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À peine une douzaine de monuments dans le monde ont acquis une valeur symbolique assez forte pour suggérer aussitôt l’image d’une ville ou d’un pays, et le secteur touristique les utilise abondamment pour évoquer l’attrait de lointaines contrées : le Taj Mahal pour l’Inde, la tour Eiffel pour Paris, le Parlement pour Londres. L’un des plus réputés est le Parthénon. Ce temple d’Athéna, la déesse vierge, domine du sommet de l’Acropole la ville qui porte son nom. Même à moitié en ruines, sa représentation évoque non seulement Athènes et la Grèce, mais tout l’univers intellectuel et artistique de l’antiquité classique.

Son architecture est si parfaite qu’il serait presque sacrilège de penser que le Parthénon doit en partie son renom à la place prééminente qu’il occupe dans une grande ville. Il le doit plus encore à la volonté de ses créateurs de ne pas ménager la dépense. À l’exception des poutres de son toit et des crampons de fer qui en joignent les moellons, ce temple a été entièrement construit en marbre poli, quasi-indestructible (jusqu’à la venue de la pollution industrielle), ciselé par des mains amoureuses pour parfaire les alignements et les courbes imperceptibles auxquels ce monument, subtil entre tous, doit sa vitalité. L’ornementation du Parthénon comprend aussi des sculptures d’une abondance inusitée, toutes d’une qualité insurpassée. Son coût, en grande partie assumé par les alliés assujettis d’Athènes, fut colossal. La ferveur religieuse et la fierté civique se sont combinées pour ériger un monument triomphal à la richesse et la puissance de la démocratie athénienne.

La côte orientale du Canada et la Nouvelle-Angleterre sont parsemées de maisons traditionnelles dites « en boîte à sel », comportant deux étages en avant mais un seul à l’arrière, si bien que, vue de côté, la pente arrière du toit sur pignon est nettement plus longue que celle de la façade. Souvent très attrayante dans son élégance fonctionnelle, la « boîte à sel » vêtue de bois, à vocation privée et profane plutôt que publique et sacrée, dénuée d’ornements et sans la moindre prétention, ne pourrait être plus différente du Parthénon.

Néanmoins, tous deux ont en commun un point important : ils ont été désignés par des autorités compétentes comme des éléments du patrimoine architectural et, par conséquent, comme dignes d’être préservés. On en compte bien d’autres. Après des débuts hésitants au dix-neuvième siècle, le mouvement en faveur de la protection des monuments dits « historiques » a pris son élan au vingtième, souvent à la faveur de la destruction d’un édifice important, tel que la Pennsylvania Station à New York, qui a secoué l’opinion publique. Depuis plusieurs décennies maintenant, la protection du patrimoine national fait partie des objectifs politiques officiels de pratiquement tous les pays, même si dans les faits, elle est pratiquée avec une efficacité très aléatoire. Elle joue un rôle important dans l’affectation des espaces urbains et naturels en réponse aux besoins des hommes. Des ministères, des organismes officiels semi-autonomes et des associations bénévoles édictent des règles, proposent des méthodes, publient des guides, font des suggestions pratiques, et surtout, dressent des listes de monuments, de sites et de paysages dont l’intégrité doit être respectée en toute circonstance ou, tout au moins, qui ne peuvent être démolis ou modifiés qu’avec la sanction d’une autorité. Le nombre de sites ainsi répertoriés est stupéfiant. Aux États-Unis seulement, le registre national des sites historiques, qui n’existe que depuis 1966, comprend déjà plus de 87 000 sites et plusieurs s’ajoutent à la liste régulièrement.

Comme partout ailleurs, cette croissance résulte en grande partie de l’élargissement du concept de « patrimoine » lui-même. Autrefois limité à des édifices publics importants, généralement vieux de plusieurs siècles, le patrimoine comprend aujourd’hui des sites archéologiques, des paysages, des bâtiments industriels… tout ce qui est représentatif d’un mode de vie distinctif ou d’une époque particulière, même inscrite dans la mémoire de témoins encore vivants. Le patrimoine a aussi été étendu à des régions sauvages qui rappellent ce que l’homme a épargné plutôt que ce qu’il a créé – et à des activités culturelles considérées comme suffisamment évocatrices d’une tradition. Cette élasticité explique que les boîtes à sel aient rejoint, parmi les sites du patrimoine de l’humanité, le Parthénon, ainsi que les maisons troglodytes du plateau du Loess en Chine septentrionale, les rocs sculptés de l’âge du fer en Suède, les statues monolithiques de l’île de Pâques, les palais des tzars en Russie et la laverie à la vapeur de Juneau, en Alaska.

