Pour la plupart d’entre nous l’automation commence à peine à se distinguer des incroyables merveilles du roman d’anticipation scientifique. Pour d’autres, qui se laissent entraîner par leur enthousiasme, ce phénomène extraordinaire annonce l’avènement prochain d’une ère nouvelle, où les robots et les « super-cerveaux » accompliront tout le travail pendant que les humains se reposeront dans un confortable farniente. Pour d’autres encore l’automation sera la source de notre ruine parce qu’elle avilit l’intelligence de l’homme et dégrade son esprit.
Ce sont là des laçons assez peu réalistes d’envisager une réalité. L’automation existe, et il serait vain de fermer les yeux sur cette vérité. Elle est encore dans son enfance, comme l’était l’automobile vers 1890, mais qu’on lui donne quelques années de croissance, et elle se développera rapidement.
On ne saurait nier que la période de transition soulèvera un certain nombre de problèmes épineux, mais il suffit d’écarter les rêveries utopiques et les appréhensions émotives, pour constater que l’âge « presse-bouton » ne semble pas très différent de celui où nous vivions auparavant. Le danger en l’occurrence, ce n’est pas d’avoir des machines automatiques, c’est de se contenter de penser comme des automates.
L’automation est une nouvelle étape de l’évolution technique. L’homme n’a-t-il pas toujours rêvé d’accroître sa capacité de production, de perfectionner ses outils et ses machines ? Qu’est-ce que l’automation sinon l’accomplissement des prévisions d’Aristote, 300 ans avant J.-C., au sujet d’une époque où chaque outil pourrait, à notre commandement ou même de sa propre initiative, faire le travail pour lequel il est prévu.
Le cerveau humain
Le cerveau humain dans l’acception où nous l’entendons ici est beaucoup plus que la matière gélatineuse qui remplit notre boîte crânienne. Aucune machine ne possède l’imagination que l’on trouve même dans le cerveau humain le moins développé. La machine n’a ni émotions, ni sentiments, ni désirs, ni espoirs, ni aspirations, ni idéal. Elle ne fait ni expériences ni recherches créatrices.
Nulle machine n’a la souplesse, la sensibilité ou le discernement du cerveau humain. Aucune machine ne se met en marche d’elle-même comme le cerveau de l’homme. Et pas une machine n’est capable de recueillir et d’emmagasiner des données fragmentaires et imprévues pour en fabriquer quelque chose de nouveau, comme un sonnet, un code de lois, un avion, ou encore une machine automatique. L’activité mentale a toujours été et restera encore longtemps (autant que nous le sachions) le fondement de tous les autres genres d’activité.
Notre cerveau est l’organe le plus complexe de toute la création ; le mécanisme le plus compliqué que connaisse la science. Il compte environ dix milliards de cellules nerveuses.
Il y a dans la plupart des cerveaux des millions de cellules qui demeurent inutilisées. Ce qui sort de notre matière grise ne représente peut-être qu’un millionième de ce qui y entre : nos envolées créatrices ne sont qu’une faible fraction de ce qu’elles pourraient être.
Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que, si nous développons nos muscles par l’exercice et nourrissons notre corps de bons aliments, nous nous contentons trop souvent de nourrir notre esprit de la bouillie des banalités et de l’exercer seulement quand nous sommes obligés.
Les avantages de la machine
Les machines automatiques ont certains avantages sur le corps humain et sur les machines qui exigent l’intervention de l’homme. Certaines d’entre elles exécutent des opérations que les hommes seraient absolument incapables d’effectuer ou qu’ils ne pourraient accomplir avec autant de perfection. Songeons, par exemple, à la direction d’un navire ou à la manutention d’une pile atomique, au guidage d’un projectile-fusée ou au contrôle des réactions chimiques très rapides.
Dans beaucoup d’industries, les commandes automatiques permettent non seulement d’abaisser les frais, mais aussi d’employer des procédés de fabrication qui, autrement, n’auraient jamais été réalisables. L’automation a contribué à la création de nouveaux produits et de nouvelles industries. Les lampes de télévision en couleurs exigent des centaines de milliers de points colorés, situés exactement à leur place, tâche qu’aucun être humain ne pourrait mener à bonne fin.
Les instruments automatiques à organes sensoriels peuvent fonctionner dans des conditions qui seraient mortelles pour l’homme : chaleur intense, gaz toxiques, radiations atomiques. Les calculatrices électroniques surpassent les capacités de l’intelligence humaine. En délivrant le cerveau de l’homme d’une corvée épuisante, elles ont créé de nouvelles techniques et leur ont conféré de la valeur.
