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Nous reconnaissons tous le rôle vital de l’éducation, mais tendons à ignorer ceux qui la dispensent. Soucieuse de l’avenir, notre société doit accorder aux enseignants l’appui et le respect qu’ils méritent…

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Enseigner, tout comme assurer la direction d’un journal ou d’une équipe de base-ball, est une chose que chacun pense pouvoir faire mieux que les experts. Après tout, n’avons-nous pas tous à un moment ou à un autre enseigné quelque chose à quelqu’un ? Enfants, nous faisons nos premières armes en imposant à nos petits amis, frères et soeurs nos connaissances supérieures. Étudiants, nous jugeons catégoriquement la valeur de nos professeurs. Adultes non enseignants, nous sommes prêts en tout temps à critiquer ceux qui le sont.

Bergen Evans, pédagogue, s’est toujours élevé contre ceux qui estiment que n’importe quel imbécile peut enseigner. Commentant l’aphorisme célèbre de George Bernard Shaw, « Celui qui peut, agit. Celui qui ne peut pas, enseigne », Evans a écrit : « L’inférence qui découle de cette déclaration, à savoir que l’enseignant symbolise l’échec dans le monde de l’action, réconforte grandement les anti-intellectuels. Pourtant, presque tous les hommes d’action se sont révélés des professeurs exécrables. » Ce jugement, même s’il n’est pas documenté, sonne juste.

En fait, le mot piquant de Shaw ne résiste pas à la logique. Les enseignants peuvent faire quelque chose et font quelque chose : ils enseignent. Comme toute autre activité professionnelle, l’enseignement exige l’acquisition de compétences. Pour être dispensé avec virtuosité, il demande également un talent spécial, une vocation. Il existe des professeurs-nés, tout comme des musiciens ou des hommes d’Etat-nés.

Dispensé diligemment par des femmes et des hommes talentueux, l’enseignement est un art au même titre que l’écriture, n’en déplaise à M. Shaw. Le problème, en ce qui concerne les professeurs, est qu’ils sont beaucoup plus nombreux que les dramaturges ou les hommes d’action comme les généraux ou les financiers. L’enseignement est en effet l’une de nos plus grandes industries. Ceux qui enseignent dans les écoles, les collèges et les universités se fondent donc en quelque sorte dans le décor et, tout comme les objets familiers, tendent à être oubliés.

Contrairement au monde des sports, de la politique, des loisirs, des arts et du droit, l’enseignement n’est pas propice à l’éclosion de « vedettes ». Il n’existe aucun prix Nobel pour les professeurs. S’il est vrai que certains d’entre eux reçoivent de hautes distinctions, elles récompensent des réalisations qui n’ont rien à voir avec leur performance dans la salle de classe.

Les mérites des instituteurs, plus encore que ceux des professeurs, sont méconnus. Qui pourrait, en toute justice, affirmer que la contribution d’une institutrice de maternelle n’est pas aussi importante que celle d’un président d’université qui croule sous les diplômes ? Vu la marque indélébile que laissent les premières expériences scolaires de l’enfant, cette institutrice pourrait fort bien aider à former un futur Abraham Lincoln ou une Marie Curie. De toute façon, elle aide à modeler toute une classe, à faire de ses élèves des citoyens responsables de qui dépendra le bien-être de notre société.

Pour être dispensé avec virtuosité, l’enseignement demande un talent spécial une vocation

Enseigner est un art créatif, notamment aux niveaux primaire et secondaire. Les bons maîtres, pareils aux bons artistes, possèdent leur propre style. Ils respectent également l’individualité de leurs élèves, sachant pertinemment que l’apprentissage se fait au travers de ses propres perceptions. Un professeur légendaire à qui l’on demandait en début de trimestre quel allait être le contenu de ses cours a répondu : « Je ne sais pas, je n’ai pas encore vu mes élèves. »

Le monde serait certainement merveilleux si chaque enseignant comprenait parfaitement chaque enfant dont il a la charge et agissait en conséquence. Mais on ne peut trop exiger de la nature humaine. Le monde serait également merveilleux si tous les enfants allaient à l’école animés par le désir d’apprendre. Il n’est pas tout à fait faux de déclarer que, pour chaque personne désirant enseigner, il en existe 20 autres déterminées à ne pas apprendre. L’enseignant joue donc un rôle paradoxal : il doit inculquer des connaissances à des enfants rebelles à l’instruction.

« Le professeur médiocre affirme… Le grand professeur inspire »

L’enseignement étant un processus interactif, les styles d’instruction, pour être efficaces, doivent varier selon les élèves. L’ironie mordante d’un maître peut amener les timides à se replier sur eux-mêmes. Pourtant, pensons à Rudyard Kipling qui, dans son autobiographie intitulée Something of Myself, brosse le portrait de son professeur d’anglais et de lettres en ces termes : « Il était doté d’une nature violente, ce qui est loin d’être un désavantage face à des garçons habitués au franc-parler; son don de l’ironie qui était sans doute pour lui une source de défoulement a été pour moi une mine d’enrichissement. La rage d’un bon professeur est plus instructive que l’enseignement lucide et laborieux d’un grand nombre de pédagogues consciencieux. »

L’expression de Kipling, « la rage d’un bon professeur », devrait rappeler ce qui est trop souvent oublié par ceux qui méprisent les enseignants, à savoir que les meilleurs d’entre eux possèdent une gamme de connaissances aussi vastes que diverses. Les excellents professeurs, par leur exemple et leur leadership, transmettent à leurs élèves leur enthousiasme pour la matière qu’ils enseignent.