La lecture de ces listes est à la fois instructive et déconcertante, en ce qu’elle souligne l’étendue de notre ignorance. Rares sont, en effet, les lecteurs ayant entendu parler de tous les 821 sites qui, selon l’UNESCO, font partie du patrimoine de l’humanité. Cette superliste donne une bonne idée de l’ampleur que le concept du patrimoine a acquise de nos jours. Inévitablement, les choix de l’UNESCO sont inégaux ; ils ont été influencés par l’importance plus ou moins grande que chaque pays membre attache à son héritage et, bien sûr, par les conjonctures politiques les plus diverses. Ainsi, l’Irak, lieu de la plus ancienne civilisation du monde, ne compte que trois sites dans la liste. Deux y figurent depuis 2003 seulement, et ceux de Babylone, de Ninive et d’Ur en sont absents, en dépit de la place exceptionnelle que ces villes antiques ont occupée dans l’histoire de l’humanité. Ajoutons, à la décharge de l’UNESCO, que cet organisme fait des efforts honorables pour dresser une nomenclature complète tout en appliquant des normes rigoureuses, et ces lacunes seront comblées tôt ou tard.

Il est plus impressionnant encore, peut-être, qu’une liste soit le soutien universel dont bénéficie l’idée de la préservation du patrimoine. Ce concept est si profondément inscrit dans les esprits que personne ne songerait à en remettre la valeur en question. Comme pour la paix et la démocratie, personne ne conteste le principe qu’il est souhaitable de préserver le patrimoine de l’humanité, même s’il suscite des objections dans certains cas. Pourtant, ce principe est radicalement nouveau et son acceptation est l’un des phénomènes les plus remarquables du monde d’aujourd’hui. Pendant des siècles, l’idée de préserver des bâtiments pour la seule raison qu’ils témoignent d’un passé important aurait semblée étrange. La plupart ont été construits à des fins utilitaires, ou pour impressionner parfois certes, mais, récemment encore, personne ne les percevait comme des témoins du passé. Certains doivent à leur seule solidité d’avoir résisté aux assauts du temps. Beaucoup de bâtiments de pierre ou de brique importants ont traversé les siècles parce qu’il était plus facile de les affecter à de nouveaux usages que de les remplacer entièrement. Quelques-uns ont perduré en raison du caractère sacré que leur conféraient leur fonction ou leurs liens historiques. En revanche, un conquérant déterminé n’hésitait pas à déclarer que la déité serait plus heureuse ou le saint mieux honoré dans un sanctuaire ou un tombeau plus grand et beau.

D’autres dangers guettaient aussi les structures, même les plus solides. Souvent, ces dangers n’émanaient pas d’un désir de réaménager les lieux, mais des économies que permettait le recyclage. Avant l’avènement du chemin de fer, le transport de la pierre d’une carrière à pied d’œuvre pouvait absorber le tiers ou même la moitié du coût total d’un bâtiment. C’est pourquoi bien des temples grecs et des châteaux forts médiévaux sont devenus des bergeries ou des murs de clôture des champs. Si le Colisée de Rome est aujourd’hui partiellement en ruines, ce n’est pas à cause des déprédations des Wisigoths ou des Vandales, mais parce que les papes l’ont successivement utilisé comme une carrière d’accès facile. Les principales raisons motivant de nouvelles constructions étaient toutefois les dommages causés par des incendies, des guerres, des cataclysmes ou, tout simplement, le passage du temps. Ces changements n’étaient pas assez rapides pour donner l’impression de la disparition du passé, d’autant plus que les nouvelles constructions ressemblaient souvent beaucoup aux anciennes.