Quelles sont les limites de l’automation ? Dans les machines, deux choses interviennent : la matière et l’énergie. Cette limitation est très significative. La machine n’est toujours qu’un dispositif électro-mécanique, quelle que soit la mesure où elle l’emporte sur le cerveau vivant par la rapidité de ses calculs ou de ses manipulations. Autant vaudrait chercher la trace d’une ride sur la surface de l’Atlantique démontée qu’essayer de découvrir une trouvaille publicitaire dans le tourbillonnement des électrons.
En cas de panne, la machine peut trouver ce qui ne va pas et signaler le fait, mais le « comment » et le « pourquoi » de l’incident sont du ressort de l’homme. La machine répond aux questions adaptées au mécanisme qu’elle renferme, mais elle ne conçoit pas de questions. Les questions prévues dans le programme qu’elle doit exécuter comportent des « oui », des « silences » ou des totaux. Mais elle ne va pas au delà des réponses, comme le font les humains, pour découvrir d’autres faits et des questions encore plus complexes et plus subtiles. Elle ne se demande pas, lorsqu’il s’agit de faire un choix, comment on a résolu le même problème dans un autre pays et à une autre époque.
En quoi consiste l’automation ?
Réduite à sa plus simple expression, l’automation consiste à employer des machines pour faire fonctionner d’autres machines.
Les brûleurs domestiques réglés par thermostat ; les machines à laver qui changent l’eau et qui sonnent lorsque la lessive est terminée ; les cuisinières qui cuisent les repas pendant que la ménagère fait ses courses, voilà autant d’exemples d’automation. Le phare-code automatique constitue une forme très poussée d’automation.
Sur le plan industriel, l’automation est, suivant la définition du Petit Larousse, « la coordination automatique de tous les travaux d’usinage et de manutention des pièces d’un poste de travail à un autre ».
Les machines automatiques doivent disposer d’une source d’informations, qui leur est assurée sous la forme d’un enregistrement quelconque. C’est ce qu’on appelle le programme. Le programme dit à la machine ce qu’elle doit faire. Le plan conçu par le machiniste est consigné sur une bande, un fil ou une carte perforée et introduit dans la machine.
L’électronique a contribué de deux façons à l’avènement de l’automation : elle a élargi le champ des commandes automatiques et accru la rapidité de l’analyse des données. Les appareils électroniques réagissent très rapidement aux signaux. Ils effectuent des mesures et décèlent les défauts avec précision. On peut les installer à une certaine distance du lieu où s’accomplit le travail et centraliser ainsi la direction d’usines dispersées sur de vastes étendues.
L’idée n’est pas nouvelle
C’est une erreur de croire que l’automation nous est tombée du ciel il y a quelques années, au moment où le mot est entré dans l’usage.
Dans la mesure où elle substitue l’énergie mécanique au muscle de l’homme, l’automation est la continuation d’un processus de mécanisation qui a débuté bien avant la Révolution industrielle, survenue il y a deux siècles.
Sans doute y a-t-il des éléments nouveaux dans l’automation, mais ces éléments sont le résultat d’une longue évolution, où chaque étape représente l’aboutissement logique de celle qui l’a précédée. Aristote en a énoncé le principe. En 1496, Léonard de Vinci conçut une ingénieuse machine destinée à empointer les aiguilles à la cadence de 40,000 à l’heure. Un Français, Denis Papin, réalisa la première marmite autoclave en 1680, amorçant ainsi la découverte de la soupape de sûreté, le plus simple et le plus universel de tous les régulateurs. En 1801, Jacquard réunit dans son appareil les principales caractéristiques des machines à tisser automatiques, et le métier Jacquard, sensiblement tel qu’il a été inventé, est encore en usage. James Watt mit au point son régulateur centrifuge en 1788 pour stabiliser la vitesse de sa machine à vapeur. Un minotier de Philadelphie, Oliver Evans, associa l’automatisme de la transformation à l’automatisme de la manutention vers 1785. Il construisit un moulin entièrement automatique, qui n’exigeait l’intervention d’aucune main-d’oeuvre entre l’arrivée du blé et la sortie de la farine. De là à la machine de John Sargrove pour la fabrication automatique des circuits électroniques et des radiorécepteurs, il n’y avait guère plus qu’un pas de géant, et ce pas fut franchi en Angleterre, en 1945.
Et les machines à calculer ? Ont-elles connu, elles aussi, une longue période de gestation et de croissance ? À la vérité, le principe fondamental de toute calculatrice du type numérique, si énorme et si complexe soit-elle, est le même que celui de l’abaque, inventé à l’époque reculée où les hommes constatèrent qu’il leur fallait quelque chose de mieux que leur dix doigts pour compter. En 1642, Pascal créa une machine à additionner et à soustraire, et, trente ans plus tard, Leibniz en fit une machine qui pouvait aussi multiplier et diviser.
