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L’avenir sera, en grande partie, ce que les gens croient qu’il sera. Le soin de nous éclairer sur ses promesses et ses dangers est la tâche du futurologue, nouveau spécialiste qui peut avoir un grand rôle à jouer dans la survie de l’humanité…

L’avenir est une des nombreuses choses qui échappent au pouvoir de l’homme. Il se déroulera implacablement, sans le moindre souci de nos désirs ou de nos craintes. Pourtant, il n’exclut pas toute possibilité d’orientation. Somme toute, le futur ne sera toujours qu’un ensemble de circonstances. Et l’on peut certes essayer d’agir à l’avance sur ces circonstances.

De fait, c’est ce que nous faisons tous les jours sans le savoir. Emporter son parapluie lorsque le temps n’est pas sûr, c’est vouloir modifier son avenir, c’est-à-dire rentrer sec malgré une averse éventuelle. À moins brève échéance, mettre de l’argent de côté, c’est éliminer un élément d’incertitude de notre avenir. Dans chaque cas, nous entrevoyons pour nous-mêmes différents futurs possibles et nous choisissons celui qui nous paraît le meilleur.

Il en est des sociétés comme des individus. Les dirigeants d’une société peuvent essayer de façonner les conditions qui constitueront l’avenir. Ils ne sont jamais certains d’y réussir, mais leurs chances de succès sont plus fortes s’ils sont capables de prévoir les circonstances futures. Déterminer les circonstances futures les plus plausibles, voilà le travail du futurologue, spécialiste d’un genre nouveau, qui a acquis une certaine notoriété ces dernières années.

Les futurologues sont essentiellement des spéculateurs bien informés qui supposent ce qui se produira plus tard sur la base de ce qui se produit maintenant. L’objet fondamental de leurs études, ce sont ce que Bertrand de Jouvenel a baptisé les futuribles, c’est-à-dire les futurs possibles offerts à une société si elle adopte diverses lignes d’action.

Une description claire du rôle que les études sur les futurs possibles peuvent jouer dans une société démocratique nous a été donnée, il n’y a guère, par le Dr A. W. R. Carrothers, ex-président de l’Institut de recherches du Canada sur l’administration publique. « La fonction de l’Institut, dit-il, est de délimiter des questions et d’évaluer des options, à la différence de celle qui consisterait à prescrire quels devraient être les choix. Il a pour rôle de dire par ses études : voici les choses auxquelles nous devrions tous réfléchir et voici les genres de décisions que nous aurons à envisager. Il appartient aux mécanismes politiques de dire : voici les mesures que nous devons prendre. »

La plupart des praticiens de la futurologie ont adopté cette manière de voir, bien qu’il leur arrive d’adresser leurs observations directement au grand public sans passer par les autorités décisionnaires, élues ou désignées. Ces observations, notons-le, ne proviennent ni des entrailles des oiseaux ni de boules de cristal. Au début, la majorité des futurologues concentrèrent leurs efforts sur les prévisions économiques à long terme ou la planification commerciale… ou la science-fiction, domaine qui fait intervenir l’intuition artistique dans la prédiction des événements techniques et politiques. Mais, récemment, un nombre croissant de spécialistes versés dans diverses disciplines en sont venus à vouer leur carrière à l’étude du futur dans leur sphère de spécialisation.

Parmi les participants de la dernière conférence annuelle de l’Association canadienne pour les études sur le futur se trouvaient des ingénieurs, des banquiers, des psychologues de même que des économistes, des sociologues, des biologistes, des politicologues, des spécialistes en affaires urbaines, etc. L’ordre du jour très chargé comportait des discussions sur un éventail de questions allant de la technique de la génétique (« La fabrication de l’homme ») à l’avenir de la faune sauvage, de la foi religieuse et de l’automobile.

Les futurologues présents parlèrent longuement d’eux-mêmes et de leur métier : de la valeur de leurs méthodes, de la façon d’obvier aux déformations dans les prévisions, etc. Cela est assez compréhensible, vu que l’étude du futur selon la méthode interdisciplinaire est quelque chose de tout à fait nouveau. L’exploration des futuribles grâce au concours de plusieurs disciplines scientifiques ne remontent qu’au milieu des années 1960. L’un des premiers professeurs à donner un cours de niveau universitaire sur les futurs possibles a été Alvin Toffler, auteur de l’ouvrage à grand succès, le Choc du futur.

