre l’histoire. « Savez-vous, rétorqua celui-ci, ce qui arrive à un homme qui perd la mémoire ? »
Une chose qui lui arrive, sans doute, c’est de perdre aussi son identité. Cela explique peut-être pourquoi les Canadiens, dans leur indifférence apparente pour leur histoire, sont, depuis des années, toujours à la recherche d’une identité nationale distinctive.
Certes cette identité existe-t-elle depuis longtemps, ce que découvre bientôt tout Canadien séjournant à l’étranger. Et aussi que son pays possède une histoire nationale aussi remarquable dans son genre que n’importe quelle autre au monde.
Mais, comme notre caractère national, notre histoire est pleine de subtilités, de complications et de contradictions. Elle défie l’interprétation sommaire. L’assimilation n’en est pas facile.
C’est là une des raisons pour lesquelles les Canadiens – et notamment ceux de langue anglaise – ont eu longtemps l’habitude d’importer d’ailleurs leur histoire destinée à l’usage courant. Lorsque l’Empire britannique était à l’apogée de sa gloire, la source principale en était la Grande-Bretagne, ainsi qu’en témoigne la multiplicité des rues Marlborough, Wellington et Nelson à travers le pays.
Depuis que leurs liens avec le Royaume-Uni se sont relâchés, les Canadiens ont eu recours aux mass media des États-Unis pour alimenter leur histoire populaire et se trouver des héros. Nul autre que le président de la Société Radio-Canada, M. A. W. Johnson, le déplorait récemment en ces termes :
« La vérité brutale est que nos enfants en savent plus sur Alamo que sur Batoche ou Chrysler’s Farm. Ils connaissent mieux Davey Crockett que Louis Riel. » Et comme pour accentuer le dire de M. Johnson, le magazine Maclean’s jugeait nécessaire d’ajouter cette note à la citation : « Batoche, en Saskatchewan, était le P.C. de Louis Riel ; les troupes anglaises vainquirent les forces américaines à Chrysler’s Farm, dans le Haut-Canada, pendant la guerre de 1812. »
Pourquoi cette ignorance ? En partie, semble-t-il, parce que le Canada n’a pas de mythologie nationale. Nous manquons des poèmes épiques, des chants populaires et des romans historiques qui immortalisent les Drakes, les Bruces et les Reveres. On ne trouve que chez les Canadiens français des héros historiques généralement reconnus, comme Dollard des Ormeaux, Madeleine de Verchères, Champlain, La Vérendrye. Il existe chez leurs compatriotes de langue anglaise un curieux manque d’appréciation de ces géants des expéditions lointaines que furent Samuel Hearne, Alexander Mackenzie, Simon Fraser et David Thompson.
Il est peut-être plus grave encore de constater que – jusqu’à la dernière génération au moins – les Canadiens en savaient plus sur Abraham Lincoln que sur son célèbre contemporain sir John Macdonald.
Macdonald a fait autant pour son pays que Lincoln pour le sien. Même plus, car, dans le contexte américain, on peut dire qu’il réunissait en une seule personne Abraham Lincoln et George Washington. Non seulement a-t-il su assurer la cohésion d’une union politique, mais il a été le principal artisan de la création d’un nouveau pays. Pourtant, cet homme d’une perspicacité et d’une détermination extraordinaires semble avoir surtout survécu dans la mémoire de ses concitoyens comme un joyeux histrion, un buveur invétéré et un politicien rusé et sans vergogne. Aujourd’hui ses immenses réalisations sont considérées chez nous comme allant de soi.
La comparaison des carrières de Macdonald et de Lincoln dans les années 1860 offre un aperçu intéressant des différences qui caractérisent les traditions politiques du Canada et des États-Unis. Les tensions foncières entre Canadiens français et anglais du temps de Macdonald étaient aussi fortes que celles qui opposaient les nordistes et les sudistes sous Lincoln. La principale préoccupation des deux hommes d’État était de sauver une union en péril, c’est-à-dire pour Macdonald la Province-Unie du Canada composée du Québec et de l’Ontario actuels. Mais alors que les États-Unis étaient déchirés par une sanglante guerre civile, le Canada se fondait en un État fédératif considérablement agrandi.
