Le président de la Banque Royale du Canada, M. James Muir, résume ici ses impressions sur les besoins actuels de l’enseignement supérieur au Canada. M. Muir est titulaire de grades honorifiques de trois universités canadiennes, membre du comité des placements du Conseil des Arts, et le Bulletin mensuel de sa banque a mérité une citation pour le prix présidentiel de l’Association canadienne d’éducation des adultes.
Jamais encore dans leur histoire les Canadiens n’ont manifesté autant d’intérêt qu’à l’heure actuelle pour les problèmes qui touchent l’enseignement supérieur.
Nous nous sommes soudain rendu compte, dans un pays où la population augmente sans cesse et où l’économie se développe rapidement, que nous avions besoin de citoyens très instruits, qu’il en existait très peu et que les universités sur lesquelles nous comptons pour en former étaient aux prises avec de graves difficultés financières. C’est là un problème complexe, qui nous intéresse tous.
Voici en résumé quels sont les éléments de ce problème. Un flot montant d’étudiants, engendré par notre taux considérablement accru de natalité, clapote à l’entrée de nos universités et atteindra son point culminant dans les années soixante. Les inscriptions, qui auront vraisemblablement doublé d’ici quelques années, excéderont de beaucoup le nombre des places disponibles dans les classes de nos universités. Pourtant, l’armée de nouveaux professeurs dont nous aurons besoin n’est pas encore en vue et les fonds requis ne sont pas assurés.
Je crois avoir exposé les faits avec mesure, et précision dans l’allocution que j’ai prononcée à l’assemblée annuelle des actionnaires de la Banque Royale, en janvier dernier. La crise de notre enseignement est essentiellement une crise d’ordre économique et constitue, par conséquent une question qu’il sied de discuter en public.
Je n’ai pas qualité pour parler des méthodes d’enseignement ou du contenu des programmes d’études. Ce sont les éducateurs eux-mêmes qui sont le mieux en mesure de résoudre les problèmes d’enseignement. En somme, notre devoir de citoyens n’est pas de diriger les programmes d’études, mais de nous assurer que notre système d’enseignement possède les moyens financiers d’accomplir la tâche qui lui incombera aux cours des quelque dix prochaines années, particulièrement en ce qui concerne le recrutement des professeurs.
Comme je l’ai signalé en janvier, les ressources économiques dont disposent nos écoles, nos universités et même beaucoup de nos églises sont insuffisantes pour assurer un niveau de vie convenable aux hommes et aux femmes dévoués qui consacrent leur vie à cultiver l’esprit et à former le caractère de notre jeunesse.
C’est une chose ridicule, mais nullement exceptionnelle aujourd’hui, que de voir un nouveau diplômé toucher dès son premier emploi un salaire équivalent ou même supérieur à celui que ses professeurs, religieux ou laïcs, reçoivent comme récompense matérielle à la fin d’une longue carrière.
Il me semble donc que nous devons d’abord – avant toute autre chose si urgente soit-elle – recruter des professeurs compétents et faire en sorte que disparaisse l’inégalité qui existe entre les traitements que nous leur payons et ceux que nous accordons aux personnes ayant une formation comparable dans les autres professions.
On trouvera dans le présent Bulletin mensuel un résumé des faits exposés et des vues exprimées par les éducateurs et les hommes d’affaires canadiens, au cours de l’année dernière, sur le problème de l’enseignement supérieur et les questions connexes.
Qu’il me soit permis de formuler ainsi mon opinion personnelle à ce sujet : Nous Canadiens possédons les ressources matérielles et intellectuelles nécessaires pour édifier un vaste réseau d’enseignement. Les seules limites qui nous soient imposées sont celles de notre imagination et de notre détermination. Nous pouvons offrir à notre jeunesse les meilleures conditions de développement et de succès qui soient dans tous les domaines de perfectionnement.
Je suis assuré que, dans le cadre de la liberté économique et politique dont la conquête nous a coûté tant de travail et de luttes, nos décisions et nos actes seront dignes, par leur sagesse, de l’esprit qui anime notre peuple et de la générosité de la Providence à notre égard.
En quoi consiste la crise ?
Les problèmes et les difficultés devant lesquels se trouvent nos institutions d’enseignement supérieur sont nombreux et affligeants.
Une résolution adoptée par les 35 membres de la Conférence des universités canadiennes, en novembre dernier, résume ainsi la situation : « les représentants des universités du Canada estiment qu’ils ont le pressant devoir d’avertir la population canadienne que la question des universités est devenue un problème critique d’une grave portée nationale, au détriment certain de notre progrès et de notre prestige en tant que nation, et que celle-ci ne peut être résolue que par l’aide et la coopération actives et immédiates de tous les gouvernements canadiens, de l’industrie et du commerce, ainsi que des bienfaiteurs privés. »
Cette résolution ne fait aucune distinction de genre, de lieu, de langue ni de religion entre les diverses universités. La similitude de but de toutes les universités canadiennes est prise pour avérée. Elles sont plongées dans une crise d’envergure comme de caractère national.
