Skip to main content
Download the PDF Version

La conception du sport est-elle en train de dévier ? On le croirait souvent à l’âge du nationalisme, de la télédiffusion et de l’avènement des grandes vedettes de l’athlétisme. Le moment semble venu de ramener la sportivité dans les sports et de redécouvrir la valeur du jeu par plaisir. Ce pourrait être un moyen d’éveiller l’esprit d’équipe de toute l’humanité…

Le sport, a-t-on dit, est un jeu ou un exercice physique que l’on pratique pour s’amuser ou se divertir ; en d’autres termes, quelque chose que l’on fait uniquement par plaisir.

Roger Bannister, le premier homme qui courut le mille en moins de quatre minutes, évoque dans son livre les Quatre premières minutes le moment de sa jeunesse où il découvrit dans la course « une nouvelle source de puissance et de beauté ». Ce moment exaltant se produit chez tous les jeunes enclins aux sports lorsqu’ils constatent que le corps humain possède une énergie et une dextérité qui lui sont propres et qui font de l’effort physique un plaisir. À ce stade, la compétition importe peu. Il est probable que même s’il n’était jamais devenu athlète de compétition Bannister aurait continué de courir à cause du plaisir qu’il y prenait.

L’idée du sport pour la simple satisfaction de le pratiquer s’est pleinement exprimée dans les premiers jeux Olympiques de l’ancienne Grèce. Mais la compétition entrait aussi en ligne de compte. Les Grecs attachaient une grande valeur à la compétition, même en musique, en art dramatique et en poésie, estimant qu’elle encourageait l’homme à faire de son mieux.

Il en était ainsi du sport. On considérait les épreuves du stade comme une préparation à la vie en général. Les jeunes gens devaient apprendre à aimer la fatigue et la lutte. La victoire, croyait-on, comportait une espèce d’enchantement qui hissait non seulement le vainqueur, mais aussi le vaincu à un niveau spirituel supérieur.

Comme tous les jeux grecs, les olympiades faisaient à l’origine partie intégrante d’une fête religieuse. Les concurrents devaient subir un entraînement physique et mental surveillé et très vigoureux. Ils luttaient pour leur perfectionnement spirituel. Leurs seules récompenses étaient des couronnes et des guirlandes ; il s’agissait vraiment de sports amateurs.

Mais avec le temps le professionnalisme s’insinua dans le sport. On offrit de riches prix, en espèces ou en nature. Le champion olympique apprit à tarifer ses prouesses. Il fut comblé de louanges et d’avantages extraordinaires par la ville qu’il représentait.

En conséquence, la notion du sport pour le sport fit place à une insistance outrée sur la compétition. L’athlète complet fut remplacé par le spécialiste qui concentrait toutes ses facultés sur une seule activité. Les concurrents se muèrent en véritables professionnels ayant le sport pour seul métier. L’amateur qui jouait pour le plaisir n’avait plus de place dans les jeux.

En rétablissant les jeux Olympiques, en 1896, le baron français Pierre de Coubertin s’efforça aussi de faire revivre l’amateurisme. Il s’opposa à la trop grande importance attachée à la victoire. « L’important, aux jeux Olympiques, disait-il, n’est pas de gagner, mais d’y prendre part. L’essentiel, dans la vie, n’est pas de vaincre, mais de bien se battre. »

L’espoir fondamental de Coubertin était de favoriser la bienveillance entre les citoyens de divers pays. Tous les quatre ans, ses olympiades à la moderne s’ouvraient par des hymnes en ce sens. Mais ils furent bientôt étouffés par la discorde du nationalisme érigé aujourd’hui en quasi-religion dans beaucoup de parties du monde.

Tout l’attirail des déploiements officiels, dont chacun a pour but d’empiler des médailles d’or en regard du nom d’un pays, aurait fait frémir d’horreur le baron de Coubertin. Il est intéressant de rappeler ici que tout a commencé à Berlin, en 1936.