Lincoln sera assassiné dès après la fin de la guerre de Sécession ; Macdonald verra se réaliser son rêve d’une Confédération canadienne s’étendant d’un océan à l’autre et traversera son pays naissant sur le grand chemin de fer qu’il a mis tant d’acharnement à faire construire. Il mourra paisiblement, toujours sur la brèche, à l’âge de 73 ans.
Le chemin de la Confédération est pavé de compromis
Si les Canadiens ne se souviennent pas de Macdonald aussi bien qu’ils le devraient, c’est qu’il fut chez nous un véritable maître du compromis. Les résultats du compromis sont rarement spectaculaires. Il y eut peu de tonnerre et de tempête dans la carrière du premier de nos Premiers ministres.
S’il existe une constante dans la vie du Canada, c’est bien celle du compromis. Deux au moins des moments les plus critiques de notre histoire ont été surmontés parce que des hommes-clés ont consenti à sacrifier à une grande cause ce qu’ils considéraient comme leurs intérêts personnels bien compris.
En 1841, Louis-Hippolyte Lafontaine, chef du mouvement de réforme canadien-français, se joint à Robert Baldwin pour former le gouvernement de la nouvelle Province-Unie du Canada. Lafontaine avait de fortes raisons d’abhorrer cette union qui privait le Québec de son autonomie politique traditionnelle. Il avait amplement le pouvoir politique de la démolir. En concluant son alliance avec Baldwin, Lafontaine s’élevait au-dessus de l’esprit de faction linguistique, religieux et régional.
Vingt-deux ans plus tard, alors que l’union menace d’éclater, c’est au tour d’un orangiste ontarien de faire passer son idéal avant ses préjugés. Depuis des années, George Brown, fondateur du Globe, de Toronto, et chef du parti des Clear Grits, est un adversaire implacable de l’influence canadienne-française et catholique dans les affaires coloniales canadiennes. Il méprise John Macdonald, dont il est presque tout l’opposé comme personnalité et comme homme politique. Pourtant, l’austère, le ci-devant inflexible Brown trouve le courage moral de se joindre à une coalition avec Macdonald et Georges-Étienne Cartier pour sauver l’union.
Brown eut même la clairvoyance de se mettre à l’oeuvre avec ses anciens rivaux politiques en vue de former une fédération générale de toutes les colonies éparses de l’Amérique du Nord britannique. Il s’inclina devant la nécessité de réunir deux peuples bien distincts, le canadien-anglais et le canadien-français, dans la création d’une nation nouvelle et différente des autres.
Ainsi que le signalait un jour l’éminent historien canadien W. L. Morton, les événements qui aboutirent à la Confédération représentaient un échec de « la politique de la suprématie ». Tant qu’un groupe social réclamait la suprématie sur l’autre (ordinairement les Anglais sur les Français, mais pas toujours), l’ancienne union ne pouvait pas durer. Les résolutions élaborées à la Conférence de Québec, en 1864, affirmaient l’association des Canadiens français et anglais dans la nation embryonnaire, et le pacte scellé par la suite, en 1867, consacrait les principes politiques que les deux groupes linguistiques avaient en commun. Selon Morton :
L’union de l’Amérique du Nord britannique fut proposée, non pas pour obtenir des privilèges et des libertés ardemment désirées, mais pour conserver un héritage de liberté acquis de longue date et une manière de vivre plus chère que tout ce que pouvaient promettre les prophètes ou les démagogues. La Confédération devait sauvegarder par l’union le patrimoine constitutionnel des Canadiens, édifié depuis la Grande Charte des barons jusqu’au gouvernement responsable de Baldwin et Lafontaine, et, tout autant, la culture française et catholique de saint Louis et de Laval.