La nature précise de l’étoffe d’un grand maître a été une source de débats continuels entre les pédagogues libéraux et conservateurs. Même les méthodes traditionnelles, basées sur la terreur, ont leurs partisans parmi les parents qui estiment que l’indulgence des écoles dépasse les bornes. En revanche, tout le monde s’accorde pour penser que la méthode « perroquet » forme des automates bien programmés et non pas des êtres humains équilibrés.

Pourtant, un certain degré d’enseignement didactique est nécessaire pour orienter l’étudiant. « Certains instructeurs trop indulgents ont tenté de rendre indolore l’acte d’apprendre », a écrit W.E. McNeill, ancien professeur. « “Ne demandez pas aux étudiants, prônent-ils, de mémoriser des faits; apprenez-leur à penser.” O pensée, que de crimes intellectuels on commet en ton nom ! Comment un homme peut-il penser s’il ne sait rien ?… »

Instiller la passion d’apprendre revient à instiller la passion de vivre

Nul ne conteste que le but de l’éducation est de former des individus capables de réfléchir par eux-mêmes et non des moutons dociles. Un enseignant se doit d’aiguiser la curiosité naturelle de ses jeunes élèves. Enseigner, en effet, ne consiste pas à donner des réponses toutes mâchées, mais à soulever des questions. Une mère ne devrait pas demander à son enfant : « Qu’as-tu appris à l’école aujourd’hui ? » mais « Quelles questions as-tu posées aujourd’hui ? »

On se plaît à répéter que l’éducation ne doit pas cesser à l’école et que le rôle des établissements scolaires est de préparer les esprits à un apprentissage qui durera toute la vie. L’éducation, c’est ce qui reste lorsqu’on a tout oublié, c’est un tour d’esprit, acquis à l’école, qui permet de continuer d’apprendre par soi-même. C’est en stimulant le désir d’apprendre que les pédagogues servent pleinement les intérêts de ceux qui sont à leur charge, car la passion d’apprendre est synonyme de passion de vivre, et, sans cette dernière, il est impossible de mener une vie satisfaisante.

Compte tenu de notre connaissance de la psychologie d’apprentissage, chacun devrait idéalement apprendre au sein d’un petit groupe, l’enseignant étant un simple participant, un guide qui dirige les élèves dans leur quête d’idées et les encourage à réfléchir à toutes les facettes de la vie. L’instruction devrait être adaptée à la personnalité de l’élève et axée étroitement sur les faiblesses et les points forts de chacun.

Mais il y a loin de l’idéal à la réalité. « En pédagogie, nous nous complaisons à insister sur le fait que les êtres humains sont tous différents, explique Earl C. Kelley, professeur d’éducation à Wayne University. Pourtant nous agissons comme si nous l’ignorions. »

Les pédagogues devraient tenir lieu de parents suppléants

imageL’impératif économique conduit à l’uniformité. Même dans les provinces les plus riches, l’argent fait défaut. Le manque de fonds mène au surpeuplement des salles de classe et l’éducation s’assimile à un processus de production de masse, qui a son pourcentage de rebuts. Les pédagogues, étant humains, sont souvent tentés de traiter leurs élèves comme une matière brute devant être transformée par une usine distributrice de diplômes. Ils sont encouragés dans cette voie par un système pédagogique qui prescrit des « normes de production ».

Les excellents professeurs, par leur exemple et leur leadership, transmettent à leurs élèves leur enthousiasme pour la matière qu’ils enseignent

Ceci explique sans doute pourquoi, après avoir passé par l’école secondaire, certains jeunes sont incapables de lire et d’écrire correctement. « Que font donc les professeurs ? », s’indigne-t-on alors, remarque qui revient, dans un système d’éducation publique moderne, à condamner le messager porteur de mauvaises nouvelles. Les enseignants n’ont pas inventé le système, ni ne sont responsables de la gestion d’une machine façonnée au gré des politiques et administrée par des bureaucrates-pédagogues qu’ils considèrent souvent comme des ennemis invétérés.

Si le public, par l’entremise de délégués élus et nommés, opte pour le nivelage éducatif qui rend l’échec impossible, ou des programmes si peu exigeants que les journées scolaires sont des invitations à la flânerie, la faute n’en est pas au corps enseignant. Si les parents sont négligents au point de ne pas remarquer que Pierrot, à son âge, ne sait pas lire, ont-ils vraiment le droit de protester ?

