C’est une grosse erreur de ne voir dans le commerce et l’industrie qu’un amas de statistiques et de machines. Ce sont en réalité des instruments dont les hommes doivent se servir pour atteindre certaines fins.
Fondée sur la science et la technologie, l’industrialisation accroît l’empire de l’homme sur la nature et le libère des servitudes de la vie animale. Elle lui permet de consacrer de plus en plus de temps et d’énergie aux activités qui sont la marque de son humanité.
Il est également faux de croire que l’industrialisation a rendu l’homme esclave de ses moyens d’existence. Les hommes n’ont-ils pas toujours dû, depuis le commencement des temps, se soumettre à certaines contraintes pour gagner leur pain ?
L’industrialisation est essentiellement une technique de production fondée sur la découverte et le perfectionnement de méthodes améliorées pour produire des marchandises. Pour en tirer le meilleur parti, nous devons nous renseigner sur la nature de l’homme et de ses besoins matériels : la nature de l’homme en tant qu’être social et la nature de l’industrie comme facteur de bien-être matériel et social.
Afin d’étudier ces problèmes, trois cents hommes et femmes des pays du Commonwealth se sont inscrits à la seconde Conférence d’étude de S.A.R. le duc d’Édimbourg. Il s’agit de personnes de 25 à 45 ans qui sont appelées à occuper des postes de commande dans l’administration industrielle ou les organisations ouvrières.
Cette conférence ne se propose pas d’examiner la question des salaires, des heures de travail ou des conventions collectives, mais de concentrer son attention et ses recherches sur l’effet de l’industrialisation sur les gens et les collectivités où ils vivent.
En plus du caractère nettement canadien que revêtira cette conférence, les membres appartenant aux pays d’outre-mer seront invités à établir des rapprochements entre les faits constatés au Canada et les situations qui existent chez eux. Trois des études porteront sur les sujets suivants : la mécanisation agricole, l’exploitation pétrolière-deux domaines où le Canada marche en tête des autres pays du Commonwealth et les « villes fantômes » industrielles, comme Springhill en Nouvelle-Écosse et Elliot Lake en Ontario, dont on retrouve des équivalents dans toute société qui évolue.
Il ne s’agit pas d’une initiative gouvernementale. Organisée sous le haut patronage du prince Philip, cette conférence a pour président le très honorable Vincent Massey, ancien gouverneur général du Canada, et le programme en a été élaboré par un conseil de 90 membres composé de représentants de l’industrie et du travail au Canada, avec l’aide de divers groupes choisis dans toutes les parties du Commonwealth.
Les membres de la conférence seront les hôtes du monde de l’industrie et du travail canadien pendant 25 jours et parcourront le Canada d’un océan à l’autre. Après l’allocution d’ouverture que prononcera le prince Philip à Montréal et un séjour d’une journée à Ottawa, les membres se répartiront par groupes d’études de quinze et visiteront les fermes, les usines et les localités en vue de se renseigner.
Pour ce qui est de la nature des études, le prince Philip a donné le mot d’ordre en parlant, à Ottawa, de la conférence sur l’Université d’Oxford en 1956. « Ce qu’il importe de se rappeler, disait-il alors, c’est que les organisateurs doivent demeurer les pieds fermement posés sur le terrain des problèmes et des cas pratiques. L’entreprise est vouée à l’échec si on la laisse s’engager dans l’atmosphère raréfiée de la théorie. » Il a l’espoir que la conférence fera naître chez ses membres des idées nouvelles et intéressantes sur les choses qui contribuent à la bonne marche des usines, à la prospérité des collectivités et au bonheur des citoyens.
Impossible de revenir en arrière
Quels sont les problèmes dont s’entretiendront vraisemblablement les membres de la conférence avec les directeurs, les contremaîtres et les ouvriers de nos usines, avec les cultivateurs, les pêcheurs et les marchands de bois, avec les syndicats et les dirigeants des collectivités ?
Nous ne pouvons pas revenir à un mode de vie plus simple. La fabrication en série a contribué à relever le niveau d’existence de millions de personnes dans tout l’univers jusqu’à un degré jamais connu auparavant. Sans elle, nous ne pourrions même pas produire assez de marchandises pour satisfaire nos besoins élémentaires. Nous sommes au milieu du vingtième siècle, comme les pilotes d’un vol transatlantique qui ont dépassé le point où l’on ne peut plus revenir sur ses pas, et qui, n’ayant pas assez de carburant pour rebrousser chemin, doivent quoi qu’il arrive poursuivre leur route.