Un changement aussi radical dans les attitudes soulève des questions, surtout à l’égard de l’idée paradoxale de préserver le passé lui-même. Le patrimoine, qu’est-ce que c’est ? Comment ce concept évolue-t-il ? En pratique, que pouvons-nous ou devons-nous faire pour le préserver ? Dans quelle mesure convient-il de le faire ? Ce concept est-il menacé par son propre succès ? Et dans quelle mesure est-il possible de concilier la préservation du passé et le droit d’accès public ? Qui devrait assumer le coût souvent important de la préservation, surtout les coûts d’opportunité ? Enfin, qu’est-ce qui a déclenché cette révolution dans notre perception du passé ?

À la base, la définition du patrimoine est assez simple. À l’exception de la nature à l’état sauvage, notre patrimoine est tout ce qui survit des œuvres des générations passées : champs et villes, routes et maisons, temples et palais, ainsi que l’héritage culturel transmis par l’enseignement et par l’exemple. Cela dit, notre patrimoine est à la fois plus et moins que tout ce que le passé nous a laissé. C’est moins, car il est évident que, même si on le dit rarement explicitement, nous ne pouvons ni ne voulons tout garder. Non seulement cela serait impossible, mais il faut aussi à chaque génération de la place pour son propre apport à l’histoire. C’est aussi plus, parce que nous sommes d’accord pour ne vouloir conserver que ce qui a une valeur ou une signification particulière. Définir cette valeur ou cette signification est la première étape incontournable de tout programme de conservation cohérent.

Trois critères importants ont été invoqués pour répondre à ces questions. Loin d’être mutuellement exclusifs, ces critères peuvent au contraire se renforcer. Il s’agit de la valeur esthétique, de la valeur documentaire et de la valeur identitaire. Un immeuble, un quartier urbain ou un paysage mérite d’être préservé s’il est beau ou pittoresque ; s’il témoigne d’une époque ou d’événements historiques importants, y compris par son style architectural ; ou s’il est représentatif du concept qu’une société a de son identité ou de son caractère national. Tous ces critères sont plus ou moins subjectifs. Le plus objectif est sans doute la valeur documentaire, car les historiens s’entendent généralement pour attribuer l’architecture d’un bâtiment à une période ou à un style. La valeur esthétique, par contre, est loin de faire toujours l’unanimité.

Il est intéressant d’observer que, dans les mandats ou énoncés de missions des organismes de conservation, la valeur esthétique, que beaucoup d’initiateurs du mouvement pour la protection du patrimoine auraient jugé primordiale, n’est généralement qu’un élément d’une liste, quand elle est mentionnée. Cela est sage, car la plupart des gens s’entendent pour dire qu’un édifice est beau ou qu’un autre ne l’est pas, mais le classement des monuments selon ce critère les assujettirait à la fois aux goûts individuels – qu’on pense aux évaluations souvent contradictoires de l’esthétique des tours de verre d’aujourd’hui – et aux brusques revirements de la mode. Il y a cent cinquante ans, l’historien de l’art John Ruskin, qui a exercé une influence énorme à son époque, affirmait que l’art gothique anglais primitif était non seulement esthétiquement, mais aussi moralement, supérieur à ses successeurs « surchargés et perpendiculaires ». Les églises de style gothique anglais primitif qui ont surgi dans tout le monde anglophone ont par la suite été jugées aussi désuètes que toute la gamme des autres styles dits « victoriens ». Dans les années 1920, les arbitres du bon goût ont décrété que les constructions victoriennes manquaient d’originalité ou, pire encore, qu’elles étaient hideuses. L’engouement s’est alors réorienté vers la pureté classique du style géorgien ou le minimalisme audacieux du modern style.

