« L’homme est la mesure de toute chose. » Ainsi parlait Protagoras, il y a plus de 2 400 ans. Ce qu’il voulait dire est, aujourd’hui encore, matière à débat. Peut-être, tout simplement, que les impressions sensorielles sont incomparables : le vert que je vois est-il identique à celui que vous voyez ? Ou encore, que l’objet dont l’être humain ne peut prendre la mesure n’existe pas, n’a pas de réalité tangible. Si cette dernière interprétation est la bonne, plusieurs penseurs contemporains lui donneraient raison. Chose certaine, aujourd’hui, dans une civilisation de plus en plus vouée à la science et à la technologie, l’être humain mesure tout, y compris lui-même.
Mesurer, c’est se servir des unités normalisées pour comparer des objets ou des concepts de même catégorie : en tout premier lieu le temps, le poids et la longueur ou la distance. La pratique a peut-être surgi de la fabrication des premiers outils. Les chasseurs utilisaient des sagaies pour tuer leurs proies sans trop s’exposer. Une arme trop courte ou trop légère n’aurait pas été efficace ; trop lourde ou trop longue, elle n’aurait pu être projetée assez loin ou précisément. Il y avait donc une longueur et un poids « justes » qui se transmettaient de génération en génération. Impossible de savoir quand les poids et longueurs ont été, pour la première fois, formulés sous forme de grandeurs abstraites et uniformes. Les unités de mesure du temps se sont imposées d’elles-mêmes : l’alternance de clarté et d’obscurité créée par la rotation terrestre, les phases de la lune et la course annuelle du soleil fondent la mesure du temps encore de nos jours. Les unités de longueur et de poids, en revanche, sont une invention qui remonte à l’apparition des premières villes : des poids de balance (ressemblant, personne ne sait pourquoi, à des canards) ont en effet été découverts dans les ruines de Sumer.
Même sans ces canards mésopotamiens, nous aurions été portés à penser que les unités de mesure sont un produit des premières sociétés évoluées, car les unes n’auraient pas pu se développer sans les autres. L’architecture, l’arpentage, le commerce, la fiscalité, la guerre organisée – dans tous ces domaines, le progrès était tributaire d’un système reconnu de poids et de mesures. L’application de tels systèmes a été l’une des premières fonctions de l’État. Ce qui frappe le plus, peut-être, dans la construction des pyramides égyptiennes, ce n’est pas leur taille, certes énorme, mais leur perfection géométrique. La base de la grande pyramide – 229 mètres au carré – s’écarte de moins de 0,1 % du carré parfait ; exploit si étonnant que certains l’ont attribué à l’intervention d’extraterrestres ! En réalité, il est le fruit d’un soin infini et de mesures répétées à l’aide de cordes et d’une unité officielle, la fameuse coudée royale de 52,5 cm. Définie à l’origine comme la distance entre le coude et l’extrémité du grand doigt, la coudée allait connaître un brillant avenir. La Bible raconte que Noé s’en servit pour construire son arche, et le roi Salomon, pour bâtir son temple. Avec de légères variantes, la coudée a été en usage jusqu’à une époque récente dans tout le Moyen-Orient et le monde musulman (y compris les pays jadis musulmans de la péninsule ibérique).
Les premières unités normalisées mesurant un concept abstrait, en l’occurrence la valeur économique, apparaissent elles aussi avant l’écriture. Comme il est crucial qu’elles conservent cette valeur et en permettent non seulement la mesure, mais aussi l’échange, elles ne sont pas abstraites du tout : elles s’incarnent en général dans un objet léger, facilement comparable et hautement prisé comme le cauri en Afrique et la fève de cacao chez les Aztèques et les Mayas. Les Grecs de la période archaïque, aux environs de 800 à 500 av. J.-C., se servent de petites broches de métal – des brochettes de souvlaki. « Drachme », le nom encore donné à la monnaie grecque, signifie » poignée » – une poignée de ces broches métalliques qu’on appelait oboles. Moyen de règlement des transactions importantes dans l’Irlande d’autrefois comme en Afrique de l’Est aujourd’hui, le bétail fait exception à la règle de la légèreté, mais il a le double avantage de se transporter lui-même et de produire de la valeur en plus de la stocker. Fait étrange, l’État tarde à occuper ce champ de compétence si potentiellement lucratif. Ses premières pièces sont des lingots de métal de poids identique, dont l’uniformité est garantie par le sceau de l’émetteur – système dont nous avons conservé la forme sinon la substance. Très vite, les États comprennent qu’ils peuvent régler leurs crises budgétaires en dévaluant leurs pièces, et la monnaie devient un outil de gouvernement toujours plus précieux.