Depuis lors, le monde du savoir tente de s’adapter au déchirement psychologique que représentent l’abandon du compartimentage rigide des disciplines et l’obligation de tourner son attention de l’étude du passé et du présent vers l’étude du futur. Ce champ d’activité s’est étendu énormément et a soulevé chez les futurologues de vigoureux débats sur les mérites respectifs des techniques de recherche. D’autre part, les spécialistes de la futurologie se sont divisés en écoles de pensée, qui se comportent souvent en camps antagonistes.

« La fin de l’océan arriva dans les derniers jours de l’été de 1979, et elle survint plus rapidement que les biologistes ne l’avaient prévu… Le Japon et la Chine furent confrontés à une famine presque instantanée par suite de la disparition complète des produits de la mer, dont ils étaient si largement tributaires. Les deux pays accusèrent la Russie de cette situation et exigèrent des expéditions massives et immédiates de denrées. La Russie n’en avait pas à envoyer. Le 13 octobre, les armées chinoises attaquaient la Russie sur un vaste front. »

Ce texte, écrit en 1969, est un exemple de l’oeuvre de Paul Ehrlich, de l’université de Stanford, membre en vue de l’école de futurologues dite « de la fin du monde ». D’une façon générale, les tenants de cette doctrine recourent aux tactiques de choc pour tirer les preneurs de décisions de leur idée béate que l’avenir va s’arranger tout seul. Si frappants que soient leurs scénarios, ils se fondent néanmoins sur de longues et sérieuses recherches. Dans le cas ci-dessus, Ehrlich, qui est biologiste de son état, prédisait que les années 1970 amèneraient la fin de l’industrie baleinière, la disparition sans bruit d’un certain nombre d’espèces de poissons trop pêchés et l’arrêt de la pêche à l’anchois au Pérou.

Les événements ne se sont pas déroulés exactement selon les prévisions du futurologue Ehrlich, mais il a vu beaucoup trop juste pour être rassurant. Depuis la rédaction de son scénario, on a fixé des limites à la capture de certaines espèces de baleines et décrété la suspension de la chasse à d’autres cétacés de crainte de les voir disparaître. La pêche à l’anchois péruvienne a effectivement fait défaut en 1973 et ne s’est que partiellement relevée depuis. Certaines espèces de poissons ont été exploitées jusqu’au seuil de l’extinction. Ces faits ont suscité parmi les pays maritimes le désir d’un accord mondial pour la conservation des ressources de la mer.

Si les luttes de l’homme n’ont aucun sens, pourquoi donc a-t-il l’instinct de lutter ?

Il est maintenant permis d’affirmer que le sinistre scénario d’Ehrlich ne se jouera pas de façon aussi dramatique qu’il l’avait prédit, mais c’est peut-être uniquement parce que cet homme et des gens comme lui ont sonné l’alarme à temps pour déclencher une action préventive. Comme les autres futurologues, les adeptes de l’École de la fin du monde posent des questions à la société. Et leur question centrale est une question que l’on pourrait faire à un libertin sur le retour : si vous continuez comme ça, combien de temps pensez-vous durer ?

L’École des pessimistes a exercé une forte influence sur le célèbre organisme international des études sur le futur appelé Club de Rome. En 1972, ce groupe publiait Halte à la croissance, étude fondée sur des projections informatiques selon lesquelles l’humanité ne pouvait subvenir aux besoins de sa croissance en conservant son taux de consommation actuel. On nous prévenait qu’il fallait mettre un frein à la croissance industrielle ; sinon, la planète était vouée à une catastrophe au cours du prochain siècle. Mais depuis ces prédictions ont été vertement critiquées par les futurologues de l’école optimiste, qui leur reprochent d’être mal fondées et illogiques.

L’École de la fin du monde a certes ses faiblesses, notamment l’esprit fataliste dont sa pensée est teintée. Le fatalisme est une attitude intellectuelle voulant que l’homme ne puisse exercer aucune action essentielle sur ce que sera son avenir. Cette opinion ne se soutient pas logiquement. Si les luttes de l’homme n’ont aucun sens, pourquoi donc a-t-il l’instinct de lutter ?