Puis la vapeur s’est à nouveau renversée. Une nouvelle génération a découvert toute la vigueur, la créativité, l’exubérance et les innombrables autres qualités des styles victoriens. Des chefs-d’œuvre, tels que la gare Victoria de Bombay ou le Keble College d’Oxford, ont soudain été retirés de la liste des horreurs et admirés pour l’enthousiasme indéniable de leur architecture et la qualité artisanale de leur décoration. Des motifs décoratifs ont réapparu sur les nouvelles constructions, avec des échos des arts classique, gothique et baroque, et le public s’est mis à déplorer l’uniformité monotone que le modern style avait imposée aux villes du monde entier. Et les revirements de ce genre ne touchent pas que l’architecture. La perception des paysages change aussi. Au XVIIIe siècle, les chaînes de montagnes étaient considérées comme des déserts arides (le poète Thomas Gray dit avoir tiré les rideaux de sa diligence pour ne pas voir la laideur des Alpes). Cent ans plus tard, les mêmes montagnes étaient devenues des sources d’inspiration et d’appel à l’héroïsme, évocatrices de divinités. Aujourd’hui, le voyageur est simplement reconnaissant de ne pas y voir de lignes à haute tension ou de lotissement semblable à celles dans lequel il habite.

Autant dire que la valeur esthétique est plus instable que les sables mouvants. L’idée qu’un style architectural soit fondamentalement supérieur à un autre semble aujourd’hui indéfendable, ce qui nous permet d’admirer les monuments les plus divers, mais ne nous aide guère à deviner lesquels nos descendants nous seront reconnaissants d’avoir préservés. Les critères de l’histoire et de l’identité peuvent sembler plus cohérents, mais ils n’en sont pas moins sujets à des changements ou, pire, à des conflits. Au XIXe siècle, les pionniers de la conservation architecturale pensaient qu’il fallait protéger les cathédrales et les palais, mais pas les granges ni les maisonnettes. Leur point de vue était lié à leur conception de l’histoire, encore presque limitée à des listes de rois et de batailles. Cependant, au fur et à mesure que l’approche de l’histoire a été élargie pour inclure l’évolution sociale, économique et culturelle, puis, finalement, la vie quotidienne des petites gens, les constructions dans lesquelles ceux-ci ont vécu et travaillé ont acquis une signification nouvelle, surtout dans les pays neufs, colonisés par les Européens, qui n’avaient pas de cathédrales et de palais anciens. Cette lacune a contribué à l’élargissement du concept de patrimoine et augmenté considérablement la variété des sites jugés dignes de conservation.

Parmi les trois critères, la valeur identitaire est, de beaucoup et pour le meilleur ou pour le pire, celui qui est le plus chargé sur le plan affectif. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement britannique a délibérément fait la promotion d’une image de l’Angleterre faite de villages pittoresques avec églises, manoirs, places publiques et prairies parsemées de moutons. Cette image ne représentait guère la réalité, puisque moins d’un Anglais sur vingt vivait dans un village, pittoresque ou non. Cette contradiction est cependant sans importance. L’image a donné aux Anglais une vision justifiant leur combat contre la laideur d’une Allemagne urbaine et industrialisée, remplie de relents empoisonnés, de machines bruyantes et de gendarmes bottés.

La création de cette image idyllique est un bon exemple de l’utilisation du patrimoine pour créer une identité. Elle a été largement reprise. Les autorités de certains pays font la promotion de monuments historiques pour renforcer un sens fragile de l’identité nationale. Les pays démocratiques ont depuis longtemps pris conscience des liens entre le patrimoine et l’identité nationale et de l’influence qu’ils peuvent exercer sur les électeurs et les consommateurs. Les hommes politiques se font photographier devant des édifices suggérant une vie simple et tranquille. En plus de vendre le soleil et le sable, les publicités touristiques créent un monde composé de peu de villes et sans banlieues, mais plein d’immeubles pittoresques, de paysages enchanteurs, de cathédrales ou de palais. Le problème, c’est qu’un même bâtiment ou paysage peut suggérer différentes choses à des groupes différents mais, dans ce cas aussi, les perceptions changent avec le temps. Les demeures de style géorgien et les châteaux pseudo-médiévaux de l’aristocratie anglo-irlandaise étaient perçus comme des symboles d’oppression dans les premières années de l’indépendance de l’Irlande, et plusieurs ont été incendiés durant les soulèvements du début des années 1920. Beaucoup d’autres sont aujourd’hui en ruines, mais au fur et à mesure que s’est estompé le souvenir de l’asservissement, les élégantes demeures irlando-géorgiennes sont devenues un élément précieux du patrimoine national. Les châteaux du XIXe siècle ont repris du service avec un secteur touristique florissant, et les sombres aspects de leur passé a été discrètement mis de côté. Un changement d’attitudes similaire a favorisé la restauration des demeures entourées de murs de l’aristocratie lettrée de la Chine, un moment menacées d’oblitération pendant la Révolution culturelle.