Le succès fulgurant des systèmes de mesure a été leur talon d’Achille. Alors que toute mesure suppose une comparaison, ils sont devenus des particularismes culturels. L’énumération de toutes les unités imaginées par l’espèce humaine déborderait largement les pages de ce bulletin. L’association English Weights and Measures s’est prêtée à l’exercice pour les poids et mesures britanniques : acres, bushels, chains, chalders, chaldrons, crowns, drachms, drams, farthings, fathoms, feet, florins, foolscap, furlongs, gallons, gills, grains, groats, guineas, hundredweights, lasts, leagues, miles, minims, nails, ounces, pecks, pennyweights, pints, poles, perchs, pounds, quarts, quarters, rods, roods, sacks, scruples, stones, tods, tons, troy ounces, wire gauges, weys, yards, en plus de différentes « unités coutumières ». La liste est incomplète et se limite à un seul pays. La plupart des tentatives historiques d’unification ont été, au mieux, des demi-succès attribuables à une écrasante supériorité militaire. Une borne romaine marquait la même distance au pays de Galles et au Liban, mais il faudra attendre l’époque contemporaine pour retrouver une telle uniformité.
La science moderne de la mesure est le fruit d’une décision des pères de la Révolution française. Renonçant à harmoniser les nombreux systèmes en usage à l’intérieur des frontières de leur pays, ou à en imposer un au détriment des autres, ils créent, sous la direction du grand chimiste Lavoisier, un système facile à comprendre, à utiliser et à faire accepter dans le monde entier parce que fondé sur des étalons naturels universels, donc culturellement neutres. L’unité de longueur, appelée « mètre », sera la millième partie du kilomètre, lequel sera égal à la dix-millième partie de la distance entre les pôles et l’équateur. Le système métrique est né. On l’appelle aujourd’hui SI, d’après son nom officiel français, « Système international d’unité ».
Cette remarquable invention a partiellement rempli la mission que lui avaient assignée ses créateurs. Elle est l’un des piliers de la modernité. Mais il fallait être bien optimiste, ou très naïf, pour croire que la simplicité et la rationalité du système métrique seraient un sésame universel. Au contraire, il a souvent passé pour un instrument de l’impérialisme culturel – français, européen ou occidental, selon l’origine du critique. La English Weight and Measures dont nous avons parlé plus haut s’est constituée pour défendre les unités britanniques traditionnelles contre la menace métrique étrangère et pour les perpétuer dans la mesure du possible.
Plus de 200 ans après son invention, le système métrique, ce parangon de la logique, est utilisé partout de manière partielle, mais ne règne sans partage que dans quelques pays. Les Brésiliens pèsent toujours la viande en arrobas, une antique mesure arabe. Les Britanniques donnent leur propre poids en stones, sidérant les étrangers et les habitants de leurs anciennes colonies. Le poids de l’étain malais est calculé en piculs, unité fondée à l’origine sur la charge qu’un homme pouvait porter. Un picul vaut 100 catties, étalon en usage quotidien sur les marchés de Hongkong. Les Japonais calculent la superficie de leurs maisons en tatamis, leur natte traditionnelle.
Là encore, on pourrait allonger la liste indéfiniment. Cette résistance au système métrique n’est nulle part plus vive qu’aux États-Unis, bien entendu. Ce pays a signé tous les accords internationaux sur le système métrique, à commencer par la Convention du mètre de 1875. Le SI y est largement utilisé à des fins scientifiques, médicales et commerciales. Les poids et volumes métriques figurent sur les emballages des produits alimentaires. En 1988, le gouvernement fédéral a décrété que tous ses services devaient se convertir au système métrique avant 1992 et a créé un programme incitatif à l’intention des entreprises et institutions. Et pourtant, tous ceux qui séjournent, même brièvement, aux États-Unis savent que la population américaine ne jure que par les « mesures coutumières » dérivées – un comble – du système impérial britannique. La raison officielle de cet entêtement : le coût du changement. Il serait considérable, certes, mais quand on songe à ce dont les Américains sont capables quand ils se fixent un objectif, on ne peut s’empêcher de penser que le véritable motif est politique. Le système métrique ne rapporte pas de votes, et l’expérience étrangère donne à penser qu’il peut en faire perdre beaucoup, si bien que le premier pays à se révolter contre la tutelle britannique est aujourd’hui le dernier à utiliser un système d’essence britannique, et ce, dans le plus splendide isolement depuis que le Libéria et le Myanmar, deux autres résistants notoires, ont adopté le système métrique.