Les calculatrices électroniques d’aujourd’hui surpassent l’intelligence humaine en rapidité, en précision et en endurance. Elles réalisent des opérations qui demeureraient impossibles sans leur concours. Sir Robert Watson-Watt, l’un des principaux inventeurs du radar et spécialiste en automation, disait d’une machine qu’il installait à Montréal, l’année dernière, qu’elle pouvait additionner ou soustraire deux nombres de neuf chiffres en un millième de seconde, ou les multiplier en un deux centièmes de seconde. D’une autre machine, on affirme qu’elle effectuera en une minute au moins autant de calculs qu’un homme en ferait en un an avec un appareil de bureau.
Emploi et automation
Parmi les nombreux problèmes que soulève l’automation, l’un des plus importants est celui de la situation qui en résultera pour les ouvriers. L’automation élèvera-t-elle leur niveau de vie en augmentant les salaires et en réduisant les heures de travail ? Exigera-t-elle ou non une plus grande compétence technique ?
L’une des illusions économiques les plus vivaces consiste à croire que les machines créent du chômage. Elle a été réfutée cent fois, mais elle relève la tête à chaque nouvelle étape de l’amélioration des opérations d’usinage.
La mécanisation a permis dans bien des cas d’accroître la production, depuis la Révolution industrielle, et, en fin de compte, les possibilités d’emploi ont augmenté. La consommation s’est accrue, elle aussi, et les heures de travail ont diminué. La main-d’oeuvre a été redistribuée et réabsorbée.
Les industries où presque tout se fait automatiquement, à l’heure actuelle, comme les centrales d’énergie électrique et les raffineries de pétrole, comptent de nombreux employés. En 1955, les usines d’automobiles qui sont allées le plus loin dans la voie de l’automatisation employaient plus d’ouvriers que jamais dans leur histoire. L’adoption du téléphone automatique s’est accompagnée d’une augmentation marquée du nombre des opératrices. Dans un des services d’une grande industrie, trente jeunes filles étaient employées à des travaux de calcul manuels. Après qu’on eut installé une calculatrice, trente d’entre elles continuèrent à y travailler comme auparavant et quarante autres furent engagées pour établir des « programmes » pour la machine.
Selon un rapport du Council for Technological Advancement (Chicago, 1955), l’automation créera et conservera plus d’emplois, de sociétés et d’industries qu’elle n’en supprimera. Et M. Elmer W. Engstrom, vice-président de la Radio Corporation of America, exprime la même opinion dans un texte publié par la Gazette du Travail en mai dernier.
Les emplois deviendront vraisemblablement plus stables. L’automation exige des plans de longue portée, et les dépenses consenties pour former des ouvriers compétents seront beaucoup trop considérables pour que l’on puisse congédier des employés, sauf dans des circonstances très graves.
Il semble absurde de craindre que l’automation ne dégrade les travailleurs. Par sa nature même, cette méthode de travail libérera l’homme de la corvée de refaire indéfiniment les mêmes tâches manuelles et de son asservissement au rythme de la machine. Elle augmentera la productivité, source première des niveaux de vie élevés. Comme le disait M. Gérard Picard aux membres de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada, dont il est le président, elle sera un bienfait pour l’ouvrier et sa famille. L’automation, affirme le professeur Norbert Wiener, mathématicien distingué du Massachusetts Institute of Technology, tend à ennoblir le travail de l’homme en faisant appel à ses qualités typiquement humaines, c’est-à-dire à sa faculté de penser, d’analyser, de comparer et de synthétiser, de décider et d’agir intentionnellement.
De vastes changements seront nécessaires
L’automation n’ira pas sans une vaste réorganisation des industries où elle sera adoptée. L’homme qui réfléchit à l’automation aura tôt fait de découvrir qu’aux opérations mécaniques se rattachent les questions de vente, d’études industrielles, de distribution, de prix et de temps.
Quels sont les principaux points à considérer ? L’automation exige de longues périodes de production et un marché assuré ou en expansion. Le point d’équilibre des gains et des pertes se situera à un niveau plus élevé de la production. Il faudra peut-être de nouvelles méthodes de vente. Il sera peut-être inéconomique de fabriquer à la machine ce qui a été conçu pour être fait à la main, de sorte qu’il pourra être nécessaire de réétudier certains produits.
Un autre problème consistera à trouver des hommes et des femmes ayant la compétence voulue. L’ouvrier qui manoeuvre aujourd’hui une foreuse à colonne ne sera peut-être pas capable de régler la marche du robot qui la remplacera demain.
Les ouvriers d’hier faisaient corps avec la machine ; avec l’automation, ils seront employés pour créer, construire, entretenir et diriger. Ils devront développer de plus en plus leur aptitude à penser et accroître leur intelligence des méthodes mathématiques et logiques.
