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Au Canada, la démocratie ne se limite pas au droit de vote du citoyen ni à la forme de gouvernement de la nation. La démocratie est un mode de vie où les hommes libres et intègres ont la fierté non seulement de gouverner leur pays, mais aussi de se gouverner eux-mêmes.

Il est naturel de penser qu’il se passe dans le monde des événements si extraordinaires que l’individu se perd dans le dédale des problèmes et des discussions. Mais ceux qui veulent rester démocratiquement libres ne doivent pas céder au fatalisme de la multitude, qui est le signe et le symbole des pires tyrannies. Le principe fondamental de la démocratie, c’est que la direction, les décisions et l’action suivent un mouvement ascendant et non pas descendant ; elles émanent, non pas des gouvernants, mais de millions de citoyens ordinaires. Dans une démocratie, l’effort personnel a une très grande importance.

Mais comment les gens peuvent-ils se gouverner et gouverner leur pays s’ils n’ont pas appris à le faire ? Il ne saurait y avoir de décisions collectives éclairées sans éducation généralisée des individus. Point n’est besoin pour cela d’entrer dans les détails abstrus des sciences politiques ou du droit constitutionnel. Le civisme démocratique est l’art de vivre avec ses concitoyens. L’éducation dans ce sens, entreprise d’abord au foyer, puis poursuivie à l’école et dans toutes les autres étapes de la vie, produira des hommes et des femmes capables des concessions mutuelles que suppose la vie en société.

Il y a des adversaires de la démocratie – et ils ne se trouvent pas tous dans les pays totalitaires – qui soutiennent que ce régime est tombé en désuétude, qu’il ne répond plus aux exigences de la vie moderne et qu’il faut le remplacer par une espèce de société de régie. Ils affirment que notre monde est trop compliqué pour être gouverné par le peuple, qu’il exige une dictature technocratique.

Les partisans de la démocratie, d’autre part, estiment qu’il est devenu impossible, pour la même raison, de bien gouverner la société actuelle sans faire appel aux talents et à la sagesse des gens qui la compose et qu’il importe de raffiner et cultiver sans cesse ces talents et cette sagesse en recourant à l’éducation libérale.

En quoi consiste la démocratie ?

Le meilleur mot que l’on ait encore inventé pour désigner un ordre social adapté aux qualités physiques, mentales et spirituelles de l’être humain est le mot « démocratie ».

L’idée maîtresse de la démocratie est que le gouvernement doit se fonder sur le consentement du peuple, à qui revient le droit de choisir les hommes et les femmes chargés de la conduite des affaires nationales ; que l’autorité doit appartenir à la majorité ; que le premier devoir du gouvernement doit être de conserver les libertés civiles.

Mais la démocratie est beaucoup plus qu’un régime politique ; c’est une sorte de société. Elle exige non seulement des formes, mais aussi un état d’esprit. Si elle comporte des usages d’ordre juridique comme les élections et le jugement par jury, elle suppose aussi des vertus comme la tolérance et la fraternité, et des procédés particuliers comme la collaboration et la discussion.

La méthode propre à la démocratie est de s’appuyer sur le jugement d’un public bien renseigné. C’est, comme le disait Abraham Lincoln, « une confiance patiente dans la justice fondamentale du peuple ».

En effet, il faut de la patience. Il n’y a pas encore de démocratie parfaite, mais il semble plus sensé de considérer la nôtre comme un progrès par rapport au passé que de lui reprocher de ne pas avoir atteint à un degré d’excellence encore à venir.

Il n’est pas nécessaire d’être dictateur à tout crin pour être anti-démocrate. Celui dont l’esprit est changeant, qui aime ce qui lui plaît dans la démocratie et qui hait ou méconnaît ce qui le gêne, celui-là n’est pas un partisan de la démocratie.

Ce que les hommes sont en droit d’attendre de la démocratie, ce n’est pas « ce qu’ils aimeraient avoir » ; ce n’est pas non plus ce qu’ils peuvent arriver à se procurer ; ce n’est pas enfin ce que l’État pense pouvoir leur accorder sans danger. La démocratie cherche à donner aux hommes ce qu’il leur faut pour jouer pleinement et librement leur rôle d’hommes, y compris les libertés civiles : liberté de parole, liberté de la presse, liberté de réunion, liberté des cultes, droit de pétition.

Voilà les libertés que nous offre le Canada. L’esprit comme le corps de nos citoyens y trouve son compte. Mais nous ne saurions donner la liberté à qui que ce soit ; tout ce que nous pouvons, c’est créer un milieu où chacun se sente assez rassuré pour pouvoir se comporter en homme libre. Nous offrons ainsi le droit que le juge Louis Brandeis qualifie de plus complet et de plus apprécié de l’homme civilisé : le droit d’être laissés à nous-mêmes.