C’est une façon indirecte de dire que les Pères de la Confédération rejetèrent les principes républicains des États-Unis et optèrent pour la monarchie constitutionnelle. Les Canadiens des deux races fondatrices ont résisté aux tentatives incessantes d’annexion des États-Unis après la guerre de l’Indépendance américaine. Lorsque vient le moment de former leur propre fédération, les chefs des colonies britanniques de l’Amérique du Nord tiennent à bien préciser qu’ils veulent édifier une société différente de celle d’outre-frontière. Ils acceptent d’être des Nord-Américains, mais pas des Américains.
Il est couramment admis aujourd’hui qu’à l’époque de la Confédération, le Canada n’avait pas d’autre choix que de rester lié à l’Empire britannique. De fait, de nombreux indices portent à croire que les chefs politiques de la Grande-Bretagne, alors en pleine phase d’anti-colonialisme, ne se souciaient guère que le Canada fût absorbé ou non par la république américaine. Selon le biographe de Macdonald, Donald Creighton, cela dépendait surtout des Canadiens. Il écrit que de l’avis de notre premier chef de gouvernement, l’entité nationale du Canada devait évoluer vers un double objectif :
Le Canada doit, en premier lieu, conserver une existence politique distincte sur le continent nord-américain et, en second lieu, acquérir l’autonomie au sein du Commonwealth de l’Empire britannique. Il est clair que le premier objectif national était le plus fondamental et aussi le plus difficile à atteindre, car les États-Unis dominaient le continent nord-américain et, des deux impérialismes, l’américain et le britannique, le premier était de loin le plus dangereux.
L’histoire du Canada depuis la Confédération a enregistré des progrès sporadiques vers ces objectifs. En même temps qu’ils devenaient toujours de plus en plus indépendants de la Couronne britannique, les Canadiens se créaient et adoptaient un mode de vie, américain certes, mais distinct de celui de leurs voisins du sud. Ils voulaient faire les choses à leur façon dans le cadre de leurs propres institutions, la plupart d’origine britannique mais adaptées aux conditions nord-américaines. Empruntant ce qui leur paraissait le plus avantageux au régime américain – l’administration municipale et l’instruction publique, par exemple – ils en arrivèrent à un système ni britannique ni américain. Ils firent du Canada un pays doté d’un patrimoine bien à lui.
L’édification d’un pays doté d’un patrimoine propre
Si l’on définit souvent le type canadien en termes négatifs – en fonction de ce que ne sont pas les Canadiens – c’est largement en raison de la grandeur et de la puissance uniques des États-Unis et de la force de pénétration de la culture américaine. Dans leurs efforts pour demeurer séparés des États-Unis, culturellement comme politiquement, les Canadiens devaient naturellement donné prise à l’accusation d’être violemment anti-Américains. Alors qu’en réalité, s’ils ont rejeté les manières de faire des Américains, c’était plutôt pour avoir décelé des failles dans la société américaine et résolu de ne pas les laisser s’introduire chez eux.
La colonisation de l’Ouest canadien en offre un exemple typique. Durant les cinq premières années d’existence du nouveau Dominion, la population des vastes étendues de la Prairie canadienne, de la rivière Rouge aux montagnes Rocheuses, se limita presque exclusivement à quelques milliers d’Indiens et de métis. Les seuls autres habitants de ces immenses plaines étaient les trafiquants d’eau-de-vie et les chasseurs de loups du « wild west » des États-Unis.
Les traiteurs américains exploitaient impitoyablement les Indiens des plaines. En mai 1873, un groupe d’entre eux, ainsi que quelques chasseurs de loups, massacrent plus d’une vingtaine d’Indiens, hommes, femmes et enfants, dans les collines des Cyprès, à proximité de la frontière actuelle de l’Alberta et de la Saskatchewan. Les tueries de ce genre ne sont pas rares à la frontière américaine, où s’applique par balles le dicton « un bon Indien est un Indien mort ». Au Canada, en contre-partie, cet incident révoltant pousse sir John Macdonald à hâter la formation et l’envoi sur place de la Police montée du Nord-Ouest.