Pour surmonter ces obstacles, les gouvernements sont portés à subordonner les choix à un processus en trois étapes. La première est l’adoption de normes officielles exprimant généralement des principes très généraux, dont les normes de Parcs Canada fournissent un bon exemple :

« Valeur patrimoniale : importance esthétique, historique, scientifique, éducative, culturelle, sociale ou spirituelle [d’un lieu] pour les générations passées, présentes ou futures. »

L’on pourrait difficilement trouver des termes plus généraux. L’esthétique a refait surface et la valeur « spirituelle » ajoute une nouvelle dimension qui pourrait déconcerter certains pays plus séculiers. Pour l’application de définitions aussi générales à des cas particuliers, les gouvernements s’en remettent aux opinions d’experts – architectes, historiens, chercheurs, archéologues – et, de plus en plus, à l’opinion publique ou communautaire, qu’ils recueillent par voie de consultations visant aussi bien les personnes directement concernées que les groupes bénévoles œuvrant dans le domaine.

Le cheminement en trois étapes – normes, avis d’experts et consultation – n’est pas la solution idéale. Sa complexité permet mal de faire face aux situations d’urgence qui se présentent fréquemment. Comme c’est souvent le cas avec les organismes d’État modernes, ce processus peut conférer trop de pouvoirs aux groupes de pression, au nom de l’engagement communautaire. Il dilue la subjectivité que comporte inévitablement l’exercice d’un jugement de valeur mais, pas plus que tout autre processus imaginable, il ne peut l’éliminer complètement. Les experts sont aussi des humains, et nous sommes tous plus ou moins prisonniers des valeurs et attitudes de notre époque. En pratique, la décision est souvent dictée par les événements, par exemple quand un édifice ou un site éventuellement important est menacé de démolition ou de lotissement. Mais il est difficile d’imaginer une meilleure méthode. Le cheminement en trois étapes tient certainement compte de plus de faits historiques et d’opinions informées, et la participation du public réduit le risque de manipulations occultes si des sommes importantes sont en cause.

Nous avons jusqu’ici utilisé les mots « conservation » et « préservation » indifféremment, mais dans l’usage courant, la préservation, c’est-à-dire le maintien de l’intégrité physique d’un édifice ou d’un site, n’est qu’une forme de conservation. La réhabilitation, plus ambitieuse, confère une nouvelle utilité à un bâtiment tout en préservant sa valeur patrimoniale, un double objectif qui suscite de sérieuses difficultés pratiques. Plus ambitieuse encore est la restauration, qui consiste à rendre à un bâtiment l’apparence qu’il avait à un moment particulier dans le passé.

La restauration présente des difficultés dans le cas de tout édifice qui a été utilisé pendant une période prolongée. D’abord, à quel stade de son histoire veut-on ramener le monument ? Comme on l’a vu, nous ne croyons plus à la supériorité des périodes « classiques », mais l’objectif doit, dans une certaine mesure, correspondre aux valeurs prévalant à l’époque visée par la restauration. On risque toujours de sacrifier la valeur historique du monument à une mode ou une idéologie passagère. Prenons, par exemple, le Panthéon de Rome. Il fut construit par l’empereur Hadrien (117 135 de notre ère), et il est le plus vieux monument intact d’Europe et l’un des plus remarquables de tous les temps. Au VIIe siècle, il fut converti en église, ce qu’il est toujours. Au XIXe siècle, les rois d’Italie ont décidé, avec une certaine arrogance, de s’y faire enterrer, et leurs tombes s’y trouvent encore. L’église et les tombeaux surprendraient beaucoup Hadrien, mais personne ne suggère de les en retirer au nom d’une « restauration » quelconque. Les supprimer serait refaire l’histoire plutôt que l’illustrer.