Sous le règne de la loi

Contrairement à certaines autres formes de gouvernement, la démocratie n’approuve pas l’idée d’octroyer un droit aux uns aux dépens des autres.

Toute liberté comporte des réserves : elle suppose l’observation des règles du jeu. L’exemple des lois de la circulation illustre bien comment l’action individuelle, libre et consciente, doit céder le pas au bien général.

Il ne faut pas considérer les lois comme des obstacles à enfoncer ou à contourner. Elles sont essentielles au fonctionnement de la société, car sans le règne du droit il n’y a que la tyrannie du plus fort. Tout les espoirs du mode de vie démocratique reposent sur la possibilité d’enseigner aux hommes, par une éducation appropriée, le secret de savoir transiger, de faire des concessions lorsqu’en cédant sur un point on obtient un plus grand bien.

Qu’est-ce que la loi ? Personne encore n’en a donné une meilleure définition que celle que nous a laissée Justinien, dans ses Institutes, il y a quinze cents ans : « vivre honorablement, ne faire tort à personne, rendre à chacun ce qui lui est dû ». C’est là une définition qui renferme les nécessités de la loi dans une démocratie et dont aucun démocrate ne saurait contester les exigences.

Il y a deux corollaires de la loi proprement dite que l’éducation peut contribuer à nous faire désirer. Le premier est l’obéissance à ce qui n’est pas de rigueur, c’est-à-dire l’accomplissement des actes de bienveillance auxquels la lettre de la loi ne nous oblige pas. Le second consiste à ne jamais favoriser une injustice si légale soit-elle.

L’égalité

L’une des grandes tâches de la démocratie est de concilier le principe de l’égalité des chances avec la réalité de l’inégalité des individus.

L’étude de l’histoire de l’humanité démontre que l’égalité parfaite des hommes n’est concevable que dans la barbarie parfaite. Le succès ou la réussite dépend des talents et de l’application de chacun, et comme les hommes sont inégaux par leurs dons naturels, ils le sont aussi dans leur développement.

L’égalité des chances en matière d’instruction offre à tous la possibilité de développer au maximum leurs facultés mentales. L’égalité politique, qui assure à chaque citoyen le statut légal, la sécurité et les libertés dans l’État, nous permet d’avoir des opinions et d’exprimer des vues. L’égalité devant la loi laisse libre champ à tout ce qui n’est pas illégal.

L’usage de tous ces droits et libertés exige un effort de la part de l’individu. Supposons, par exemple, que deux hommes ont le même emploi ; si l’un s’efforce d’améliorer son travail tandis que l’autre se contente tout simplement de le faire, resteront-ils longtemps égaux ?

La démocratie répond à l’aspiration universelle de l’homme à son épanouissement personnel, car elle nous offre l’avantage de nous perfectionner dans ce que nous avons de plus particulier. C’est la seule forme de société qui réserve la toute première place à la possibilité pour l’individu d’assurer le plein développement de ses capacités.

Le travail d’équipe est nécessaire, mais les équipes se composent d’individus qui doivent conserver leur personnalité tout en apportant une collaboration efficace. Un homme doit être capable de jouer plusieurs rôles avec compétence, mais il faut qu’il ait la faculté d’en jouer au moins un avec satisfaction et distinction.

Le gouvernement démocratique

Quand nous pensons à la démocratie, la première idée qui surgit dans notre esprit est presque toujours celle de gouvernement. En effet, il faut d’abord qu’il y ait un gouvernement si nous voulons avoir les autres choses que nous désirons.

Le gouvernement démocratique n’est pas un régime qui a jailli tout d’une pièce du cerveau d’un seul homme, ni même un système élaboré par une assemblée. Il est l’aboutissement des travaux poursuivis pendant des siècles par plusieurs penseurs et dont le temps et l’expérience n’ont fait que confirmer la valeur et la sagesse. C’est, comme on le dit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « l’expression de la volonté générale ».

Et pourquoi établit-on des gouvernements démocratiques ? Afin de réaliser pour l’ensemble de la population tout ce qu’elle aurait dû faire, mais qu’elle ne peut pas faire pour elle-même. Il incombe au gouvernement de concilier l’ordre social avec la liberté et l’initiative individuelles ; de créer un milieu où les citoyens soient en mesure de travailler à leur bonheur.

