Cette livraison du Bulletin RBC est dédiée à la mémoire de Robert Stewart, l’un des deux seuls rédacteurs du nouveau Bulletin. M. Stewart en avait entrepris la rédaction avant son décès, le 28 décembre 2003 ; d’autres ont achevé son travail.
C’est en Angleterre, vers le milieu de l’ère victorienne, que s’est manifesté l’un des grands traits de génie de l’histoire : l’élégante solution pour limiter la responsabilité des actionnaires imaginée par Lord Bramwell, juge à la Cour de l’Échiquier et ancien banquier. En ajoutant simplement le mot ” Limitée ” à la raison sociale d’une société commerciale, les actionnaires limitaient leur responsabilité à l’égard des dettes de celle-ci au montant de leur investissement. L’idée tombait à point nommé. Elle est entrée dans le droit britannique en 1862 avec la réserve que les investisseurs éventuels doivent bien comprendre le principe de la responsabilité limitée.
La dévolution de la responsabilité des obligations financières à la société elle-même a provoqué une explosion d’énergie dans l’économie ; la libération de capitaux énormes et d’immenses facilités de crédit a entraîné la création rapide de nouvelles richesses et de nouveaux emplois. Le principe de la responsabilité limitée a été adopté par tous les pays dans lesquels le marché des capitaux pouvait fonctionner librement et il a donné naissance à deux des plus importantes institutions des temps modernes : la grande entreprise et la bourse. La division du capital en petites unités faciles à mobiliser a ouvert aux petits épargnants l’accès au marché et elle leur a permis de participer aux fruits de l’activité des entreprises tout en diversifiant leurs risques. Par la suite, la création des fiducies d’investissement, des fonds communs d’actions et des caisses de retraite a entraîné la participation indirecte de millions de particuliers aux marchés des capitaux. (On pense par exemple que plus de la moitié des Canadiens ont aujourd’hui des participations dans le capital d’au moins l’une des banques à charte.) Ces modes d’investissement ont aussi ouvert aux entreprises l’accès à un bassin de capitaux énorme. Le principe de la responsabilité limitée a permis la réalisation du Canadien Pacifique et la construction de chemins de fer partout dans le monde, de la Chine au Pérou. Bramwell disait avec humour que le mot ” Limitée ” devrait figurer sur sa pierre tombale et, en fait, pour voir le monument érigé à sa mémoire, il suffit de regarder autour de nous.
Comme toutes les innovations, le principe de la responsabilité limitée ne peut fonctionner qu’à certaines conditions. Pour réaliser son potentiel, une entreprise à responsabilité limitée doit opérer dans un climat de confiance et certains événements récents ont montré, surtout aux États-Unis, dans quelle mesure cette confiance peut être trahie. Plusieurs scandales retentissants touchant des entreprises – dont Enron – ont entraîné une forte dégradation ou même l’extinction de la valeur de leurs actions. Des milliers de travailleurs ont perdu leur emploi et, souvent aussi, les épargnes accumulées pour leur retraite. Les fraudes et falsifications, pour ne pas dire les vols, perpétrés par les dirigeants de ces sociétés ont fait fuir les petits investisseurs et scandalisé le public ; elles ont aussi décidé les gouvernements à intervenir avec sévérité, mais trop tard hélas, pour réprimer ces agissements. L’une des conséquences de ces événements, et non la moindre, est que la volonté de prévenir désormais de tels scandales a placé la question de la gouvernance d’entreprise parmi les grandes priorités des milieux politiques aux États-Unis, au Canada et en Europe. Plus particulièrement, le rôle que doivent jouer les conseils d’administration – dont les scandales ont trop souvent souligné la négligence ou même la complicité dans les malversations des dirigeants – a fait l’objet d’examens critiques détaillés.