Dans un délai étonnamment bref, cette troupe intrépide de 600 hommes à tuniques écarlates réussit à expulser les trafiquants d’eau-de-vie, à gagner la confiance et l’amitié des Indiens et à établir un régime de strict respect de la loi. Grâce aux diligents efforts de deux de ses officiers supérieurs, on retrouve les traces des assassins des collines des Cyprès à Fort Benton, dans le Montana, où un tribunal américain refuse brutalement de les extrader. Un membre de la bande, arrêté en territoire canadien et traduit en justice à Winnipeg, est acquitté faute de preuve. Mais le sens de cette action policière ne pouvait échapper aux intéressés, savoir que le Canada était un pays de paix et de justice où la loi devait s’appliquer de manière impartiale et où l’on entendait qu’elle soit observée.
Le drame des hommes luttant contre la nature, mais non les uns contre les autres
Dans l’Ouest canadien, d’un commun accord, l’ordre public primait l’usage, souvent abusif, de la liberté individuelle, pierre de touche de la démocratie américaine. À son origine, la Police montée symbolisait les divergences sociales qui existaient de part et d’autre du 49e parallèle. Du côté sud, les magistrats et les juges sont élus et trempent souvent dans la corruption et d’autres désordres. Du côté nord, les hommes de loi appartiennent à une incorruptible gendarmerie en uniforme, assujettie à une rigoureuse discipline militaire et dont les membres ne dégainent jamais leurs armes avant que la raison et la persuasion se soient révélées impuissantes.
Il y a du pathétique dans l’histoire du Canada – et cela non seulement dans celle de l’Ouest canadien – mais il s’agit plutôt du drame des hommes qui luttent contre la nature que des hommes qui se font la lutte. Il est vrai qu’il y eut de la violence, et beaucoup, pendant les premières années de colonisation. Mais il y eut peu d’effusion de sang sur le sol canadien après la guerre de 1812, peut-être précisément parce que la nature dans ce pays des plus vastes, des plus froids et des plus accidentés présentait un aussi formidable obstacle à surmonter. Aux prises avec les éléments, disputant péniblement leur vie à une terre inhospitalière, les pionniers canadiens n’avaient guère le temps ni l’énergie de s’abandonner à la haine.
Un pas en avant, trois pas en arrière, et pourtant…
L’historien A. M. R. Lower écrit que les Canadiens doivent rechercher leur âme collective dans le sol de leur patrie, car le Canada ne possède aucun des dénominateurs sociaux communs qui unissent normalement une nation. Chose certaine, c’est que la terre ancestrale, dans toute son immensité et son âpreté, a laissé son empreinte sur le mode de comportement traditionnel des Canadiens.
Dès ses débuts, le Canada a été un pays dont la population a combattu l’adversité en partageant les choses selon l’intérêt commun. Cette générosité innée nous a permis d’offrir chez nous un foyer à des millions d’êtres humains de toutes les parties du monde.
À l’instar de l’histoire en général, l’histoire du Canada semble avoir consisté à faire trois pas en arrière après chaque pas en avant. Le Canada n’a jamais été exempt de problèmes ni de dissensions. Pourtant, avec le temps, les Canadiens ont toujours trouvé moyen de poursuivre la route.
On note ces dernières années une fort tardive sensibilisation du public canadien à l’histoire de notre pays, grâce à l’édition d’une multitude d’ouvrages de vulgarisation sur des sujets historiques, dont plusieurs ont été adaptés à l’écran ou à la télévision. Ils méritent d’être lus, de même que notre histoire dans son ensemble.
Elle est le récit d’intérêts politiques divergents, toujours en marche, non sans heurts, vers un terrain d’entente ; d’éléments divers arrivant d’une manière ou d’une autre à vivre paisiblement ensemble malgré leurs dissemblances. Si l’histoire du Canada comporte un enseignement, c’est bien celui que l’étapisme, la conciliation, la tolérance et la modération peuvent faire de grandes choses. En cette nouvelle période difficile pour le Canada, il importe que les Canadiens apprennent, pour leur bien, l’histoire de leur pays.