Il n’est guère besoin de retracer le déroulement de ces jeux Olympiques où Jesse Owens et d’autres Américains anéantirent l’arrogant dogme du racisme à la barbe même d’Hitler. Le fait important pour l’histoire est que c’est dans l’Allemagne d’Hitler que le fla-fla des drapeaux et des hymnes nationaux vint se surimposer à l’ordre des choses sensé, humaniste et anti-chauviniste voulu par de Coubertin.

Les jeux de la politique menacent d’éclipser ceux du stade

Les jeux Olympiques devaient rester marqués par cette sinistre exhibition d’inspiration nazie. Dans un pareil climat, les jeux des politiques nationalistes menés en coulisse ont bien failli éclipser les épreuves sportives. Pour des raisons politiques, l’Union soviétique a refusé jusqu’en 1952 de participer aux olympiades. Dès les jeux suivants, d’autres équipes se retirèrent pour protester, soit contre l’invasion de la Hongrie par les Soviets, soit contre celle de l’Égypte par la Grande-Bretagne, la France et Israël. Des abstentions semblables ont assombri chacune des olympiades postérieures.

D’autres jeux Olympiques auront lieu à Moscou en 1980, et il est peu probable que la même situation ne se répète pas. Le sport a suivi un cours prévisible dans le prochain pays d’accueil. En plus de la callisthénie placée sous la surveillance de l’État et destinée à maintenir les travailleurs en bonne santé, le sport de compétition en Union soviétique est organisé en tant qu’affaire d’État. Le gouvernement tient à former des athlètes de calibre international qui remporteront des victoires, établiront des records et recueilleront des trophées pour la plus grande gloire du régime soviétique, comme si cela devait de quelque façon en démontrer la supériorité sur les autres idéologies politiques.

Bien sûr, les Russes ne sont pas les seuls à identifier le succès dans les sports avec la fierté locale ou nationale. Cela a parfois du bon. Lorsque l’équipe professionnelle de basket de la ville de Washington a gagné le championnat de l’Est de l’Association nationale de basket-ball il y a quelques mois, James Reston a écrit dans le New York Times que c’était un événement sociologique et psychologique qui avait redonné le sentiment de sa valeur à la population.

Les succès sportifs ont souvent plus d’importance pour le citoyen moyen que les succès de la politique internationale. Les résultats des mesures politiques sont vagues et lents à venir ; dans les rencontres sportives, l’issue est finale et définitive dès la fin de la partie. En politique, de nos jours, les luttes sont nombreuses, mais il n’y a pas de héros. Les sports ont leurs héros, même s’ils sont entourés d’avocats qui réclament de plus hautes récompenses.

Les sports contribuent à leur façon à fortifier l’identité locale, et partant la fierté locale, surtout si une collectivité a une équipe qui marche vers la victoire. À Montréal, par exemple, les citoyens d’origines différentes ne se sentent jamais aussi près les uns des autres que lorsque leurs héros communs, les Canadiens, sont en voie de remporter la coupe Stanley.

Quand les acclamations se sont tues, le pays retrouve les mêmes problèmes

Et si l’équipe locale ne gagne pas ? Dans ce cas, l’esprit de la compétition sportive peut se trouver gravement altéré. L’Italie, au milieu de sa pire crise économique et politique jusque-là, depuis la Seconde Guerre mondiale, reçut un coup terrible en apprenant que son équipe de football était éliminée de l’épreuve de la Coupe du monde en 1974. « Que nous reste-t-il à faire ? » gémissait un cabaretier de Rome. « Le pays est complètement à l’envers. Tout ce que nous avions pour nous le chasser de l’idée était la Coupe du monde. Et maintenant, c’est fini. »

Les sports, il est vrai, peuvent servir de distraction contre les malheurs de la vie, mais c’est tout. Après la dernière Coupe du monde, le peuple du pays hôte et gagnant, l’Argentine, a fêté cette victoire pendant une semaine entière, mais lorsque les acclamations se sont tues, ce pays avait les mêmes problèmes qu’auparavant à affronter. Il est chimérique d’attacher une importance nationale à des victoires sportives, qui devraient à juste titre se disputer et se regarder par amusement.