« Si un médecin ou un dentiste avait 40 personnes dans son cabinet à la fois, toutes demandant des attentions particulières, certaines venues contre leur gré et prêtes à semer la pagaille, et s’il devait, sans aide aucune, les traiter toutes pendant neuf mois avec l’excellence professionnelle requise, il aurait une idée de ce qui attend l’enseignant face à une salle de classe », a écrit Donald D. Quinn, professeur. Confrontés à une tâche aussi démoralisante, certains enseignants font taire leur conscience professionnelle.

« Un professeur est pareil à une chandelle qui illumine les autres tout en se consumant elle-même. » Dans les écoles urbaines, où le comportement estudiantin peut aller d’une attitude coopérative à menaçante, l’épuisement mental est un risque réel du métier.

Le rôle des établissements scolaires est de préparer les esprits à un apprentissage qui durera toute la vie

Nul besoin de se rendre dans les quartiers pauvres de New York pour constater que les tendances sociales modernes ont encore ajouté au fardeau des enseignants. La fréquence des divorces, la promiscuité des adolescents, l’abus des drogues et de l’alcool affligent également les quartiers bourgeois. Les problèmes de l’adolescence réglés jadis en famille doivent l’être par les écoles.

Dans une société matérialiste, la mentalité des jeunes est façonnée par la culture commerciale qui les encourage à contester très tôt toute autorité. Le matérialisme influe également sur l’attitude des parents. Dans son ouvrage remarquable intitulé The Closing of the American Mind, Allan Bloom déclare : « Le voeu le plus cher des pères et des mères n’est plus que leurs enfants deviennent des sages, à la manière des prêtres, des prophètes et des philosophes. L’esprit obnubilé par les gratifications matérielles, ils ne souhaitent que la compétence professionnelle et le succès. » Dans ce vide spirituel, c’est aux enseignants qu’il incombe d’instiller aux jeunes de plus hautes valeurs.

La société, qui a toujours été très exigeante à l’égard de son corps enseignant, l’est aujourd’hui plus que jamais. Dans une grande mesure, nous nous attendons à ce qu’il remplace les parents. L’enseignement est l’une des rares professions qui ne permet pas de dissocier sa personnalité de son activité professionnelle. Psychologiquement éprouvant, l’acte d’enseigner est rendu encore plus ardu par l’abdication de l’autorité familiale.

Paradoxalement, alors que la tâche de l’enseignant se complique et s’alourdit, le public persiste à la sous-estimer. Tout être pensant convient que l’espoir de l’humanité repose sur l’éducation, mais rares sont ceux qui prêtent attention aux personnes qui assurent la prestation de ces précieux services, qui les appuient dans l’exercice de ces fonctions vitales.

Fidel Castro avait raison lorsqu’il déclarait : « Nous avons besoin d’enseignants, besoin d’une héroïne dans chaque salle de classe. » L’enseignement n’est guère associé à l’héroïsme, bien que de nos jours faire face à la violence qui prévaut dans certaines écoles secondaires nord-américaines exige un grand courage physique. Le seul professeur-héros de la littérature populaire récente est le personnage central du roman The Year of the French de Thomas Flanagan, qui risque la prison en faisant la classe à des enfants pauvres irlandais dans des écoles interdites par les Anglais, qui tiennent à maintenir sous leur joug le peuple irlandais. Le héros, tout comme ses ennemis, est conscient de l’importance de l’éducation lorsque les libertés fondamentales sont en jeu.

Une tradition perdue doit renaître

Généralement, l’héroïsme de l’enseignant n’est pas aussi spectaculaire. « Si l’un de mes enfants voulait devenir professeur, je lui ferais mes adieux comme s’il partait à la guerre, a écrit James Hilton, auteur du célèbre roman Goodbye, Mr. Chips, car la guerre contre les préjugés, l’avidité et l’ignorance est éternelle, et le mérite de ceux qui vouent leur vie à cette lutte reste entier. »

Les enseignants ne sont, bien sûr, pas tous des héros. Certains sont consciencieux, d’autres médiocres ou indifférents. Il en est qui consacrent leur existence à leurs élèves; d’aucuns ne pensent qu’à eux. Les priorités sociales d’aujourd’hui ne sont guère faites pour pousser les éléments les plus brillants à embrasser l’enseignement. Des sondages auprès des étudiants exceptionnels des universités révèlent que ces derniers choisissent des professions plus prestigieuses et lucratives. Les pédagogues eux-mêmes semblent peu fiers de leur profession. « Je vous supplie, a déclaré William G. Carr à un député professeur, de cesser de vous excuser d’appartenir à la profession la plus importante du monde. »

« L’enseignement n’est pas un art perdu; mais le respect qu’on lui porte est une tradition perdue », a écrit Jacques Barzun. Ce respect, la société doit le restaurer dans son propre intérêt. Les parents et autres citoyens concernés doivent tout mettre en oeuvre pour faciliter la vie des enseignants et rendre à leurs activités les hommages qui leur sont dus. Dans une certaine mesure, l’avenir appartient aux pédagogues, car le sort des peuples de demain dépend de la qualité de l’éducation qu’ils reçoivent aujourd’hui.

Publié pour la première fois en septembre 1989 par la Banque Royale du Canada.