De même aussi il est naturel aux humains de travailler collectivement à trouver des solutions à leurs problèmes, et ce non seulement à leurs problèmes actuels, mais encore à ceux qu’ils prévoient. Les disciples de l’école pessimiste en offrent un exemple typique. Beaucoup de leurs avertissements ont été entendus, et l’on a pris des dispositions pour parer aux maux qu’ils prédisaient.

Il importe de ne pas perdre de vue le penchant des media à diffuser de faux renseignements

En notre siècle de l’information, il est peut-être inévitable que les visions les plus tragiques de désastre retiennent le plus l’attention des media et que ces organes de diffusion en répandent largement et sans discernement leur conception dans le public. Mais si nous sommes à l’âge de l’information, nous sommes aussi à l’âge de la fausse information. Plus le volume de renseignements véhiculés par les media est grand, plus est grand aussi le volume d’erreurs, de propos ignorants et creux et de propagande disséminé aux quatre vents. Lorsqu’il s’agit de traiter de la question planétaire de la survie de l’espèce humaine, il importe de ne pas perdre de vue le penchant des media à diffuser de faux renseignements.

Ainsi, un collaborateur du New Statesman écrit, dans un article sur les 30 hommes de science, économistes et philosophes de réputation mondiale dont se compose la prestigieuse organisation appelée le Groupe SCIP*, que « les membres de ce groupe reconnaissent qu’à mesure qu’augmentait la population mondiale, l’idée courante qu’il serait impossible de la nourrir commença à répandre son mensonge, largement propagé pour des motifs égoïstes ».

* Originairement Special Commission on Internal Pollution ; son mandat a été étendu par la suite.

S’appuyant sur des sources d’information absolument sûres, ces hommes en sont venus à la conclusion que le dixième de la surface terrestre qui est actuellement en culture produit l’équivalent d’une quantité de nourriture suffisante pour alimenter le double de la population mondiale et que la production alimentaire a augmenté plus rapidement que la population. Assurément, il existe un problème critique de répartition. Mais croire que le monde sera incapable de s’alimenter dans un avenir prévisible, ajoute l’auteur, c’est avaler un mensonge calculé.

De même, il serait sage de considérer avec scepticisme les déclarations selon lesquelles le monde va bientôt manquer de ressources naturelles. Songeons à cette citation tirée du Rapport de 1965 du Groupe d’étude sur l’énergie du gouvernement américain : « Au lieu de craindre qu’un jour viendra où les ressources en combustible d’origine fossile seront en grande partie épuisées, nous appréhendons le jour où le pays regrettera de ne pas avoir fait un plus grand usage de ces réserves alors qu’elles étaient encore précieuses. »

En dehors de l’ambivalence de l’opinion des experts, il est clair que beaucoup des prédictions apocalyptiques d’une disette mondiale d’énergie sont fatalistes en ce qu’elles ne tiennent pas compte de la tendance de l’homme à trouver des moyens de se tirer d’affaire. Dans le cas en question, le moyen d’en sortir serait de créer et d’adopter de nouvelles sources d’énergie, comme les déchets biologiques, la puissance solaire et géothermique, la fusion nucléaire, le vent, les marées, etc.

L’homme a la possibilité de réaliser ses rêves… ou ses cauchemars

Dans cet ordre d’idées, l’homme de science britannique John Maddox conseille de ne pas envisager le futur « en supposant que l’avenir sera comme le présent, mais plus actuel ». Maddox est un adversaire de l’École de la fin du monde, tout comme Herman Kahn, l’un des fondateurs des études sur le futur et le principal initiateur de la méthode du scénario. Dans un ouvrage de publication récente, intitulé Scénario pour 200 ans (Albin Michel, 1976), Kahn et ses collaborateurs du Hudson Institute, de New York, s’en prennent à la coutume qu’a l’École des pessimistes d’essayer d’amener par la peur la société occidentale à adopter des habitudes plus prudentes et moins dissipatrices. Ils estiment que la théorie d’après laquelle il faut restreindre la croissance industrielle au nom de la survie supprime l’incitation à entreprendre une action constructive pour obvier aux problèmes de l’avenir.