Les fondateurs de la société à responsabilité limitée étaient des révolutionnaires prudents. Pour définir le cadre de ce nouveau mode d’investissement, ils se sont inspirés de deux traditions très anciennes. La première était le principe de partenariat selon lequel, depuis l’époque des Babyloniens au moins, la participation d’un associé au contrôle et aux fruits d’une entreprise est directement proportionnelle à son investissement. Chaque action confère une voix et une part de dividende. Dix actions donnent droit à dix voix et à dix parts de dividende. Par ailleurs, les législateurs ont aussi adopté le principe de la députation, qui trouve sa source dans l’Europe médiévale : étant dans l’impossibilité de s’assembler tous en un même lieu pour agir de concert, les citoyens anglais élisaient des députés pour les représenter au Parlement. Selon le même principe, les associés dispersés des sociétés à responsabilité illimitée créées depuis le début du XVIIe siècle élisaient des conseils d’administration et déléguaient à leurs membres le pouvoir de gérer les biens de la société. Les sociétés à responsabilité limitée ont aussi été dotées d’un conseil d’administration, mais avec une différence très importante. Alors que les membres du conseil des anciennes entreprises devaient à la fois la gérer et en représenter les associés, ceux du conseil de la nouvelle société ” limitée ” devaient nommer des dirigeants au lieu de diriger eux-mêmes l’entreprise. Leur rôle consistait à surveiller ces dirigeants pour protéger et promouvoir les intérêts des actionnaires. Les administrateurs pouvaient être dirigeants et les dirigeants administrateurs, mais le principe de deux pôles d’autorité distincts était posé et le passage du temps n’a fait que souligner l’importance de ce partage.
Au début du XXe siècle, le juriste Edward Manson précisait que le conseil d’administration a des pouvoirs fiduciaires et qu’il doit les exercer exclusivement au profit de la société. Les administrateurs, ajoutait-il, sont assujettis à des règles précises ; ils ne peuvent pas accepter de dons monétaires de fournisseurs, ni privilégier les membres de leur famille ou leurs amis dans l’attribution d’actions, ni affecter des fonds de l’entreprise à des fins autres que celles que définissent ses statuts. Surtout, les administrateurs doivent protéger le capital de l’entreprise contre la dilution. En l’absence de bénéfice, ce capital ne peut pas être utilisé par la société pour racheter ses propres actions ni pour verser des dividendes. Enfin, les administrateurs doivent veiller scrupuleusement à ce que les états financiers présentent une image fidèle de la situation financière de la société et faire attester par des vérificateurs indépendants l’exactitude de sa comptabilité.
Les tribunaux peuvent imposer le respect de ces règles, mais ils ont souvent répugné à le faire car il leur semblait que les administrateurs étaient mieux placés qu’eux pour protéger les intérêts de leur société et de ses actionnaires. Toutefois, les pressions énormes exercées par la malveillance, la cupidité et la paresse se sont combinées pour cibler les immenses richesses créées par les sociétés à responsabilité limitée. Au fil des décennies, il est devenu évident dans pratiquement tous les pays que la tenue d’une assemblée annuelle était très insuffisante pour protéger les actionnaires contre les malversations possibles des dirigeants, des administrateurs et des vérificateurs, surtout s’ils agissent en collusion. Les appels en faveur d’une réglementation plus ferme pour défendre les intérêts des actionnaires ont augmenté avec le temps ; ils ont été exprimés avec une force particulière en périodes de difficultés économiques ou, comme aujourd’hui, après des scandales retentissants. Et les gouvernements ont réagi. Dans tous les pays, les sociétés commerciales sont aujourd’hui assujetties à un ensemble massif de lois et de règlements et à une abondante jurisprudence qui obligent les entreprises à déployer des efforts considérables pour s’y conformer et dont l’interprétation exige l’intervention de spécialistes.