On a dit que l’Amérique du Nord aura besoin d’un million de « programmateurs » au cours des dix prochaines années. Ces employés ne seront pas des hommes et des femmes hautement spécialisés, mais des gens habitués à se servir de leur intelligence.
Les progrès de l’automation poseront aussi de graves problèmes aux éducateurs et aux employeurs. Tout le monde devra posséder un plus haut degré d’instruction. Mais nous risquons de nous ravaler au niveau de la machine si nous nous laissons aller à considérer l’instruction comme l’art de lire des signaux et des directives.
Il ne suffira pas de préparer un jeune homme à son premier emploi. Les emplois changeront souvent et radicalement avec les perfectionnements techniques. Nous ne pouvons nous permettre de rester nous-mêmes ni de laisser nos jeunes gens demeurer au genre de formation propre à l’époque du véhicule hippomobile alors que nos procédés de fabrication entrent dans l’âge de l’électronique et des moteurs à réaction.
Il ne suffira pas non plus d’être de bons techniciens ; nous devrons aussi nous tenir à la pointe des progrès sociaux, et seule une éducation libérale nous permettra d’en pressentir l’évolution. « Ceux dont j’ai eu le plus à souffrir dans la conduite de mon entreprise, disait sir Robert Watson-Watt lors de son passage à Montréal, sont les gens brillants et ingénieux dans leurs spécialités, mais qui n’ont pas appris leur métier d’êtres humains. »
Les qualités administratives
Mais il n’y a pas que les ouvriers qui se ressentiront de l’automation. Dans les petites comme dans les grandes entreprises, l’administration par intuition ne résistera pas au nouveau régime. L’époque où il suffisait d’avoir la main heureuse, l’époque du choix à vue de nez des contremaîtres et des adjoints, l’époque de la direction au petit bonheur, tout cela est révolu.
Le directeur d’une entreprise où règne l’automatisme devra posséder au plus haut point l’art d’utiliser des connaissances et des données systématiques, même s’il n’a lui-même aucun diplôme universitaire. Il devra avoir une plus grande intelligence que jamais de toutes les phases de la production et la sagesse de prévoir, avec une certaine clarté et une certaine assurance, la tournure que prendront les choses.
Que doit faire le chef de service conscient du fait qu’une nouvelle ère commerciale est déjà commencée, ou poind à l’horizon de sa profession. Il doit poser des questions, faire des recherches, acquérir une connaissance plus approfondie du milieu ambiant de son entreprise, puis repenser beaucoup de plans et de programmes considérés comme choses établies. Ces programmes sont-ils vraiment bons ? Sont-ils bien orientés ? Le programme des ventes est-il convenable ? Les prix sont-ils fixés d’une façon réaliste ? Les relations avec le personnel sont-elles satisfaisantes ?
Il n’y a aucune honte, même pour le sage, à vouloir apprendre et à prêter l’oreille à la voix de la raison. Sous le régime de l’automation, les renseignements et les faits seront connus beaucoup plus vite que maintenant, et le succès en affaires appartiendra au chef d’entreprise qui sera en mesure de se les procurer tous et qui aura appris à les analyser avec logique et à les utiliser sans retard.
L’âge de l’automation
Loin d’être enflés d’orgueil devant les progrès de la science, nous avons de nombreuses et excellentes raisons d’être modestes au sujet de nos découvertes et de nos réalisations, car chaque découverte et chaque invention ouvrent à notre esprit de nouveaux horizons au delà desquels règne l’inconnu.
Un écrivain écossais bien connu, A. Gowans Whyte, dit quelque part ces mots qui sont de nature à encourager les humains à rester maîtres de la situation quel que soit le degré de perfectionnement atteint par la machine. « Ce qui nous étonne lorsque nous songeons à quel point l’homme se trouva désavantagé, dès l’origine, dans la lutte pour la vie…, c’est qu’il ait réussi à survivre. Le secret de sa victoire finale tient à la complexité et à la supériorité des hémisphères de son cerveau. À ce stade de l’évolution, l’intelligence l’emporta sur la force brutale. »
Nous pouvons permettre aux machines automatiques de nous débarrasser de la corvée des tâches courantes et éreintantes, mais nous devons nous réserver et nous préparer pour les travaux qui exigent du jugement et une grande compétence technique. La machine ne nous isolera pas forcément des grands problèmes de la nature, mais elle peut nous amener à nous y plonger plus profondément.
L’automation n’est plus à prendre ou à laisser. Il faudrait n’avoir aucun sens de l’histoire et de la destinée pour vouloir arrêter un mouvement qui promet d’accroître les biens du monde et de rendre le travail humain moins pénible. Nous ne pouvons pas empêcher que le jour succède à l’aube : le soleil poursuit inexorablement sa course. Mais nous pouvons élargir le champ de notre intelligence de façon à tirer le meilleur parti possible de cette nouvelle invention humaine.