Dans une démocratie, les devoirs du citoyen ne se bornent pas à payer des impôts et à voter. Il a l’obligation de faire le nécessaire pour voter d’une façon intelligente. La démocratie n’est pas une formule magique qui permet à l’ignorance aveugle d’élire un bon gouvernement. Les opinions exprimées par le vote sont comptées et non pesées. D’où la nécessité indiscutable d’une éducation capable de rendre le votant apte à peser son opinion avant de déposer son bulletin dans la boîte.

Chacun dans sa localité

Pour la grande majorité des Canadiens, la possibilité de servir la démocratie ne se trouve pas sur la colline du Parlement à Ottawa, mais bien dans leur milieu respectif. Nos institutions locales – bibliothèques, églises, écoles, journaux, clubs de bienfaisance sociale, etc. – peuvent toutes devenir d’excellents centres d’action démocratique.

Il est bon de se rappeler de temps à autre qu’en plus de la liberté et de l’égalité, la démocratie comprend également un troisième élément : la fraternité. La fraternité, voilà la plus noble conception de nos grands penseurs religieux et de nos philosophes, l’espoir suprême de survie pour la race humaine.

C’est l’esprit de fraternité qui nous porte à mettre au service de la société le fruit de nos connaissances, le résultat de nos études, la mise en valeur de nos talents, ainsi que le produit de notre art.

Mais il ne suffit pas d’avoir de nobles sentiments. Nous aurions grandement tort de cacher sons le boisseau nos plus belles vues sur la démocratie et de les mettre en lieu sûr pour les produire au jour du jugement comme témoignage de nos bonnes intentions. Quiconque essaie d’en faire le moins possible pour sa collectivité est dans le même cas que celui qui n’avait reçu qu’un talent : il perd tout en voulant tout conserver.

Il nous faut donc bien connaître la conduite à suivre en démocratie : rendre service aux autres, chercher la solution des problèmes qui se posent à la maison, à l’école, au bureau, à l’atelier, au conseil municipal. Nous devons faire ce que chacun est censé faire en démocratie, tout en y ajoutant ce que nos qualités personnelles et notre situation exigent de nous.

Telle est la véritable démocratie, celle qui favorise l’activité créatrice de tous les citoyens. C’est la fraternité basée sur la réciprocité, dans laquelle chacun voit son plus grand intérêt dans ce qu’il sait être le plus avantageux pour les autres.

Les ennemis de la démocratie

Les pires ennemis de la démocratie ne sont pas tant les systèmes de gouvernement antagonistes que nos propres faiblesses : esprit de clocher, préjugés, suffisance et recherche exagérée du confort.

En démocratie, la tolérance est une nécessité essentielle. Le commerce avec nos semblables nous permet de mettre nos idées au point et souvent de leur donner un nouveau lustre. Seule une attitude désintéressée et l’oubli de soi-même peuvent vaincre le chauvinisme étroit et ombrageux.

Quelle forme doit prendre la tolérance ? Celle d’un effort honnête et sincère en vue de comprendre les croyances et les usages des autres, sans nécessairement les accepter ou les partager. Comme le dit si bien l’écrivain T.V. Smith, dans son ouvrage The Democratic Way of Life : « Les bons n’ont pas tous la même conception de la bonté, ni les justes de la justice, ni les saints de la sainteté. »

Il existe donc d’excellentes raisons pour que notre éducation soit orientée de façon à nous mettre en mesure de juger de la valeur des théories discordantes. Sans une préparation de ce genre, il nous sera impossible d’avoir cette vue d’ensemble des choses qui est absolument nécessaire, dans notre monde complexe, pour avoir des idées claires.

Il est bon aussi de ne pas être trop absolus et de nuancer nos jugements en disant : « Oui, mais… » ou « Non, et pourtant… » Une telle attitude, en plus d’être une marque de tolérance, nous permet d’élargir nos horizons.

Enfin, le culte du confort est loin d’être un guide sûr pour atteindre les buts auxquels tend la démocratie. Les gens qui attachent une trop grande importance à leur bien-être et à la fortune ne peuvent guère prétendre avoir une civilisation supérieure.

La formation démocratique

C’est une grande erreur de croire que l’éducation démocratique de la jeunesse consiste simplement à enseigner aux enfants quelques notions sur notre forme de gouvernement et à leur faire apprendre les dispositions de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique.

La démocratie ne survivra que si la masse est en mesure de faire des choix réalistes en s’appuyant sur des renseignements suffisants.

La principale tâche de l’éducation qui peut le mieux servir les intérêts de la démocratie consiste à éclairer et à discipliner l’esprit des étudiants, à leur enseigner à penser clairement, à s’exprimer d’une façon intelligente, à analyser les situations d’une façon logique, à juger avec justesse, enfin à prendre des décisions rationnelles, à développer leur studiosité et à exploiter leur puissance créatrice.