La rapidité avec laquelle la société fondée sur l’agriculture a fait place à une société fondée sur l’industrie nous a fait perdre notre équilibre. Autrefois, la vie semblait se résumer à cultiver la terre et à assister au miraculeux phénomène de la germination de la semence et de sa multiplication. Mais il y eut les travaux et les découvertes de Papin, de Jacquard, de Watt, et soudain la vie se trouva pour ainsi dire transplantée des fermes dans les usines.
Usages, coutumes, relations entre l’homme et ses semblables, entre l’homme et la femme, les parents et les enfants, le patron et l’ouvrier, tout dut être modifié pour répondre aux nouvelles conditions. Bientôt l’attrait des vertes campagnes commença à pâlir devant l’éclat des villes, de leurs plaisirs faciles et de leur vie agitée et trépidante.
Il est impossible de dire exactement à quelle date tout cela a commencé. Tout ce que nous savons, c’est qu’une poussée se produisit, vers 1660, dans l’emploi de la machine et inaugura ce que nous appelons la Révolution industrielle. Il suffit alors de quelques inventions pour déclencher une longue série de découvertes techniques qui se prolonge encore sous nos yeux. Chaque invention a engendré des centaines de rejetons, dont chacun devait soulever une multitude de problèmes.
L’un des derniers-nés de ces enfants terribles est l’automation, et il est si près de nous que nous le croyons encore pire que les autres.
Un illustre professeur de l’université de Paris, Jean Fourastié, nous rassure cependant en affirmant que l’automation obligera l’homme « à se spécialiser dans l’humain. » Elle favorise, selon lui, ce qui dans l’homme est le plus essentiellement humain en lui permettant de développer les formes les plus hautes de la vie et de se débarrasser d’une foule de démarches serviles dont il pourra de plus en plus se décharger sur la machine.
Les avantages de la machine
Il y a certes beaucoup à redire contre l’industrialisation, mais il faut cesser de critiquer les joueurs et prendre le temps de regarder le tableau des points enregistrés.
Dans la plupart des pays du monde, l’industrialisation a fait progresser la civilisation matérielle, haussé le niveau de vie, amélioré la situation sociale et accru l’influence politique des petits et des humbles. La santé est devenue meilleure, la vie plus longue, le travail moins pénible, les loisirs plus nombreux. L’ouvrier d’aujourd’hui jouit de commodités qui, pour les princes et les barons d’il y a 300 ans, ne pouvaient appartenir qu’au monde des fées.
La vie individuelle est devenue plus large grâce à l’augmentation des produits de consommation. Au Canada et aux États-Unis, presque tout le monde peut disposer des biens matériels nécessaires pour mener une vie heureuse sans travailler de trop longues heures et d’une culture intellectuelle suffisante pour que les loisirs soient vraiment agréables.
Le président du Conseil canadien de la productivité, Mr H. G. Young, écrivait naguère dans une revue : « … la productivité n’a pas uniquement pour but d’accroître les bénéfices, les salaires ou les dividendes. Elle vise à procurer une plus haute récompense à tous les membres de l’équipe de collaborateurs : propriétaires, employés, clients et gouvernements ».
La vie pleine et débordante ainsi offerte aux hommes dans toutes les parties de l’univers ne pourrait être sans l’imposant attirail de l’industrie et de la technologie, mais l’âge pré-industriel comportait des valeurs qui lui étaient propres et que l’on a peut-être sacrifiées sans raison. Gandhi a soutenu qu’il fallait conserver la petite industrie pour échapper à la domination du rythme abrutissant de la machine, et les industriels cherchent maintenant par divers moyens à rétablir jusqu’à un certain point dans leurs usines l’esprit de solidarité qui existait dans les anciennes corporations.
Le machinisme transforme le milieu
Chaque invention devient partie intégrante du milieu matériel auquel la société doit s’adapter. Le remplacement du travail manuel par la force de la vapeur a obligé les travailleurs à s’habituer à une situation nouvelle, où c’est la machine et non plus le conducteur qui règle l’allure.
Lorsque nous considérons la rapidité des changements survenus au cours des deux cent dernières années, nous ne nous étonnons plus de constater qu’il y a eu des à-coups. Voyez, par exemple, la similitude qui existe entre le peuple juif du temps du roi Salomon et notre pays au moment de l’établissement du premier Parlement du Bas-Canada en 1792 ; les hommes de ces deux époques portaient des vêtements tissés à la main, s’éclairaient à la lampe à pétrole, se chauffaient au bois et voyageaient dans des voitures tirées par des chevaux. Entre Salomon et notre gouvernement responsable 3,000 ans se sont écoulés ; mais il n’y a que 170 ans qui nous séparent de 1792.
L’automation ne fait pas que remplacer les anciennes techniques et nous apporter de nouveaux produits : elle crée de nouvelles façons de vivre. Elle supprime les travaux qui ne sont qu’une perpétuelle répétition des mêmes gestes. Mais elle a surtout pour effet d’exiger une plus grande compétence technique et de nouvelles spécialités.