Kahn et d’autres sont convaincus que la croissance économique se poursuivra durant une bonne partie du prochain siècle ; en même temps, les richesses mondiales deviendront beaucoup mieux réparties entre les peuples qu’elles ne le sont à l’heure actuelle. Leur scénario optimiste attache une importance considérable à la probabilité que l’ingéniosité humaine s’orientera vers des innovations de nature à maximiser l’emploi des ressources terrestres tout en minimisant les dangers pour l’environnement.

Le grand obstacle qu’ils entrevoient est dans l’autopersuasion : la possibilité qu’a l’homme de réaliser ses rêves ou… ses cauchemars. « À notre avis, écrivent-ils, ceux qui prédisent des désastres ne parlent que pour satisfaire leurs propres désirs, du moins à court terme. S’ils étaient en nombre suffisant, et qu’ils agissent en conséquence pour arrêter l’expansion, des millions d’individus se trouveraient frustrés de leurs espoirs et des possibilités qui sont la chance des riches. »

La vaste divergence d’opinions qui existe entre les futurologues qui voient tout en noir et ceux qui voient tout en rose a contribué à rendre les études sur le futur quelque peu suspectes. Lorsque des chercheurs employant essentiellement la même collection d’informations arrivent à des conclusions si nettement contradictoires, il est facile de supposer, ou qu’ils se livrent à une forme idéalisée de conjecture, ou qu’ils ont des intérêts idéologiques à servir.

Le fait est, cependant, que la plupart des futurologues n’appartiennent à aucune de ces deux écoles extrêmes. Ils essaient simplement de déterminer la série la plus probable de circonstances futures dans le cadre de telle ou telle série de mesures. Quant aux contradictions, les plus bizarres même ne sont pas sans valeur, étant donné le rôle de la psychologie des masses. L’avenir sera, en grande partie, ce que les gens croient qu’il sera. D’ailleurs, il est à prévoir que les études sur le futur acquerront plus de valeur à mesure que tomberont en déconsidération les théories peu solides selon le processus scientifique normal de leur contrôle par une critique éclairée.

Les futurologues ont jusqu’ici éprouvé de la difficulté à faire reconnaître la crédibilité de leur oeuvre parce qu’elle semble parfois trop tirée par les cheveux. Un problème connexe est celui des obstacles qui les empêchent de se faire entendre dans les milieux où se prennent les décisions. Un certain progrès s’est manifesté ces derniers temps dans les efforts entrepris pour réduire le fossé qui sépare les futurologues des planificateurs politiques ou d’entreprise, mais les futurologues déplorent toujours que l’on continue à gouverner la société au mépris de la maxime d’Edmund Burke : On ne peut pas penser le futur en fonction du passé.

Il pourrait être d’une importance vitale pour la survie des institutions démocratiques que la voix des futurologues soit écoutée dans les conseils de décision. Le syndrome de la crainte de l’avenir a déjà fait naître l’idée qu’il sera nécessaire de restreindre les libertés personnelles et d’accroître les pouvoirs de l’État si l’humanité veut survivre.

Il est naturel chez ceux qui ont peur de chercher réconfort et protection auprès des hommes forts de la politique. L’attrait des dictateurs de ce monde, appelés ironiquement les « Grands Frères » par Orwell, n’est jamais aussi fascinant que lorsque l’avenir paraît menaçant. Leur façon d’assurer leur domination sur le peuple ne change pas : ils exigent le sacrifice des libertés de l’individu aux grands impératifs historiques de la collectivité. L’avenir, prétendent-ils toujours, est entre leurs mains et eux seuls savent comment le manoeuvrer.

L’autoritarisme vit de peur, mais il vit aussi de son proche parent, l’ignorance. Il importe d’y songer à l’heure où l’avenir semble chargé de tant de menaces redoutables. La prédiction que la rançon à payer pour sauver le monde sera le sacrifice des libertés humaines pourrait bien se réaliser faute de données bien définies sur les problèmes qui s’amoncellent à l’horizon. En constatant les faits, en les réunissant et en les contrôlant, les études sur le futur offrent la possibilité d’éviter ou au moins d’atténuer ces problèmes avant qu’ils surgissent.