Les autres modes de vie forcent les citoyens à accepter aveuglément les mots d’ordre de la propagande dictatoriale, cependant que notre système démocratique préfère l’adhésion intelligente et volontaire. À cet égard, le Canada a besoin, dans tous les domaines, d’hommes et de femmes pourvus d’une vaste culture générale et capables, grâce précisément à la solidité et à l’envergure de leurs connaissances, de porter de bons jugements et de donner des avis judicieux.

À qui incombe la tâche ?

Toute institution sociale digne de ce nom s’efforce de renseigner les membres qui la composent, de leur donner des directives et de contribuer à leur perfectionnement. Or, la démocratie n’est pas une cohue informe ; au contraire, elle se compose de groupements unis les uns aux autres par des liens directs : la famille, l’église, l’école, l’usine.

Entre le simple foyer, qui est l’association de deux personnes, et la Chambre des communes, où tous les citoyens du Canada sont représentés, il existe chez nous des milliers d’associations. Même si leurs intérêts diffèrent, ce sont elles qui doivent s’occuper d’assurer à leurs membres l’éducation désirable en matière de droits et de devoirs. Cette éducation commence au berceau – on ne naît pas démocrate – et ne se termine qu’à la mort. Les institutions qui ne s’occupent que de quelques-uns de nos besoins particuliers doivent toujours avoir ce but général présent à l’esprit, car il est essentiel à leur succès individuel et collectif.

D’autre part, l’éducation démocratique de la population n’intéresse pas exclusivement les jeunes. Les adultes ont besoin, eux aussi, d’une bonne formation démocratique, parce qu’ils sont obligés de rester en fonctions tant que leurs enfants ne sont pas prêts à les remplacer.

Les cercles d’étude, organisés par un groupe de voisins, constituent un bel exemple de la façon dont on peut se renseigner sur la démocratie. Quelle que soit la question choisie ou la méthode employée, les gens apprennent de quelle manière la démocratie, telle qu’on l’entend au Canada, unit les citoyens les uns aux autres et les porte à s’intéresser au bien du monde entier.

La largeur de vues

L’éducation démocratique des citoyens visera à former des hommes conscients de leurs droits, de leurs devoirs et de leurs déficiences, et capables, en outre, d’écouter poliment, de répondre d’une façon sensée, d’étudier un problème sans passion, enfin de prendre une décision impartiale.

Personne n’osera nier que l’instruction soit essentielle, mais si nous voulons voir survivre la démocratie, il nous faut mettre l’instruction au service d’idéaux bien définis et réapprendre le sens des valeurs, afin de rechercher ce qui est vraiment important.

La démocratie ne sera grande que si nous avons une notion bien nette de la grandeur et une véritable admiration pour le courage et la largeur d’esprit. Nous devons nous assurer que ceux qui détiennent les postes de commande, qui sont toujours les plus applaudis et les plus admirés, sont aussi de véritables modèles pour la jeunesse. Ce n’est qu’à cette condition que la société sera capable de résoudre le problème de son avenir.

L’éducation libérale doit non seulement nous fournir un bagage de connaissances solides, mais aussi accroître l’acuité de nos perceptions, développer notre puissance d’analyse et notre entendement de l’activité humaine, et nous habituer à nous former des opinions intelligentes.

Un idéal à atteindre

Pour les individus, aussi bien que pour les collectivités et les nations, la démocratie devrait être un idéal à atteindre, et non pas simplement un patrimoine qu’on exploite.

La démocratie est en perpétuelle évolution. Celle que nous avons actuellement au Canada serait sûrement quelque chose de très nouveau pour le peuple athénien et même pour les Anglais du XVIIIe siècle.

La démocratie ne peut survivre que par ses mérites, et elle sera d’autant plus forte qu’elle saura reconnaître ses imperfections. Elle mourra inévitablement si, à l’exemple des esclaves affranchis, les citoyens se contentent de jouir de leur propre liberté.

À notre époque de changements technologiques effarants et de bouleversements sociaux, il nous faut, plus que jamais, une élite de citoyens instruits, capables de saisir la portée des événements et de prendre les mesures qui s’imposent, une élite éprise d’idéal certes, mais qui ne passe pas son temps à poursuivre des chimères.

La démocratie est une entreprise aussi noble que difficile. Mais, malgré tous les perfectionnements que nous avons inventés, elle n’est pas automatique. L’intervention de l’intelligence reste toujours nécessaire. Nos institutions et nos organisations doivent unir leurs ressources de toutes sortes dans un vigoureux effort pour que notre éducation des jeunes et des vieux assure effectivement la sauvegarde des valeurs de la démocratie.