Quoi qu’il en soit, l’idée de restaurer les monuments patrimoniaux est populaire, comme l’est aussi celle de les reconstruire entièrement, comme la forteresse de Louisbourg, au Cap-Breton. Bien des gens considèrent que ces deux approches accroissent la valeur éducative des lieux historiques. Elles augmentent certainement aussi leur valeur touristique, car ces sites attirent des visiteurs qui n’apprécieraient guère de ne trouver que quelques hectares de ruines poussiéreuses. Certains, manquant de confiance envers l’imagination des visiteurs, ont même recours à des acteurs pour illustrer les activités des occupants d’autrefois. Dans certains contextes, ces reconstitutions peuvent, comme le patrimoine en général, renforcer le sentiment d’appartenance à une collectivité partageant un passé commun.

Hélas, la restauration et la reconstruction peuvent aussi être asservies à des fins personnelles et politiques. Sir Arthur Evans, qui a fait excaver le palais de Minos, à Knossos, était si fier de l’avoir fait (et si riche) qu’il a reconstruit à ses frais une bonne partie du palais, lui ajoutant probablement plusieurs étages que le roi Minos n’a jamais vus. Au Mexique, dans les décennies qui ont suivi la Révolution (achevée en 1920), le gouvernement a voulu faire du passé précolombien le fondement de l’identité nationale. Il a affecté des sommes énormes à la restauration – peut-être pas toujours très fidèle – de temples et de pyramides. Ces travaux ont contribué tant au secteur touristique mexicain qu’à la fierté nationale. À des fins plus douteuses, Saddam Hussein avait entrepris de restaurer Babylone avec des briques portant l’inscription « Saddam, fils de Nabuchodonosor », comme s’il était lui-même roi de Babylone. Et pour que personne ne puisse l’ignorer, les visiteurs étaient accueillis au site par un immense panneau montrant Saddam et Nabuchodonosor à son côté.

Un autre danger de la restauration, davantage en Amérique du Nord peut-être, est une « Dysnéification » consistant à présenter le passé comme étant beaucoup plus propre, organisé et salubre qu’en réalité. La création de telles versions expurgées est l’un des nombreux problèmes qu’entraîne la combinaison de projets de restauration avec les objectifs de la consommation et du tourisme. Il est bien certain que le tourisme a largement contribué à populariser la conservation du patrimoine et qu’il le justifie, surtout aux yeux des organismes publics qui doivent en assumer le coût. Il est difficile aussi de critiquer le principe : pourquoi préserver un patrimoine si personne ne doit le voir ? Certaines incompatibilités sont pourtant inévitables. Peu de bâtiments autres que des cathédrales sont assez grands pour accueillir simultanément des centaines ou des milliers de visiteurs. Beaucoup, d’ailleurs, n’ont pas été conçus du tout pour accueillir le public. Les architectes de tombes d’Égypte étaient certainement bien loin de penser aux essaims de touristes circulant en autocar. Même dans des situations moins extrêmes, les touristes les plus respectueux de l’environnement peuvent causer des dégâts et de l’usure. Il a fallu fermer les célèbres cavernes peintes de Lascaux, en France, parce que l’haleine des visiteurs les endommageait. De plus, tous les touristes ne se comportent pas comme ils le devraient. Les châteaux ouverts au public doivent être préalablement dégarnis des objets transportables ou empochables qui s’y trouvent, ce qui donne l’impression d’un musée plutôt que d’une demeure où des gens ont vécu et, souvent, vivent encore.