Ces universités estiment à juste titre que, si les valeurs de la vie civilisée doivent subsister, il importe de les étayer par un enseignement susceptible de protéger et de façonner notre avenir, et de nous donner le coup d’oeil nécessaire pour envisager les choses avec largeur d’esprit et clairvoyance.
Nous n’avons pas assez d’hommes et de femmes ayant la formation requise pour profiter des merveilleuses possibilités que nous offre la technologie dans les domaines de l’énergie nucléaire, de l’électronique, de l’aviation, de la médecine, de la chimie, de la production industrielle et du génie civil. En plus de cette insuffisance d’ordre pratique, il semble que nous manquons quelque peu de préparation pour remplir les importantes fonctions nationales et mondiales qui nous incombent. Dans une vision fantastique à la George Orwell, nous entrevoyons ce qui pourrait arriver si nous laissions se détruire les disciplines intellectuelles et scientifiques. Pasteur imputa l’effondrement de son pays à la négligence des hautes branches de la culture, négligence par laquelle se trouvait exclu le ciment qui aurait servi à consolider les progrès matériels.
L’éducation libérale
L’éducation libérale n’est pas simplement une ombre spectrale des choses comme certains l’imaginent. C’est quelque chose de réel et de substantiel. Quelle que soit l’auréole dont on entoure la science et l’utilité pratique de la technique, elles ne peuvent vivre sans être reliées à l’artère de l’instruction de base. L’éducation libérale est pratique elle aussi, car elle nous apprend à formuler des jugements sur les problèmes concrets de notre époque.
Nous ne prétendons pas qu’une éducation libérale constitue pour un jeune homme ou une jeune fille une préparation complète à la vie, mais elle amorce cette espèce de développement de la personnalité qui conduit à la maturité. Elle favorise l’acquisition de la sagesse, du jugement et du sens des valeurs, trois qualités qui sont nécessaires pour faire face aux décisions quotidiennes de l’existence.
M. James R. Killian, dixième président du Massachusetts Institute of Technology, disait lors de son installation que les ingénieurs, les hommes de science et les autres spécialistes de l’âge atomique doivent avoir une solide connaissance des humanités et posséder les arts libéraux aussi à fond que les techniques de leur profession.
Quelque grand que soit un savant, il n’en doit pas moins vivre parmi les hommes, travailler avec eux et prendre sa part des responsabilités de sa collectivité et de la nation. L’éducation libérale tend a former des esprits bien équilibrés. Elle s’efforce d’inspirer à l’étudiant un véritable culte des valeurs humaines en lui communiquant la connaissance de lui-même et des autres, du monde physique et biologique, de sa propre culture et de celles des autres peuples.
L’éducation utilitaire
C’est une erreur de croire que tel cours est indiqué pour préparer des chefs tandis que tel autre convient mieux aux spécialistes de la technique, qui seront les auxiliaires de ceux qui dirigent. Pourtant, il est des gens qui voudraient que l’université soit en quelque sorte une institution de service public, farfouillant dans tous les domaines de l’activité pratique, se livrant à des recherches industrielles, formant des techniciens de la matière, essayant des projectiles téléguidés et négligeant les avantages du développement intellectuel. Pour eux, le diplôme universitaire est une carte syndicale.
Au Canada, l’expérience démontre que c’est là une fausse conception de l’enseignement supérieur. Notre évolution technique a été telle que des responsabilités sociales de plus en plus graves pèsent sur les épaules des hommes qui ont reçu une formation technique.
M. W. A. Mackintosh, recteur et directeur de l’Université Queen, disait dans une allocution, le printemps dernier, que ce dont le Canada a le plus besoin ce sont des hommes intègres, bien formés et cultivés. Et M. E. W. R. Steacie, président du Conseil national de recherches, affirmait ce qui suit devant les membres de la Conférence nationale des universités canadiennes : « Il y a tout lieu de déconseiller la spécialisation qui ne tend qu’à permettre à l’étudiant de prendre sa place dans une industrie donnée le plus rapidement possible. » Les connaissances pratiques peuvent s’acquérir en cours d’emploi ; ce qu’on demande à l’université, c’est l’enseignement des principes fondamentaux.
Il semble donc, d’après l’opinion des autorités en la matière, qu’il n’y a aucune raison pour que le spécialiste ne soit pas en même temps un citoyen éclairé et cultivé. L’enseignement supérieur subira une perte irréparable s’il cesse de former l’homme tout entier et se borne à exercer ses doigts et son oeil à la confection des diagrammes, et ses facultés intellectuelles à l’emploi des bleus et de la règle à calcul.