Ce qui est important au sujet des sports à l’échelle internationale c’est qu’ils sont une occasion d’encourager la bonne entente entre les peuples des pays concurrents. Et cela nous amène à l’idéal oublié de Coubertin. Il a été proposé que le Comité international olympique exorcise le spectre d’Hitler et bannisse des jeux tous les drapeaux et hymnes nationaux ; qu’il dise carrément au monde que l’exploitation du nombre de médailles nationales dans les mass media est un geste contraire à l’esprit olympique et dont tous les intéressés devraient avoir honte.

Cette ligne de conduite pourrait contribuer à ramener la sportivité dans les sports. À l’heure actuelle, le sportif ou la sportive semble compter parmi les espèces menacées. De fait, beaucoup d’athlètes d’aujourd’hui paraissent ignorer ce qu’est l’esprit sportif.

Un remarquable éducateur du XIXe siècle, Thomas Arnold, directeur du collège de Rugby, a expliqué la notion de la sportivité. Il nous dit que le sportif devrait être soumis à un code de bonne tenue transcendant la victoire ou la défaite ; que les joueurs ne devraient jamais tirer d’avantage déloyal d’un adversaire ; qu’ils doivent en tout temps respecter les règlements.

La télévision a fait de l’athlète un amuseur de masses

Un art nouveau semble s’être introduit dans les sports ces dernières années : celui de gagner dans les jeux ou autres concours par des moyens psychologiques plutôt que par l’habileté. Des stratagèmes qui sont le contre-pied même du franc-jeu sont maintenant de pratique courante. Il serait difficile de soutenir que ces méthodes barbares représentent un progrès par rapport à la sportivité. Mais certains le prétendent sous prétexte que le désir de gagner justifie n’importe quel comportement de la part d’un athlète.

Le culte des idoles a donné naissance à un curieux sentiment selon lequel l’esprit de compétition doit nécessairement l’emporter sur les autres considérations humaines dans les jeux. Même si un joueur est puéril, brise-tout ou vraiment sauvage, le public excuse ses gestes parce qu’il « veut absolument gagner ».

La chose est particulièrement frappante à l’heure actuelle dans le tennis professionnel. N’y voit-on pas quelques-uns des joueurs les mieux doués afficher en bordure de piste des manières que l’on aurait jugé dévoyées il y a quelques années. Ils violent les règles de courtoisie qui ont toujours été un élément essentiel de l’élégance de ce sport.

Le journaliste Alistair Cooke résume très bien l’orientation présente des sports en signalant que nous sommes à l’âge des vedettes. L’un des principaux effets de la télévision sur le sport a été de créer la célébrité de l’athlète instable, dont les singeries font appel aux plus bas instincts de la foule.

Cette foule est inconcevablement vaste et grandissante. À mesure que raccourcit la semaine de travail dans le monde occidental, on passe de plus en plus de temps à regarder les sports à la télévision. Plus d’un milliard de téléspectateurs répartis aux quatre coins du globe ont vu le dernier match du tournoi de la Coupe du monde cette année. Selon une information récente, le montant des droits à payer par les réseaux de télévision aux États-Unis pour la transmission des sports s’élèvera, en 1980, à plus d’un milliard de dollars.

Une bonne proportion des recettes provenant des sports télévisés pénètrent dans les poches des athlètes professionnels. Les sommes ainsi recueillies en ont fait une fraction très en vue de la société d’abondance, dans laquelle le succès se mesure non seulement par les exploits, mais aussi par les revenus. La télévision a transformé les athlètes de compétition en amuseurs, qui jouissent d’une aussi vaste considération que les étoiles de cinéma. Les plus cyniques (ou peut-être simplement les plus réalistes) se classent eux-mêmes comme « amuseurs ». Si ce métier exige un comportement bizarre et antisocial, bien des joueurs ne seront que trop heureux de plaire au public.

