Le 75e anniversaire du vol historique des frères Wright viendra plus tard cette année. De nos jours, on a tendance à considérer la conquête de l’air comme allant de soi. Voici un aperçu des grandes étapes de cet exploit merveilleux et de sa signification pour les esprits de notre temps…
La scène se passe au bois de Boulogne, à Paris, le 21 novembre 1783. Une foule en émoi regarde deux aristocrates français, Jean-François Pilâtre de Rozier et le marquis d’Arlandes, au moment où ils montent dans une « galerie » circulaire en forme de baquet, suspendue à une énorme enveloppe de toile gonflée d’air chaud au moyen d’un feu de paille. Savant naturaliste de profession, Pilâtre de Rozier est le héros du jour. La nouvelle de sa réaction devant la proposition du roi s’est répandue parmi les badauds. En apprenant que Louis XVI offre de désigner deux condamnés pour la périlleuse ascension dans les airs à bord de l’extraordinaire invention des frères de Montgolfier, il s’est exclamé, murmure-t-on : « De vils criminels auront-ils l’honneur d’être les premiers à s’élever dans le ciel ? J’irai moi-même ! »
À 14 heures environ, on largue les amarres qui maintiennent le ballon au sol, et celui-ci commence à monter très lentement. Les spectateurs retiennent leur souffle en voyant la surface de la montgolfière s’enflammer à plusieurs endroits sous l’action des étincelles qui jaillissent d’un brasero placé dans la nacelle et que les deux hommes alimentent avec de la paille humide. Mais la chose a été prévue : courant autour de la galerie avec des éponges mouillées, ils éteignent les flammes. Ce danger passé, le ballon s’élève doucement, survolant les Invalides et l’École militaire.
Plus de 20 minutes après, les deux aéronautes reviennent sains et saufs au sol, au-delà des boulevards, à plusieurs milles de leur point de départ. Avec ce long bond au-dessus des toits de Paris se réalisait un des rêves les plus anciens et les plus audacieux de l’humanité. Depuis les débuts de la civilisation, les humains contemplaient le ciel et désiraient ce qui semblait impossible : briser les liens invisibles qui les rattachaient à la terre et se transformer ainsi en créatures aériennes. Maintenant l’impossible est accompli.
À partir de ce jour, les hommes ne cesseront plus de tenter de voler plus haut et plus loin, plus vite et en plus grand nombre. Moins de 15 jours plus tard, un autre Français, le physicien Jacques Charles, s’élève à une hauteur de 2 milles dans un aérostat gonflé avec de l’hydrogène produit en versant de l’acide sulfurique sur de la limaille de fer.
Rien ne peut arrêter l’impétueux désir de prendre l’air. En janvier 1785 a lieu la première traversée de la Manche en ballon, de Douvres à un bois des environs de Calais ; mais les deux membres de l’équipage doivent, pour ne pas s’abattre dans l’eau, jeter par-dessus bord le chargement inutile de la nacelle, y compris presque tous leurs vêtements.
En juin de la même année, le vaillant Pilâtre de Rozier devient la première victime des tentatives de perfectionnement des appareils volants. Il se tue en voulant traverser la Manche, son ballon expérimental, gonflé à l’air chaud et à l’hydrogène, ayant pris feu à 3000 pieds d’altitude.
Comme à notre époque, des esprits avant-gardistes supputent les possibilités du vol humain. L’écrivain et homme politique Horace Walpole émet la prédiction que le ballon remplacera les navires à voiles et que les ports de mer anglais se transformeront en villages abandonnés. Quoi qu’il advienne, Walpole est enthousiaste. « Ce que la postérité va se moquer de nous, d’une façon ou d’une autre ! » écrit-il à son ami sir Horace Mann en 1785. « Si une demi-douzaine [d’hommes] se cassent la figure et que le ballon tombe dans le discrédit, on nous traitera d’insensés pour avoir imaginé qu’il pourrait être mis en usage ; s’il se révèle utile, on nous ridiculisera pour en avoir douté. »
En 1863, un aérobus à deux étages avec tout le confort moderne
Parmi les premiers à exploiter les possibilités pratiques des ballons, il convient de citer les militaires. L’Armée française s’empresse d’y faire appel pour la reconnaissance. On a dit que la bataille de Fleurus, en 1794, avait été gagnée grâce aux informations obtenues par ballon sur les mouvements de l’ennemi. Dès 1849, les Autrichiens utilisent de petits ballons non montés pour bombarder Venise. Pendant la guerre de Sécession, l’armée unioniste fait largement usage des aérostats pour l’observation d’artillerie.
