La décence n’a rien d’un mot pompeux, porteur de nobles idéaux comme peuvent l’être l’humanité, la dignité, l’honneur et d’autres termes apparentés. Personne n’est jamais mort pour elle au champ de bataille. Le terme décrit plutôt une vertu minimum sur laquelle repose l’échelle des valeurs sociales et morales modernes, et que l’on est en droit de retrouver chez les membres de toute société civilisée qui se respecte.
Dans son acception courante, le terme « décence » décrit un consensus général sur ce qui constitue un comportement acceptable. Si cette norme universelle n’est pas toujours respectée dans la pratique, elle est en revanche omniprésente dans la langue de tous les jours.
À preuve, la fréquence à laquelle le mot « décent » revient dans la conversation courante en Occident : revenu décent, logement décent, éducation décente, etc. L’emploi répété de ce terme démontre que la présomption d’un traitement décent constitue un des piliers de la société civile.
Le principe voulant que les gens se conduisent décemment les uns envers les autres, et que leurs institutions se conduisent décemment envers eux, est au coeur du contrat social qui régit officieusement les relations humaines dans un système démocratique. Les comportements décents sont à ce point tenus pour acquis qu’ils passent souvent inaperçus, tant qu’ils ne sont pas absents. Ainsi, au quotidien, la plupart d’entre nous fournissons une quantité de travail « décente » en échange d’une rémunération « décente », en justifiant par nos efforts le salaire que nous recevons, tant que celui-ci est proportionné. Peut-être est-ce un cliché à l’échelle individuelle, mais l’existence de toute l’humanité en dépend. C’est en effet cet effort honnête, multiplié des milliards de fois à chaque heure de chaque jour, qui fait tourner l’économie mondiale.
La décence est le propre de la classe moyenne
La décence est la vertu par excellence de la classe moyenne, qui forme la majorité de la population des pays occidentaux. Selon le regretté Charles Schulz, créateur de Peanuts, c’est cette majorité silencieuse et équilibrée qui empêche les Etats-Unis de sombrer dans les pires excès.
De nos jours, certains comportements autrefois considérés comme indécents sont presque devenus la norme dans nos cultures occidentales
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Le Canada compte lui-même une imposante classe moyenne et, de fait, ses ressortissants sont réputés internationalement comme des gens « décents ». Sans être très expansifs, ils n’hésitent pas à clamer leur indignation lorsque leurs gouvernements se retrouvent sur la sellette pour avoir traité les citoyens avec une décence moindre que ce que dictent les normes canadiennes. Que leur pays reste un endroit décent pour vivre leur importe davantage que la gloire nationale.
Tous ces gens se font généralement les gardiens de ce que certains intellectuels appellent les valeurs morales « propres » à la classe moyenne (ces derniers ne pouvaient en effet concevoir que les valeurs morales puissent être les mêmes pour tout le monde, quel que soit le statut social). La protection des valeurs morales sous- tend d’ailleurs au moins une des définitions que le dictionnaire donne du mot décence – « réserve, dignité dans le langage, les manières » -, qui présente un lien évident avec la définition première du terme – « respect des bonnes moeurs ».
Une société de moins en moins décente
De nos jours, certains comportements autrefois considérés comme indécents sont presque devenus la norme dans nos cultures occidentales. Dans les grandes villes et leurs « quartiers chauds », le manque de réserve et de dignité dans le langage et les manières est tellement courant qu’il ne choque ni même ne gêne presque plus personne. Cela dit, nul n’est besoin de vivre dans la jungle urbaine pour être exposé à l’indécence. Réfugiez-vous au sommet d’une montagne, et elle continuera de vous atteindre par le biais de la télévision, que cela vous plaise ou non.