Les leçons du passé
Les opinions divergent sur les avantages de l’étude du passé. Les gens qui croient que l’acquis des générations antérieures est un trésor qu’il faut transmettre en dépôt aux générations à venir qui le conserveront, le protégeront et le feront fructifier, coudoient tous les jours ceux qui pensent que les traditions et les précédents sont un boulet qui entrave le progrès.
Quel dommage qu’il en soit ainsi. Car que peut nous offrir une université – l’alma mater – si ce n’est les richesses qu’elle puise dans le passé pour les communiquer à chaque nouvelle génération en les interprétant et en les adaptant aux conditions existantes ? Le passé n’est pas une chose vague et imaginaire ; c’est une réalité nette et précise. Les enseignements que les universités recueillent d’une génération à l’autre constituent notre plus riche héritage.
Mais le rôle des universités ne se borne pas à garder les archives de la culture ; il consiste aussi à les faire connaître par une interprétation moderne, pertinente et intelligible. C’est ainsi qu’elles nous apprennent les lois du progrès humain, les dangers qui menacent la société et les conditions auxquelles nous pouvons faire avancer la civilisation.
C’est là une fonction essentielle de l’université. Elle doit servir de pont entre le passé et l’avenir, veiller à ce qu’aucune richesse des temps anciens ne soit perdue pour l’humanité, adapter et appliquer les principes d’hier aux conditions d’aujourd’hui, et, selon l’expression du grand homme d’État français, Jean Jaurès, « prendre sur les autels du passé la flamme, – et non les cendres ».
Les universités canadiennes
Les universités du Canada sont des institutions libres en ce sens qu’elles affirment la valeur et la dignité de l’individu, principe fondamental de la vraie démocratie. Au Canada, une université n’est ni une pépinière de caste ni le paradis de quelques privilégiés, mais un lieu de rendez-vous intellectuel ouvert aux jeunes gens de toutes conditions et de toutes confessions, qui sont désireux de s’instruire.
Aux traditions de tous les peuples de l’antiquité, qui remontent jusqu’aux Grecs et aux Romains, le Canada a ajouté l’héritage culturel de la France, de la Grande-Bretagne et de plusieurs autres pays. Tous ces trésors littéraires, artistiques et scientifiques font aujourd’hui partie du patrimoine de nos universités.
Les universités canadiennes ne se confinent pas dans des tours d’ivoire ; elles poursuivent de vastes et importants objectifs dans les affaires de tous les jours ; L’enseignement supérieur est un élément de notre culture générale et contribue à former des hommes instruits qui, selon les termes de M. Léon Lortie, directeur des cours d’extension de l’Université de Montréal, « quelle que soit leur langue ou leur religion, feront d’excellents citoyens canadiens. »
Mais nos universités ne peuvent remplir leurs hautes fonctions sans aide ni appui. Dans 25 ans, selon les conclusions de la Commission Gordon, notre population aura augmenté de 65 p. 100. Mais les universités verront doubler leurs inscriptions bien avant cette date. D’ici dix ans le nombre des étudiants se chiffrera à 123,600 ; le personnel enseignant devra s’accroître en proportion ; les frais d’exploitation seront deux fois plus élevés ; les nouvelles constructions exigeront au moins 285 millions de dollars. Il ne s’agit pas là de prévisions d’alarmistes, mais de chiffres minimums établis avec grand soin l’année dernière.
Le problème financier
Le problème financier, dans la mesure où il consiste à trouver des fonds, se pose maintenant à chaque gouvernement, chaque organisation, chaque société commerciale et chaque particulier.
Il faut faire preuve de réalisme et exposer les faits en toute simplicité. Nous avons besoin de l’enseignement supérieur pour sauvegarder la liberté et le prestige de notre société, et assurer une bonne formation à notre jeunesse. Si nous tenons à satisfaire à ces exigences, nous devons naturellement faire face à la nécessité de fournir l’appui financier requis à nos universités.
M. Sidney Smith, directeur de l’Université de Toronto, a déclaré lors d’une réunion de la Conférence des universités qu’en comparaison de certaines universités du Royaume-Uni et de beaucoup d’universités des États-Unis les ressources financières des universités canadiennes étaient vraiment maigres.
M. Cyril James, principal et recteur de l’Université McGill, a indiqué en une autre occasion de quelles sources devront provenir les fonds nécessaires pour soutenir les universités : subventions du gouvernement fédéral, subventions des gouvernements provinciaux, subventions des municipalités, dons des sociétés commerciales et des particuliers. Au Royaume-Uni, a-t-il ajouté, les subventions de l’État représentent 73.6 p. 100 du revenu total des universités ; aux États-Unis, 58.6 p. 100 et au Canada, 42 p. 100 seulement.