En 1863, un photographe parisien du nom de Nadar conçoit l’idée d’un « aérobus » pourvu de tout le confort moderne. Il fait construire un ballon géant dont la nacelle à deux étages comprend un buffet, des cabinets, etc. Lors de sa deuxième ascension, son appareil met 17 heures à transporter ses neuf passagers, sur une distance de 400 milles, jusqu’à proximité d’Hanovre. C’est un mauvais voyage. Le vent secoue tellement l’aéronef que personne ne s’en tire sans contusions et que plusieurs des passagers sont sérieusement blessés.
Nadar n’ignore pas les faiblesses du ballon comme moyen de transport collectif. On peut le diriger dans une certaine mesure, mais il restera à la merci des vents tant qu’il n’y aura pas de force motrice pour le propulser. Ses efforts pour financer la mise au point de ballons à moteur devaient échouer. Plusieurs modes de propulsion ont déjà été proposés, y compris ceux de faire avancer les ballons avec des rames comme des bateaux et de les remorquer en les attelant à des oiseaux. En 1872, une expérience du gouvernement français où l’on emploie huit manouvres pour actionner une hélice réussit à faire progresser un ballon contre le vent.
D’autres essais avec des machines à vapeur, des mécanismes d’horlogerie, des moteurs électriques et à explosion, ainsi qu’avec des enveloppes fusiformes, aboutissent à la réalisation du dirigeable à carcasse rigide par le comte Ferdinand von Zeppelin, de l’Armée allemande, en 1897. En 1910, les ballons zeppelins permettent d’établir le premier service régulier de transport aérien ; près de 40,000 personnes y auront recours jusqu’au moment de sa suspension, au début de la Première Guerre mondiale. Les Allemands se servent alors du zeppelin pour inaugurer une nouvelle horreur de la guerre : le bombardement des civils dans les grandes villes. Dans les années vingt, un dirigeable de 775 pieds, le Graf Zeppelin, assure le premier service aérien transatlantique, transportant des voyageurs entre l’Allemagne et l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud. Une autre guerre mondiale se prépare lorsqu’une catastrophe met brusquement fin à l’ère des voyages en dirigeable. Le 6 mai 1937, l’énorme et luxueux paquebot aérien allemand Hindenburg s’effondre en flammes au terme de sa 37e traversée de l’Atlantique, à Lakehurst, dans le New Jersey, faisant 36 morts.
Un oiseau artificiel inspire l’idée de l’hélice
L’aérostat a joué un rôle important et prolongé dans l’avènement du vol humain, rôle souvent méconnu par les historiens. Certains auteurs prétendent même qu’il a retardé l’évolution des appareils plus lourds que l’air en détournant les recherches des autres modes de vol. Par contre, on peut dire que le ballon a effectivement excité l’intérêt pour la découverte d’une meilleure forme de transport aérien. Il est certain en tout cas qu’il a créé l’état d’esprit nécessaire pour faire progresser l’aviation ne serait-ce qu’en démontrant la possibilité fondamentale du vol de l’homme.
Il est difficile à un esprit moderne de comprendre toute la portée de cette percée psychologique. Pendant plusieurs siècles, les hommes ont cru dur comme fer qu’étant donné les conditions requises, il leur serait possible de voler comme les oiseaux avec des ailes artificielles. En comparant la structure corporelle des oiseaux et des humains, à la fin du XVIIe siècle, l’Italien Giovanni Borelli prouve scientifiquement que l’homme ne peut pas voler par ses propres moyens.
En 1670, Borelli construit un oiseau artificiel qui sera, au cours des 200 années suivantes, un sujet d’étude et de modification. Ces recherches permettront de découvrir que dans le vol des oiseaux la propulsion provient de la partie extérieure de l’aile, qui se tord dans l’air. De là naît le principe de l’aile tordue qu’est l’hélice. En 1796, sir George Cayley construit un modèle réduit de machine volante qui s’élève dans les airs au moyen de deux hélices contrarotatives. Il estime que si l’on pouvait porter la surface des hélices à 200 pieds carrés, l’appareil pourrait soulever un homme.