Pour beaucoup d’adultes aujourd’hui, la difficulté consiste moins à éviter d’être exposés à du matériel indécent qu’à empêcher leurs enfants d’y être exposés. Les parents s’inquiètent, à juste titre, de voir leurs enfants grandir trop vite sous l’influence des médias. Il y a encore quelques années, les réseaux de télévision répondaient plus ou moins à cette préoccupation en censurant eux- mêmes leurs émissions aux heures où l’auditoire était le plus susceptible d’être composé de jeunes. Ces cases horaires ne seront bientôt plus qu’un lointain souvenir.
Il fut un temps où un téléspectateur pouvait échapper à ce déferlement d’obscénités en se tournant vers les émissions d’actualité ou d’affaires publiques. Plus maintenant : le scandale Clinton-Lewinski a fait la une des journaux télévisés pendant des mois d’affilée. Même si certains ont fait valoir que l’événement justifiait une couverture approfondie du fait de son importance politique, les reporters ont fait leurs choux gras des détails les plus salés de l’affaire. Il y a quelques années, l’affaire Bobbitt avait elle aussi défrayé la chronique, même si sa portée politique était plutôt douteuse.
Rectitude politique et décence
Les journalistes de la télévision se sont visiblement ralliés à la notion voulant qu’il n’existe ni bien ni mal absolu, et prennent garde de ne jamais rien dire qui pourrait ressembler de près ou de loin à une prise de position morale. Leur hésitation est partagée par d’autres guides d’opinion. Face à ce relativisme, un observateur américain s’est récemment dit inquiet que son pays « devienne une nation incapable d’exprimer des jugements fondamentaux sur ce qui est bon ou mauvais ». Le simple fait de se demander publiquement si quelque chose est bon ou mauvais risque d’être conspué par les cercles intellectuels dominants comme étant dépassé, comme si la sempiternelle notion de péché était du jour au lendemain à mettre aux oubliettes. Tout le monde se trouve de bonnes raisons d’enfreindre chacun des dix commandements mais pas le onzième, à savoir, selon le sociologue Paul Stein, « Tu ne jugeras point ».
Porter un jugement n’est pas « politiquement correct » et n’est donc pas de bon ton en société. Or, les croisés de la rectitude politique n’ont réussi qu’à remplacer un cortège d’anciens tabous par de nouveaux interdits, tout aussi pernicieux. La rectitude politique rappelle la pruderie extrême de l’époque victorienne, où il était considéré comme contraire aux bonnes moeurs d’exposer la moindre partie d’un membre. Ces interdits ont suscité une réaction démesurée qui, au fil des années, nous a fait basculer dans l’excès inverse.
Quelque part en cours de route, le paravent social de la pudeur est tombé en même temps que les tenues s’allégeaient. Dans le monde actuel de la mode et du divertissement, l’impudeur est ce qui fait vendre. Sa manifestation ultime, la pornographie, est librement accessible dans les livres, les magazines, les vidéos et les sites Web. Comme le faisait récemment remarquer un observateur, l’érotisme sur Internet en a fait un « quartier de débauche virtuel ».
Cela dit, nul besoin de pousser l’impudeur à l’extrême pour être indécent. L’indécence n’est pas systématiquement liée au sexe; on peut être indécent en étant tout habillé. Rappelons-nous que la décence est aussi définie comme « la réserve, la dignité dans le langage ».
Les mots grossiers choquent les bonnes manières sans nécessairement être obscènes, et même si leur emploi est tellement répandu chez les jeunes des deux sexes que leur sens original a été oublié, ils n’en risquent pas moins de gêner ceux qui les entendent. Par simple courtoisie (un autre mot dont le sens paraît être tombé dans l’oubli ), les « contrevenants » auraient intérêt à tourner leur langue sept fois dans leur bouche avant de parler. La vulgarité du langage va de pair avec celle des manières. Toutes deux sont nées de l’impression générale voulant que les droits individuels et la liberté d’expression priment sur les droits et sentiments de nos semblables.
La décence n’est-elle plus qu’illusion ?