Il existe aussi un problème plus fondamental, et insoluble : celui du manque d’espace. Le centre historique de Venise compte 70 000 habitants. Construit sur des îles, il ne peut s’étendre ni en hauteur ni en largeur. Or, il accueille plus de sept millions de visiteurs chaque année. Il n’est donc pas surprenant que les personnes qui ne travaillent pas dans le domaine du tourisme -cuisiniers, serveurs, guides, gondoliers – ou ne sont ni des fonctionnaires ni des éducateurs, préfèrent déménager. En pratique, la ville est aujourd’hui, à la fois, un musée splendide et un parc thématique. Elle accueille des foules incroyables au printemps et en automne, et les détritus et la pollution s’y accumulent à l’avenant. Sous la pression de la demande, les prix montent en flèche, comme le découvre vite quiconque commande une tasse de café sur la place Saint-Marc. Les prix des chambres d’hôtel sont si extravagants que la plupart des visiteurs logent sur la terre ferme ou ne viennent à Venise que pour une journée. Cette situation est foncièrement anti-démocratique. Pourquoi les gens fortunés seraient-ils seuls à pouvoir profiter d’un des lieux les plus magiques du monde ? La seule autre solution serait de limiter le passage d’une façon ou d’une autre. D’autres sites célèbres, y compris Stratford-upon-Avon, en Angleterre, souffrent du même problème : le tourisme de masse menace de les détruire. Quelles que soient les solutions envisagées, on peut facilement prévoir que, tôt ou tard, il sera plus difficile de décider qui doit avoir accès au patrimoine que de déterminer ce qui doit y figurer.

Néanmoins, dans l’ensemble, les effets du tourisme sont extrêmement positifs. Il aide à absorber les coûts, surtout en Europe, où la plupart des pays sont très riches en monuments historiques, en sites archéologiques et en paysages ayant une valeur patrimoniale indiscutable, mais dont la protection, l’entretien et le personnel coûtent cher. L’excellent état des immenses cathédrales gothiques, après 800 ans ou plus, est sans aucun doute un hommage à leurs constructeurs, mais bon nombre seraient disparues aujourd’hui si elles n’avaient pas été entretenues au fil des siècles par des ouvriers hautement qualifiés. Les achats et les billets d’entrée des touristes, ainsi que des subventions publiques souvent généreuses, permettent le financement de charges souvent très lourdes ; ils aident les aristocrates insuffisamment nantis à entretenir leurs demeures ancestrales et les villes à organiser des services d’accueil pour les vagues annuelles de touristes. Pour remédier, du moins partiellement, au problème de la surpopulation, on pourrait imposer un « droit de congestion » dans le genre de celui qui est désormais exigé pour circuler dans le centre de Londres. Obliger tous les visiteurs à payer également, tout en prévoyant les réductions usuelles pour les étudiants et les aînés, permettrait de respecter le principe de l’accessibilité tout en finançant l’entretien et en préservant la qualité de l’expérience pour les visiteurs.

Quelque épineuse que soit cette question, il devrait être possible de la résoudre en la considérant du point de vue des coûts d’opportunité. Un immeuble ou un paysage dont l’on tient vraiment à préserver l’intégrité ne peut pas être affecté à des fins nouvelles. Entre autres, il ne peut pas être réaménagé de façon à en rationaliser l’usage et à accroître sa valeur ou les revenus qu’il procure. Si le site appartient à un particulier, cette restriction peut souvent entraîner un manque à gagner important pour le propriétaire. Un lotisseur est rarement populaire, surtout s’il s’agit d’une grande entreprise ; pour les militants de la conservation du patrimoine, il est l’ennemi incarné. Mais il est difficile de justifier que le propriétaire d’une maison puisse la vendre à un lotisseur et réaliser ainsi un profit (non imposé au Canada s’il s’agit d’une résidence principale) alors que son voisin immédiat ne peut pas le faire, simplement parce qu’une autorité a classé sa maison comme site patrimonial. Il peut sembler logique que, si la société veut préserver cette maison, elle devrait compenser son propriétaire pour ce manque à gagner. Mais l’énormité des frais que l’application de ce principe pourrait entraîner a, jusqu’ici, empêché son adoption. Par contre, si le propriétaire doit faire des réparations coûteuses et remplacer une plomberie du XIXe siècle, il peut bénéficier de concessions fiscales et, parfois, d’une subvention directe.