L’aéroplane se perfectionne grâce aux modèles actionnés par des ressorts en caoutchouc
Cayley est un exemple typique de l’impulsion donnée au « plus lourd que l’air » par l’aérostation. Il n’a que dix ans lorsque les premières ascensions en ballon éveillent son imagination aux diverses façons dont l’homme pourrait voler. Devenu gentil-homme campagnard et intéressé par de nombreuses questions scientifiques, il étudie les vols des cerfs-volants et des oiseaux, concentrant son attention sur la résistance qu’éprouve un corps en mouvement dans l’air. Il faudra, reconnaît-il, vaincre cette force par l’action conjuguée des ailes et des moteurs dans toute machine volante plus lourde que l’air.
Par des expériences avec des maquettes d’aile, Cayley en arrive aussi à concevoir que la stabilité et la direction seront des conditions décisives du succès de l’aviation. En 1804, il construit un modèle de planeur que l’on a qualifié de premier véritable aéroplane du monde. En 1849, il lance un planeur en vraie grandeur qui transporte un enfant de dix ans sur une distance de plusieurs verges, réalisant ainsi le premier vol contrôlé d’un être humain en plus lourd que l’air.
Le Français Alphonse Pénaud développe les théories aérodynamiques de Cayley. Il construit, en 1871, un modèle à vol vertical et à deux hélices, mû par une bande de caoutchouc torsadée, qu’il appelle un hélicoptère. Destiné à devenir bientôt un jouet à la mode, cette nouveauté fonctionne d’après le même principe que les grandes machines connues aujourd’hui sous ce nom. Pénaud réalise ensuite un modèle à vol horizontal dont les ailes sont dites « aéroplanes » et qui ressemble à l’avion moderne presque en tous points. Grâce aux grands progrès ainsi accomplis en aérodynamique, il se dispose maintenant à construire un hydravion monté en vraie grandeur.
Le projet qu’il conçoit pour cet appareil comprend plusieurs des dispositifs essentiels qui permettront à l’avion de voler au siècle suivant : hélice avant, plan stabilisateur, commande centrale et train escamotable. Il cherche à obtenir de l’aide financière pour construire ce qui aurait fort bien pu être le premier aéroplane pratique du monde, mais ne trouve personne pour prendre le risque. Désespéré, il se suicide en 1880. Il n’a que 30 ans.
Entre-temps, d’autres inventeurs, mieux nantis, travaillent aux problèmes de l’aviation à moteur. Un disciple de Cayley, William Samuel Henson, établit le prototype d’une « machine volante à vapeur » pour transporter « des lettres, des marchandises et des voyageurs d’un lieu à un autre », mais cet appareil ne devait jamais voler. Tant que l’on s’en tient aux moteurs à vapeur, aucun avion ne peut s’élever avec un être humain à son bord. La dernière des nombreuses tentatives de faire voler un homme dans une machine à vapeur se termine dans le Potomac, près de Washington, le 8 décembre 1903, jour où l’appareil prometteur de Samuel Pierpont Langley, l’« aérodrome », se brise au départ et tombe dans le fleuve.
À la même date, à quelque 250 milles au sud, deux jeunes Américains campent parmi les dunes balayées par le vent en Caroline du Nord. Ce sont les frères Orville et Wilbur Wright, propriétaires d’un atelier de réparation de bicyclettes à Dayton en Ohio. Quand ils étaient enfants, leur père leur a donné un jouet d’un demi-dollar : un petit hélicoptère de Pénaud à ressort en caoutchouc. Comme le dira Orville, la conviction qu’il est possible à l’homme de voler ne devait plus les quitter par la suite.
Mettant largement à contribution les découvertes aérodynamiques d’Otto Lilienthal, pionnier allemand de l’aviation qui effectue plus de 2000 vols en planeur avant de s’écraser au sol en 1896, les frères Wright commencent leurs essais de planeurs en 1900. C’est alors qu’ils arrivent en un lieu des dunes nommé Kitty Hawk, où la légèreté du sable et l’absence d’obstacles leur paraissent tout indiquées pour poursuivre sans danger leurs expériences. Ils y vérifient sur des planeurs les conclusions tirées des essais qu’ils ont faits de divers profils de voilure dans un tunnel aérodynamique construit par eux à Dayton. Ces travaux leur permettent d’imaginer des ailes d’une efficacité et d’une stabilité incomparables et dont les extrémités pliables assurent l’équilibre en vol.