Cette réflexion brosse un tableau peu encourageant de la décence, eu égard en particulier à l’obscénité, à la nudité et à la vulgarité. Il est toutefois étrange de constater combien elle a résisté au passage du temps. Les « gens décents » ont jusqu’à présent repoussé toutes les attaques subies par leur code de conduite sans jamais dévier de celui-ci. À première vue, on pourrait les croire motivés par un sens inné des relations humaines, mais tout n’est pas si simple. Les gens parlent de la décence comme de n’importe quel autre sentiment, mais la décence n’est manifestement pas une qualité fondamentale ou constante de l’espèce humaine. Elle a été foulée aux pieds en maints endroits et occasions. Le nettoyage ethnique des Balkans en est un triste exemple. On parle quelquefois d’ « enterrement décent ». Il suffit de jeter un coup d’oeil aux fosses communes des victimes de ces atrocités ethniques pour avoir une bonne idée de ce qu’est vraiment l’indécence.
La décence s’apprend-elle à la maison ?
Il semblerait que le débat entre nature et culture soit résolu, du moins en ce qui concerne la décence, par le fait que celle-ci est observée dans certaines familles et pas dans d’autres. S’il est vrai que les bonnes manières semblent innées dans certaines lignées, il est encore plus vrai que ces manières s’acquièrent à la maison, notamment celles qui sont le propre d’un comportement décent. Il arrive également que des gens élevés dans un milieu décent « tournent mal » sous l’influence de compagnons peu recommandables. Et la décence semble particulièrement vulnérable lorsque l’argent ou la carrière entre en jeu.
Les croisés de la rectitude politique n’ont réussi qu’à remplacer un cortège d’anciens tabous par de nouveaux interdits, tout aussi pernicieux
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Même si tout indique que la décence est quelque chose d’acquis, on pense généralement – si tant est qu’on se donne la peine d’y penser – qu’elle ne requiert aucune aptitude particulière. C’est d’autant plus dommage que la décence n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Elle ne s’apprend pas facilement. Les dictionnaires ne lui rendent pas justice car, au sens où on l’entend généralement, elle implique bien plus que la simple observation d’un ensemble de règles de société. Elle met en jeu un écheveau complexe de traits de caractère tels que la bienveillance, l’honnêteté, l’équité, le sens de la justice et l’intégrité. Cet ensemble de valeurs morales est profondément ancré dans la philosophie. Si négligeable qu’un acte individuel puisse paraître, la décence est la transposition, à l’échelle humaine, de la théorie du bien.
« Qu’est-ce que j’y gagne ? »
On peut en même temps s’étonner que si peu de philosophes se soient spécifiquement penchés sur le sujet. Peut-être cette qualité est- elle si courante qu’elle est passée presque inaperçue des grands esprits de ce monde. A cet égard, le concept de « devoirs universels » de Confucius est probablement ce qui se rapproche le plus d’un cadre théorique. Son fondement, que le philosophe qualifiait par ailleurs de « règle d’or », se résume ainsi : « Agissez envers les autres comme vous aimeriez qu’ils agissent envers vous. » Vue sous cet angle, la pratique de la décence répond à l’objectif, froidement pragmatique, d’être soi-même assuré d’un traitement équitable – lequel n’a rien à voir avec la bienveillance.