Les sports télévisés ont aussi fait surgir la menace que tout le monde, sauf une petite élite de professionnels, finisse par devenir spectateur au lieu de participant des activités sportives. Le substantif « sportif » en est venu à désigner celui qui achète des billets très chers pour voir les jeux. Il n’y a pas plus de mal à regarder faire des joueurs salariés qu’à aller au théâtre ou au cinéma ; en fait, on peut en apprendre beaucoup sur un sport en observant les étoiles à l’oeuvre. Mais il est clair que le sport ne consiste pas à regarder ni regarder à pratiquer le sport.

La distinction entre spectateurs et exécutants est essentielle à tout effort visant à relever le niveau général de la santé physique à l’ère de la télévision. Les habitudes sédentaires des Nord-Américains sont devenues un sujet de sérieuse préoccupation sociale.

Ces derniers temps toutefois, les Canadiens ont pris sur eux de parer au danger de devenir « un peuple de spectateurs », en se livrant à des activités comme le trottinement, le cyclisme, le tennis, le ski de fond, etc. L’intérêt de cette initiative c’est qu’ils le font parce qu’ils s’en trouvent mieux et que l’exercice est une chose agréable.

On remarque pourtant un manque de participation des adultes dans les sports d’équipe amateurs par rapport à l’époque antérieure à la télévision, où chaque petite ville du Canada avait son équipe senior de hockey sur glace. Thomas Arnold affirme que les sports d’équipe ont représenté un progrès moral sur les sports individuels, car bien les pratiquer c’est collaborer pleinement avec les autres membres de l’équipe.

Selon l’idée d’Arnold, reprise dans une pièce de David Story intitulée le Vestiaire, dans le monde extérieur l’homme est solitaire. Mais il n’en est plus ainsi au sein de l’équipe. Sur la piste les joueurs ne sont jamais seuls. Ils vivent ensemble la victoire et la défaite. Ainsi l’équipe des rugbymen couverts de boue, les membres courbaturés mais le cour joyeux, lutte pour affirmer son sens de l’humanité, pour connaître quelques heures de pureté disciplinée. Et ce qui fait la valeur de ce sentiment, c’est que chacun le partage avec d’autres êtres humains.

Sur le terrain, on apprend à connaître les sentiments des autres

C’est là l’essence même du sport d’équipe dans sa plus haute acception. Les joueurs s’effacent devant l’équipe. Le jeu peut ne consister qu’à faire progresser un ballon sur un terrain quelconque, mais on accomplit la tâche ensemble avec une joie sans entraves.

Le message du Vestiaire est un message d’harmonie entre les hommes. Et le message que le sport peut apporter au monde est le même. Les événements nous rappellent sans cesse que la terre que nous habitons est un village planétaire. Les problèmes qu’ont à résoudre les peuples de tous les pays en tant qu’ensemble de l’humanité l’emportent sur ceux qui se posent à eux en tant que groupements locaux ou nationaux.

Quiconque a pratiqué un sport connaît les sentiments des autres, que ceux-ci soient ou non de race, de croyance ou d’opinion politique différentes. En disputant un match, on se rend compte de l’universalité du labeur et de la peine, de la défaite et de la victoire, de la joie de vivre que procure l’effort physique.

Les politiques nationalistes vont à l’encontre de l’esprit du sport en ce qu’elles soulignent les différences entre les hommes de diverses nationalités plutôt que leurs points communs. Être fier de ses compatriotes est une chose ; essayer d’affirmer leur supériorité sur qui que ce soit en est une autre, bien différente. Les jeux Olympiques et les autres réunions sportives internationales ont trop longtemps servi à cette dernière fin. Il convient de les utiliser plutôt pour promouvoir l’esprit de l’effort partagé, du plaisir partagé et de la fierté partagée des possibilités humaines. L’appréciation de tout ce que nous avons en commun contribuerait grandement à créer de la bonne volonté entre les hommes.