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L’adoption du système métrique a grandement amélioré la mesure de notre monde. La métrologie a fait de grands progrès depuis 300 ans. Dès 1838, on savait calculer l’éloignement d’une étoile d’après sa parallaxe – le déplacement apparent d’un corps dû à un changement de position de l’observateur. Une méthode connexe appelée triangulation a déjà révélé la hauteur du toit du monde. En 1807, les premiers topographes britanniques de l’Inde l’ont estimée à plus de 8 000 mètres. Le chiffre a été jugé ridiculement exagéré. En fait, 14 sommets himalayens dépassent les 8 000 mètres. Les utilisateurs du microscope ont graduellement mis au point un système de mesure pour les objets si petits qu’ils sont invisibles à l’il nu, et les ingénieurs mesurent des écarts de plus en plus faibles – ce qu’on appelle la « tolérance » en jargon technique – afin de pouvoir façonner les matériaux, notamment les métaux, avec une précision toujours plus grande (les machines à vapeur mal calibrées avaient une fâcheuse tendance à exploser).
Aujourd’hui, ce sont des ordinateurs qui prennent ces mesures et beaucoup d’autres, car nos sens sont irrémédiablement dépassés. La métrologie atteint désormais des dimensions inimaginables. Non parce qu’elles sont impensables (les savants y pensent tous les jours, après tout), mais parce qu’elles sont bien au-delà de l’expérience quotidienne. La plupart des gens ont entendu parler de la nanoseconde (milliardième de seconde) ; seuls quelques initiés savent que les nano-unités sont infiniment plus longues ou grandes que leurs cousines yocto, de la famille des quatrillionnièmes. L’exploit force l’admiration, mais blesse notre amour-propre – comme la plupart des réussites scientifiques. Le monde que nous connaissons n’est plus qu’un point sur la très longue ligne reliant l’infinitésimal à l’infiniment grand.
Les triomphes des sciences physiques ont incité d’autres spécialités à adopter leurs méthodes. Au premier chef, les sciences sociales, domaine au nom lourd de sens. La mesure s’y étend de plus en plus à des concepts abstraits. Les diplômes scolaires et universitaires sanctionnent les résultats d’examens de type compétitif : le processus est hautement subjectif, au moins dans le domaine des sciences humaines comme le savent tous ceux qui l’ont appliqué, mais nécessaire au bon fonctionnement du système pédagogique et de l’appareil bureaucratique. Plus ambitieuse encore est la mesure de l’intelligence. Elle génère une production industrielle bien qu’il n’existe ni définition généralement reconnue de l’intelligence, ni consensus sur l’unicité ou la diversité de sa nature, encore moins sur son caractère inné et immuable. Ce flou est plutôt troublant, car il serait facile de manipuler les tests pour former une société d’alphas et de bêtas comme celle qu’imagine Huxley dans Le meilleur des mondes. Pédagogues et psychologues n’apprécient guère ces inquiétudes de profane, et peut-être ont-ils raison, mais force est d’admettre qu’il y a une différence substantielle entre mesurer l’intelligence et calculer la distance entre la terre et la lune. Les bibliothèques regorgent de traités sur la nature et les méthodes de mesure de l’intelligence, mais personne n’écrit de livre pour démontrer que le laser donne une mesure exacte de la distance. Cela ne prouve pas que les tests psychométriques soient dénués de sens, mais uniquement que leurs résultats peuvent varier de façon importante selon les techniques appliquées à un sujet donné. Dans toutes les sciences physiques, au contraire, la reproduction exacte des résultats (dans la mesure du possible) est universellement tenue pour la meilleure preuve de la validité d’une théorie ou d’une méthode.
Les tests psychométriques offrent un bel exemple d’une autre tendance très répandue en métrologie : la production de mesures synthétiques, c’est-à-dire de nombres résumant une série d’autres nombres. Un sujet subit plusieurs épreuves destinées à mesurer ses aptitudes mathématiques, linguistiques, spatiales, etc. ; la combinaison de leurs résultats produit un chiffre qui est censé mesurer son intelligence. Ce genre de calcul est pratique courante dans notre société. Notre monde a le culte des faits « concrets » révélés par les chiffres et les mesures. Une multitude de gens connaissent par cur la moyenne au bâton de joueurs de base-ball disparus depuis des lustres. L’apparente objectivité des indices synthétiques leur confère donc une influence considérable. Le classement des universités est fondé sur une note dérivée d’une vingtaine d’indicateurs relativement « objectifs » comme le nombre d’étudiants par classe et la taille des collections des bibliothèques. Dans les concours, les chiens de race sont notés en gros de la même façon. L’indice Dow Jones est un agrégat de certains titres-phares de la Bourse. L’O.N.U. a l’immense ambition de dresser un palmarès de la « qualité de vie » dans ses pays membres à partir d’un certain nombre de mesures du bien-être elles-mêmes synthétiques.