L’une des craintes les plus répandues est celle du chômage. On dit que si les machines et les procédés automatiques augmentent le rendement de chaque travailleur, il deviendra possible de satisfaire nos besoins de biens et de services sans avoir à employer la totalité de l’effectif ouvrier. Mais dans l’ensemble, depuis le début de la révolution industrielle, l’emploi ne s’est-il pas maintenu, grâce à une augmentation générale de la consommation, dans le domaine de la production comme dans celui des services ?
Que faut-il faire ?
Dans ces conditions, il nous est nécessaire de savoir quels sont les devoirs des dirigeants et des travailleurs.
Les conséquences humaines de l’industrialisation ne s’arrêtent pas au banc du menuisier et au poste du machiniste. Elles intéressent aussi le directeur, les chefs de service, les propriétaires, les bailleurs de fonds. Ils ont la lourde charge d’administrer les capitaux requis pour faire produire les machines et de diriger l’entreprise à l’avantage des actionnaires, des employés et des clients.
La direction ne consiste pas à dominer les gens, mais à organiser au mieux leur activité.
Et il y a dans cette organisation un élément qui est à la base même des conséquences pour l’homme de notre société industrielle : les employés qui travaillent dans nos usines, nos magasins et nos bureaux doivent avoir l’impression de compter pour quelque chose.
Il se produit aujourd’hui un tel bouleversement des techniques de travail que les directeurs doivent faire preuve d’une grande habileté dans la conduite de leurs services. Nous avons besoin, pour former les ouvriers et les employés, d’hommes qui ne sont pas seulement des compétences, mais aussi des êtres humains et intelligents. Il nous faut également réviser nos programmes scolaires, comme on commence à le faire au Canada, afin de jeter les bases d’un enseignement fécond et profitable.
Les stimulants
L’ancienne méthode des récompenses et des menaces, de la carotte ou du bâton, a perdu son efficacité. Dans les États dotés de l’assurance-chômage et de la médecine gratuite, la crainte de se faire mettre à la porte n’a plus le même effet qu’autrefois.
L’argent en soi n’est pas le plus puissant des stimulants. On raconte qu’une société avait installé sur chaque machine de son usine un petit moteur dont le tic-tac comptait le salaire de l’employé de la même façon qu’un taximètre. Mais les ouvriers se désintéressèrent rapidement de ces instruments, jugeant qu’il valait mieux fixer leur attention sur leur travail.
La plupart des hommes trouvent leur plus grand plaisir à vaincre des difficultés et à résoudre des problèmes. Une augmentation de salaire remplacera-t-elle jamais la perte du bonheur ou la joie de faire un travail qui nous plaît. L’un des principes de la bonne administration interdit de faire quoi que ce soit qui pourrait blesser l’amour-propre des employés et les abaisser aux yeux des autres. Il y a là, en effet, quelque chose de beaucoup plus important que le prestige que procure l’achat d’une nouvelle voiture ou le fait de démarrer le premier quand le feu circulation devient vert. L’estime de soi est une chose personnelle et fondamentale.
Il est hors de doute que l’être humain doit avoir une conception de la vie dans laquelle son travail trouve son sens. L’homme a besoin de se sentir utile, de s’enthousiasmer pour quelque chose et d’avoir la conviction de rester égal à lui-même. Laissons la machine accomplir le travail ardu et ennuyeux, cela lui est naturel, mais conservons chez l’homme le goût instinctif du beau travail, la certitude d’avoir un rôle à jouer, la volonté de réussir.
L’importance du moral
Le moral est une disposition d’esprit par rapport à un but commun à atteindre. Un bon moral pousse ceux qu’il anime à rechercher les moyens d’arriver à cette fin commune et favorise le travail d’équipe qui change les projets en réalités.
Cela exige une communication des idées beaucoup plus développée que celle qui existe habituellement. La grande entreprise est essentiellement impersonnelle, et la disparition des contacts personnels entre l’ouvrier et le patron est devenue avec les années l’un des plus grands maux de l’évolution industrielle.
L’administration qui a lieu d’être satisfaite des services qu’elle offre au public et de ses relations avec ses employés doit le faire savoir. Ce n’est qu’à cette condition que le personnel s’intéressera plus à son rendement qu’à ses prérogatives et que la direction pourra compter sur l’acceptation des responsabilités croissantes que la mécanisation et l’automation imposent aux ouvriers.
Il n’est pas suffisant de lire des livres, comme il s’en publie à la douzaine chaque année, sur les techniques de l’administration. Nous devons observer les réalités qui nous entourent, les étudier en fonction des vies humaines et nous appliquer à trouver de nouvelles combinaisons.