Ce domaine du droit et de la jurisprudence est complexe et en pleine évolution. L’on peut considérer qu’il existe une différence de principe entre le propriétaire auquel on impose une désignation patrimoniale et le lotisseur qui achète la maison en comptant bien parvenir à faire modifier son classement. C’est ce genre de problèmes qui impose une revue judiciaire pour tant de désignations patrimoniales et qui incite parfois – quoique pas toujours – les juges ou arbitres à sympathiser avec le propriétaire : en pratique, celui-ci se fait confisquer son bien sans la protection d’une procédure judiciaire appropriée. Souvent, le principal effet d’une désignation patrimoniale est d’alerter le public sur la perte possible d’un site historique. Parfois, sous la pression de l’opinion publique, un lotisseur proposera un compromis, par exemple, la préservation de l’un des édifices visés ou d’une façade classique du XIXe siècle sur un bâtiment tout neuf. En fait, il n’existe aucune solution claire dans ce domaine, et certainement aucune solution peu onéreuse ; le système actuel du cas par cas semble destiné à perdurer car les solutions plus rationnelles ne sont pas politiquement viables.

Quelles conclusions tirer de tout cela ? Pourquoi tant de gens, à travers le monde, s’intéressent-ils aussi activement à la préservation du passé ?

Deux raisons ont déjà été suggérées. D’abord, ce patrimoine est une importante source d’affirmation de l’identité individuelle et collective dans un monde de plus en plus voué à l’homogénéité. Comme tous les symboles, les édifices, villes ou paysages à caractère patrimonial comptent plus pour ce qu’ils représentent que pour ce qu’ils sont. Ils résument mieux que toute éloquence ce que cela veut dire d’être Américain, Russe ou Mexicain. Ils relient au passé un présent qui évolue à un rythme déconcertant. Dans presque tous les pays, certains édifices sont devenus intouchables, pour ne pas dire sacrés. Personne ne songerait à réaménager, quelque colossale qu’en soit la valeur potentielle, le site de la cathédrale Saint-Paul de Londres ou celui du Palais impérial de Tokyo. En fait, l’homme a tellement besoin d’affirmer son identité que certains édifices doivent d’être arrachés à l’oubli et à la négligence au fait qu’ils incarnent une époque glorieuse ou un trait national aimé.

La seconde raison est d’un ordre plus pratique. Le patrimoine est une énorme entreprise commerciale. La désignation, la conservation, l’exploitation et l’étude de sites, grands et petits, exigent l’intervention de nombreuses personnes de grande compétence, dont les activités sont financées par l’État, des organismes bénévoles et les revenus réalisés par les sites eux-mêmes. Le patrimoine est intimement lié au tourisme, qui est maintenant, paraît-il, la plus grosse industrie du monde. Et qu’on aime ou honnisse le tourisme, aucun gouvernement ne peut l’ignorer et la plupart affectent des sommes considérables à sa promotion. Le touriste désire, par définition, voir quelque chose qu’il n’a pas chez lui, et la conservation du patrimoine répond parfaitement à ses aspirations.

Ces deux raisons sont intimement liées à une troisième : la diffusion formelle et informelle du savoir. Les écoles et les universités inculquent aux étudiants la conscience du passé et les sensibilisent à l’existence de sociétés différentes, vivantes ou éteintes. La télévision contribue aussi à la diffusion de ces connaissances en offrant aux regards les merveilles de la nature et les plus belles réalisations humaines. Elle aide ainsi les individus à définir leur propre identité en termes de monuments et de lieux symboliques. Elle stimule leur curiosité en leur faisant connaître les régions lointaines et renforce le besoin d’évasion, source fondamentale du tourisme de masse.

La dernière raison est sans doute la plus évidente et fondamentale. Parler de la vitesse du changement est un cliché, mai qui nous touche tous. La plupart des plus de 40 ans ont vécu l’expérience de revoir un lieu autrefois familier sans pouvoir le reconnaître. Plus que les générations précédentes, nous savons que le passé ne se préserve pas de lui-même. Si nous lui attribuons une valeur, nous devons le protéger des pressions que nous créons nous-mêmes. Peut-être savons-nous aussi, à un niveau plus fondamental, que notre patrimoine ne nous appartient pas : nous en sommes les dépositaires et il nous incombe de le transmettre aussi intégralement que possible aux générations futures. C’est ainsi que nous acquittons notre dette envers ceux qui nous l’ont légué.