M. Claude Bissell, directeur et recteur de l’Université Carleton, affirmait en public, le printemps dernier, que les sommes en jeu sont si considérables qu’il serait chimérique de s’attendre que les entreprises commerciales et les particuliers puissent fournir davantage qu’une « proportion importante ». Les gouvernements, disait-il, doivent continuer à porter le gros du fardeau, mais la contribution du commerce et de l’industrie pourrait bien représenter ce qui manque à des universités bonnes mais obscures pour devenir les bastions intellectuels du Canada de demain.
Les diplômés des universités américaines apportent une aide croissante à leur alma mater. Leurs dons sont passés de 10 millions en 1945 à 102 millions de dollars en 1956. Au Canada, a ajouté M. Bissell, très peu d’universités peuvent espérer recevoir plus de quelques milliers de dollars par année de leurs anciens élèves.
Le personnel enseignant
La question des dépenses et des revenus en général a relégué dans l’ombre un des aspects les plus troublants du problème des universités : celui du recrutement des professeurs.
Les autres professions cherchent de plus en plus à s’assurer les services de nos citoyens les mieux doués. La proportion des professeurs par rapport aux étudiants dans nos universités est d’ores et déjà inférieure à ce qu’elle devrait être pour répondre aux exigences d’un enseignement de première qualité.
Le professeur, est-il besoin de le dire, joue un rôle capital dans l’enseignement en général et tout particulièrement dans l’éducation libérale supérieure. Ce n’est pas le nombre des classes qui compte, mais la qualité de l’enseignement qui s’y donne.
Les films, la télévision et autres auxiliaires de l’enseignement ne peuvent faire jaillir l’étincelle capable d’embraser l’intelligence de l’étudiant. Il nous faut des professeurs de haut calibre intellectuel et moral, qui sachent s’élever au-dessus de la simple communication des connaissances pour atteindre à des explications et à des conclusions d’une valeur humaine authentique.
L’une des nécessités les plus pressantes, est de faire en sorte que le traitement afférent à la fonction de professeur d’université supporte la comparaison avec ce qui est offert, en dehors des universités, aux hommes qui possèdent une formation analogue. Il y a certes de la noblesse à sacrifier son bien-être, sa santé et son agrément à un idéal supérieur, mais de quel droit exigeons-nous une telle abnégation de nos professeurs ?
« D’une façon générale, écrit Watson Kirkconnell dans The Humanities in Canada, on peut dire que l’échelle des traitements du personnel enseignant au Canada est catastrophique, étant donné la valeur des services rendus. » Et le même auteur souligne le fait que des jeunes gens de talent, comptant de dix-huit à vingt années d’études, gagnent souvent moins qu’un manoeuvre illettré.
Il est réconfortant d’apprendre par les journaux que l’on commence à remédier à cette anomalie. Certaines universités, dont McGill et celle de Toronto, ont annoncé des augmentations pour cette année.
Rallier l’appui du public
Le président de l’Abitibi Power and Paper Company Limited, M. Ambridge, disait, il y a quelque temps, à l’une des réunions de la Conférence nationale sur la main-d’oeuvre mécanique, scientifique et technique : « Il est urgent, surtout au Canada, de créer un organisme qui permettrait à l’industrie et aux universités de se réunir régulièrement pour causer de l’avenir… Je n’entends guère parler des universités ou de ce qui s’y passe que lorsqu’elles lancent une campagne pour recueillir des fonds. »
Mgr Somers, recteur de l’Université St-François-Xavier, a confirmé cette opinion au cours de l’allocution qu’il a prononcée devant les membres de la Conférence nationale des universités. « Le public, a-t-il dit, à l’exception des personnes qui ont fait partie de nos conseils d’administration, est resté dans l’ignorance du travail accompli par les universités. Avouons que, d’une façon générale, nos relations extérieures avec nos associations d’anciens, pour ne rien dire de l’industrie ni du public, ont été déplorables. »
Pour résoudre leurs difficultés, les universités ont besoin de l’appui sincère de chaque Canadien. Pour l’obtenir, elles doivent faire entendre leur voix et dire clairement quels sont leurs projets et quelle est l’aide qui leur est nécessaire. Peut-être pourraient-elles faire un usage plus fréquent de la formule des « réceptions publiques », qui donnent de si bons résultats dans l’industrie.
Si tous ceux qui ont besoin d’appui et ceux dont on sollicite l’appui veulent bien se donner la peine de s’expliquer et de se comprendre dans un esprit de collaboration mutuelle, nous n’avons pas à nous inquiéter de ce qui arrivera. Conscients des funestes conséquences que pourrait avoir notre apathie et amenés à adopter la ligne de conduite la plus avantageuse, nous pourrons, avec un peu de courage, et de détermination, résoudre le problème de notre enseignement supérieur.