On n’en finirait pas, là encore, de recenser ces nombres magiques. Leur objectivité n’est qu’apparente, cependant, car ce sont au mieux des dérivés, au pire, une forme raffinée de propagande illustrant la phrase célèbre de Disraeli sur « les mensonges, les maudits mensonges et les statistiques ». Ces synthèses, en effet, sont le fruit d’une série de tris et de pondérations, bref, de décisions humaines dont rien ne garantit l’objectivité. C’est manifestement le cas pour la mesure de la « qualité de la vie », puisqu’il n’y a pas consensus sur ce qui rend la vie bonne. Ce qui n’empêche pas les médias de s’en repaître, voire d’en faire leurs manchettes quand ils manquent de copie, ni les dirigeants d’universités, d’entreprises ou de partis politiques de les exploiter, quand cela les sert, bien entendu. Cet amour des palmarès répond aussi à une tendance obscure de la psyché humaine : nous aspirons à l’égalité sociale (définissez-la comme vous voudrez), mais préférons de beaucoup l’information sur les clivages sociaux. Nous ne sommes donc pas près de renoncer aux mesures synthétiques. Elles ont leur utilité, mais gardons-nous de les confondre avec les réalités quantifiables qui sont censées les sous-tendre. À plus d’un égard, elles sont très loin des cordes et coudées des anciens Égyptiens.
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Au début du XXe siècle, le psychologue américain Edward Lee Thorndike a écrit : « Tout ce qui existe, existe en quantité. » Si petite soit-elle, cette quantité est mesurable. Par conséquent, ce qui n’est pas mesurable n’existe pas. On en revient à l’une des interprétations de l’axiome de Protagoras : seuls les objets que l’être humain peut mesurer sont réels.
Thorndike, qui enseignait à Harvard, a mis sa théorie en pratique. Il fut l’un des fondateurs de ce qui est devenu le behaviorisme et s’est fait connaître en mesurant le temps que prenaient des chats pour s’échapper des « boîtes puzzles » qu’il inventait. Aujourd’hui, son axiome est la devise de beaucoup de savants, sinon de la plupart. Certains en ont même fait un article de foi. Rien d’étonnant, au fond. Le système marche. Sans lui, jamais nous n’aurions pu édifier le monde moderne, source d’une abondance sans précédent de biens, de services et d’idées. Grâce à lui, nous comprenons mieux que jamais la mécanique de l’univers, nous pressentons tout ce qui reste à découvrir et, si nous craignons les conséquences possibles de notre mode de vie sur la planète et les espèces qui coexistent avec la nôtre, nous sommes en mesure – c’est le mot – d’évaluer les dommages que nous causons et d’y chercher des remèdes. La mesure a acquis droit de cité dans notre univers.
Pourtant, nous continuons à douter. Dans La société des poètes disparus, un film datant de 1989, un professeur de littérature anglaise interprété par Robin Williams ridiculise l’idée qu’on puisse classer les poèmes selon leur mérite. La poésie peut être bonne ou mauvaise, mais elle ne se mesure pas comme le salami, selon cet enseignant dont la philosophie semble en rupture radicale avec l’ordre établi. Le film laisse entendre que la mesure est l’un des instruments du pouvoir dans une société répressive. Position excessive, caricaturale, même, mais à laquelle la plupart des gens adhèrent instinctivement – dans une certaine mesure. Oui, la poésie est inquantifiable, et nous voulons croire qu’il en va de même des êtres qui la composent et la lisent. Les boîtes puzzles de Thorndike lui ont certes appris des choses sur les chats, mais loin de nous l’idée qu’elles puissent servir à nous mesurer ! Notre société si attachée à la mesure accorde encore une importance remarquable aux valeurs éthiques et esthétiques qui transcendent le monde quantifiable. Nous en sommes peut-être même plus conscients que jamais, justement parce que les sciences physiques et sociales ont érigé autour de nous un monde qui ressemble à une machine gigantesque, dont les rouages sont de mieux en mieux connus. La mesure, croyons-nous, permet de comprendre le monde, de l’exploiter souvent, de le dominer parfois, mais tous comptes faits, c’est l’inquantifiable qui donne son sens à la vie humaine.