Ce qui s’est fait dans la première moitié du siècle n’est que le prélude de ce qui se fera dans la seconde si nous savons tirer le meilleur parti des qualités caractéristiques de l’homme. De même que l’homme ne marche qu’en mettant un pied devant l’autre, de même l’industrie ne peut progresser qu’en mettant une idée devant une autre. L’idée nouvelle qu’il s’agit aujourd’hui de mettre devant l’idée de la machine, c’est celle de la valeur et de la dignité de l’homme, de la personne humaine qui a conscience de participer aux progrès de l’âge industriel.
La préparation
Le progrès technique oblige depuis toujours les ouvriers et les employés à acquérir des connaissances et des spécialités nouvelles.
Les spécialités de demain feront essentiellement appel à l’intelligence, et non pas à la force musculaire et à la dextérité. On demande plus que jamais des gens instruits. Les trucs ne suffisent plus. Même pour les tâches courantes, l’automation exige l’habitude de penser, une imagination développée, un bon jugement, la connaissance des méthodes logiques et des mathématiques, et beaucoup plus que des notions du niveau primaire de la lecture et de la rédaction.
Il est navrant de voir des jeunes qui ont été formés comme des machines douées de mémoire achopper lamentablement parce qu’ils ne peuvent s’appuyer sur la connaissance des principes pour déduire la solution d’un problème inaccoutumé.
Deux qualités sont nécessaires au technicien d’aujourd’hui : il doit au moins être capable de lire des instruments délicats d’une façon intelligente, c’est-à-dire en sachant bien ce qu’ils veulent dire et de quoi il s’agit, et il doit percevoir les rapports de causalité qui existent entre les éléments dans sa sphère d’activité propre, de manière à prévoir les conséquences de ses actes. Il lui faut rattacher les observations faites avec ses instruments à d’autres observations et fonder ses décisions sur une vue d’ensemble de la situation.
Les hommes et la société
Si les mains de l’homme se mécanisent, il faut éviter que cette mécanisation gagne son esprit et son coeur. La machine ne doit pas nous isoler des grands problèmes de la nature et de la société, mais nous y plonger plus profondément. Dans beaucoup de pays, les améliorations sociales clopinent péniblement et en protestant derrière les progrès techniques et économiques.
La tâche qui nous incombe est d’adapter nos méthodes sociales aux exigences des conditions nouvelles. Nous ne pouvons prospérer en marchant un pied dans le vingtième siècle et l’autre dans le dix-huitième.
Les groupements sociaux ont pour raison d’être la satisfaction des besoins matériels et économiques, le maintien d’une collaboration spontanée entre tous les rouages de l’organisation et la réalisation des aspirations légitimes des hommes. Chacun de ceux qui en font partie doivent y trouver la liberté de s’exprimer et de vivre dans la paix, le bien-être et la dignité. Dans une telle société, les hommes et les femmes ont le loisir de penser à leur mission et à leurs fins. Ils en éprouvent un sentiment de sécurité, d’assurance et de solidarité.
Idées, clairvoyance et courage
Pour pouvoir avancer dans notre monde industrialisé, nous avons besoin d’idées, de clairvoyance et de courage. Ce sont là des qualités personnelles, qui ne se fabriquent pas dans les comités et les commissions.
Les psychologues nous disent que nous ne progressons qu’en adaptant notre comportement à notre univers tel qu’il est, en cherchant à en apprendre le fonctionnement et les lois naturelles. Nous pouvons ensuite tenter de modifier cet univers selon nos désirs ou encore, si la chose est impossible, nous appliquer à nous changer nous-même pour nous mettre en harmonie avec le nouvel état des choses.
Il ne fait aucun doute que l’industrialisation est entrée définitivement dans nos moeurs. Le monde ne saurait se passer de tous les produits et services que seule l’industrialisation peut nous fournir. Voilà la situation à laquelle nous devons nous adapter.
Le danger du machinisme pour la société ne provient pas de la machine elle-même, mais de ce que nous en faisons. Et il est certain que, si nous ne savons pas nous en servir, le machinisme finira par réduire l’ouvrier à l’état de machine et par créer ce que Daniel-Rops appelle un monde sans âme.
Mais il est possible d’éviter un pareil désastre grâce à la réflexion et à l’action conjuguée des hommes et des femmes qui pensent, des groupes de travail éclairés et des directeurs conscients de leurs responsabilités.
Nous ne pouvons pas vivre selon les normes d’une époque non industrialisée à jamais révolue, mais n’est-il pas possible d’en tirer des enseignements qui faciliteront notre marche ? Le crépuscule apparent des choses n’est pas nécessairement le crépuscule du soir ; il n’en tient qu’à nous d’en faire le crépuscule du matin.