Ils construisent aussi eux-mêmes un moteur à explosion léger après s’être vainement adressés à plusieurs fabricants de moteurs d’automobile. Celui-ci doit actionner une hélice qu’ils ont conçue et dont le gauchissement permettra de transformer 66 p. 100 des 13 chevaux disponibles en traction avant. Le jour où l’aérodrome de Langley s’écrase, ils s’affairent à assembler les pièces de leur machine volante, expédiée préalablement de Dayton. Six jours plus tard, ils sont prêts à en faire l’essai.
Wilbur a acquis le droit de piloter l’appareil, joué à pile ou face. L’aéroplane dévale le rail de lancement en bois, s’élève un moment, puis tombe dans le sable. Wilbur est indemne, mais la machine est avariée. Il faudra trois jours pour la réparer. Puis, c’est le tour d’Orville.
Le 17 décembre 1903, il se couche à plat ventre sur la voilure inférieure de l’avion pendant que son frère met le moteur en marche. Nul ne pourrait nous dire mieux que lui ce qui se passe ensuite.
« Après avoir fait tourner le moteur quelques minutes pour le réchauffer, je détachai le fil de fer qui retenait l’appareil à la piste et celui-ci démarra dans le vent. Wilbur, courant à côté de la machine, en tenait l’aile pour la stabiliser sur la piste. Contrairement au décollage du 14 par temps calme, l’aéroplane, face à un vent de 27 m/h, partit très lentement… Wilbur réussit à l’accompagner jusqu’au bout de sa course de 40 pieds sur la piste. Un des secouristes prit pour nous un instantané, photographiant la machine au moment où, arrivant au bout de la piste, elle s’éleva à une hauteur d’environ deux pieds… La ligne du vol, à la montée et à la descente, fut extrêmement irrégulière par suite des perturbations dans l’air d’une part et de l’inexpérience des commandes de l’appareil d’autre part. Un bond soudain à un peu plus de 120 pieds du point où il s’était soulevé mit fin au vol… Ce vol n’avait duré que 12 secondes, mais c’était néanmoins la première fois dans l’histoire qu’une machine transportant un homme s’élevait par ses propres moyens dans l’air, progressait sans perte de vitesse et atterrissait enfin à un point aussi haut que celui d’où elle était partie. »
Premier avion à passagers et premier service de transport aérien
Dans le domaine scientifique, un grand événement est comme l’ouverture des écluses d’un barrage. Dès lors le flot des efforts devient infiniment plus rapide. À peine deux ans après ce vol de moins d’une minute à quelques pieds du sol, les frères Wright sont parvenus à se maintenir haut dans les airs durant plus d’une demi-heure et à franchir 24 milles. À la fin de 1909, Henry Farman a couvert près de 140 milles dans un vol de plus de quatre heures et Louis Blériot a réussi la première traversée de la Manche sur son monoplan.
Les années qui suivent sont témoins d’une succession ininterrompue de prouesses aériennes et de perfectionnements techniques. Pressée par les terribles nécessités de la guerre, l’aviation fait un grand bond en avant pendant la Première Guerre mondiale. En 1919, le premier avion à passagers entièrement métallique et à aile cantilever, construit par l’Allemand Hugo Junkers, entre en service dans la première entreprise de transports aériens au monde, la Lufthansa. La même année, Alcock et Brown traversent l’Atlantique sans escale.
En 1930, un jeune officier de la Royal Air Force, Frank Whittle, fait breveter le turboréacteur. Grâce à cette découverte, on dispose de tous les éléments de base nécessaires pour le vol transocéanique tel que nous le connaissons aujourd’hui. Pourtant, il faudra encore des années de travail de la part de milliers d’humbles techniciens en aéronautique pour que les hommes puissent voler continuellement en grand nombre, à des vitesses et sur des distances inimaginables pour les pionniers de l’aviation. Qui aurait pu prédire avec sérieux, il y a 50 ans, qu’un vol Londres-New York en 3 heures ½ serait un jour de pratique quotidienne ?
Le seul mot pour désigner cette réussite est « incroyable ». Mais alors toute l’histoire de la conquête du ciel mérite le même qualificatif. La question qu’elle soulève, en montrant que les humains sont capables d’accomplir ce qui paraît impossible, est celle-ci : Si l’homme peut voler, qu’est-ce qu’il ne peut pas faire ? Aux de Montgolfier, aux Cayley, aux Wright et à tous les autres, nous sommes redevables de l’enseignement qu’aucune difficulté n’est insurmontable pour qui met toute son ingéniosité et sa détermination à la tâche.