Les mots grossiers choquent les bonnes manières sans nécessairement être obscènes
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Le grand sage chinois n’était pas idéaliste au point de nier l’existence du mal. Il reconnaissait que, dans un monde imparfait comme le nôtre, il n’est pas toujours facile de faire le bien. Il qualifiait néanmoins de « lâches » ceux « qui savent ce qui est bien et qui ne le font pas ». En inversant ce raisonnement, on pourrait dire qu’agir décemment demande du courage. Dans ses Entretiens, rendus publics aux alentours de 400 av. J.-C., Confucius reconnaissait que les comportements indécents exercent un fort attrait sur les gens. Étant donné que la vertu en soi ne paie pas, agir décemment est parfois contraire à l’intérêt matériel. Le philosophe encourageait son lecteur à ne pas céder à la tentation et à fuir l’influence de ceux qui prêchent le bien, mais qui n’hésitent pas à adapter leurs principes selon les circonstances. Sa parole rejoignait ainsi un principe philosophique fondamental exprimé dans la Bible : « Sois fidèle à toi-même. »
Préoccupé par les tentations de ce que nous appelons maintenant l’éthique circonstancielle, Confucius est à l’origine du principe voulant que l’on commence par appliquer ce que l’on veut enseigner. Le philosophe considérait la sincérité comme la vertu à cultiver par -dessus tout. Une personne sincère, écrivait-il, est celle qui choisit la voie du bien et qui n’en dévie pas même lorsque la tentation est grande. Cette voie était, selon lui, celle du paradis.
Un équilibre à préserver
Justinien le Grand, empereur de Byzance, s’est lui aussi intéressé à la décence – le terme étant toutefois pris dans un sens différent du sens moderne. Dans les années 1500, le penseur distillait ses idées dans cette formule concise : « Les préceptes de la loi sont les suivants : vivre honnêtement, ne blesser personne et donner à chaque homme son dû. » (Qu’une femme doive également recevoir son dû était encore impensable à cette époque, mais l’esprit de la formule s’applique pareillement aux deux sexes.) En tant qu’administrateur professionnel, Justinien savait que les lois les plus importantes sont celles qui ne sont pas écrites. Ce sont les lois dictées par la conscience qui assurent la vraie justice et la paix civile. Si la décence, au sens de « bonnes moeurs », est protégée par les textes législatifs, aucun de ceux-ci ne stipule en revanche qu’un homme ou une femme peut être poursuivi pour ne pas avoir traité son voisin avec équité, compassion et considération. Seules les normes courantes régissant la vie en société peuvent garantir un tel traitement. Dans une société bien ordonnée, la loi implicite de la décence est celle qui est la mieux respectée.
L’observation ou l’inobservation de cette loi a une profonde incidence sur la qualité de vie propre à une époque ou à un lieu – et, sans aucun doute, sur la vie elle-même. Comme l’écrivait le merveilleux romancier et essayiste du XXe siècle Aldous Huxley, « la mince et fragile carapace de la décence est tout ce qui sépare une civilisation, pour impressionnante qu’elle soit, de l’enfer de l’anarchie ou de la tyrannie systématique qui couve sous la surface ». [traduction]
Le vernis de la civilisation dont l’homme moderne a réussi à se parer est tout aussi mince et fragile, comme l’ont prouvé tous les démagogues assoiffés de sang qui ont marqué le XXe siècle. Dans le passage suivant écrit dans les années 30, et précurseur de bien des horreurs à venir, Walter Lippmann, alors doyen du journalisme, notait : « Les hommes sont barbares depuis bien plus longtemps qu’ils ne sont civilisés […]; cette propension, aussi puissante que la gravité, à céder au stress et aux tensions, à la négligence et à la tentation pour revenir à notre nature première couve en chacun de nous. » Cette nature première se caractérise moins par la décence que par la sauvagerie. Malgré tout, alors même que le sang des innocents éclabousse encore les murs de plusieurs villes du monde, l’étincelle de la décence continue de briller dans le noir – celle-là même qui, par exemple, a poussé des non-juifs à risquer leur vie en cachant leurs voisins juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Malgré les forces qui menacent de l’éteindre au sein d’un monde indiscipliné, avide et dépourvu de principes, l’étincelle de la décence continue de guider les peuples du monde entier. Comme le don originel du feu, elle doit être continuellement protégée et entretenue pour que les êtres humains ne régressent pas au stade de la barbarie, comme ils l’ont fait tant de fois par le passé. Publié par la Banque Royale du Canada.