Pourtant, le public reste plus convaincu que jamais les règles, quelque abondantes qu’elles soient, ne remplaceront jamais la confiance comme fondement de la vitalité des entreprises. Récemment, dans une allocution sur l’amélioration de la gouvernance d’entreprise au Canada, Thomas d’Aquino, président du Conseil canadien des chefs d’entreprise, a déclaré : ” Nous avons préconisé une application plus rigoureuse de la loi et des sanctions plus sévères pour des infractions à celle-ci ainsi qu’une divulgation plus rapide et plus complète des transactions d’initiés et un examen plus critique de la rémunération des chefs de la direction, surtout sous l’aspect de la rémunération liée au rendement. ” Jusque-là, son auditoire aurait pu penser que l’orateur préconisait une amplification de la réglementation des entreprises mais M. d’Aquino a ajouté : ” D’une façon plus large, cependant, nos membres croient que la bonne gouvernance doit être davantage une question de valeurs que de règles et qu’il incombe de manière fondamentale au chef d’entreprise de vivre ces valeurs. ” Ces paroles invitent assez explicitement les investisseurs canadiens à faire confiance aux dirigeants de nos entreprises pour mettre les choses en ordre, tout en préconisant une application plus rigoureuse des règles officielles existantes. Mais hélas, les scandales de ces derniers temps ont avivé la méfiance de beaucoup d’investisseurs, pour ne pas dire de la plupart d’entre eux, au Canada et ailleurs, à l’égard des valeurs qui motivent les dirigeants des entreprises du pays. Il est improbable qu’un simple appel à la confiance les fasse changer d’idée. D’ailleurs, il est facile d’observer que, généralement, les gens qui méritent notre confiance n’ont pas besoin de la demander.
Et pourtant, les promoteurs d’un régime fondé sur la confiance peuvent s’appuyer sur de solides arguments. La réglementation est un outil grossier, nettement plus efficace pour punir les infractions que pour les prévenir ; son administration est presque toujours onéreuse et, alors que son coût est certain, ses avantages sont difficiles à évaluer avec précision. Le principe des ” conséquences imprévues ” semble opérer avec une force particulière dans un contexte de réglementation poussée, et chaque solution issue de la réglementation crée trop souvent d’autres problèmes. Indéniablement, la réglementation visant à empêcher les abus suscite souvent, au contraire, des abus difficiles à repérer, parfois même de la part des autorités de réglementation elles-mêmes.
Mais opposer confiance et réglementation revenait peut-être simplement à mal poser le problème. Confiance et réglementation ne sont pas antinomiques par définition ; toutes deux sont au contraire des éléments essentiels et complémentaires d’un climat sain pour les investissements. Le but de la réglementation n’est pas de remplacer la confiance, mais de la renforcer. La réglementation devrait être telle qu’elle confère aux administrateurs et à leurs adjoints, les vérificateurs, les pouvoirs, l’information et la confiance du monde des affaires et, surtout peut-être, qu’elle crée le climat d’opinion dont ils ont besoin pour s’acquitter de la tâche qui leur a été confiée en 1862. La réglementation devrait apporter aux investisseurs l’assurance que les abus seront détectés rapidement et qu’ils seront alors châtiés convenablement et sans délai indu. En fin de compte, les meilleures règles sont toujours celles que les mathématiciens appelleraient les plus élégantes – celles qui font l’effet d’une rapière plutôt que d’un marteau pilon, et qui atteignent leur but avec un minimum de mots et de bureaucratie.
Le débat sur le rôle des autorités de réglementation dissimule un autre problème important : celui de la perception de l’efficacité des organismes de réglementation.
Au XVIIe siècle, l’écrivain François de La Rochefoucauld constatait que dans les malheurs de nos meilleurs amis, il y a toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas. Cette vérité explique sans doute la réaction injustifiée, devant les scandales qui ont éclaboussé plusieurs sociétés aux États-Unis, de certains milieux à l’étranger, y compris au Canada. Le Canada a certainement eu, lui aussi, sa juste part de scandales largement médiatisés, bien que peut-être pas de l’ampleur ni à l’échelle de ceux qui ont éclaté chez nos voisins du Sud. Il semble que les Canadiens peuvent difficilement se payer le luxe de penser que, chez eux, les normes sont idéales. Ils doivent au contraire chercher sans cesse de nouveaux moyens de s’assurer que celles-ci sont à l’abri de tout reproche. L’important n’est pas de savoir si les Canadiens pensent avoir des normes élevées, mais si les marchés des capitaux internationaux le pensent aussi.
Tout au long de son histoire comme pays industrialisé, le Canada a toujours été un énorme importateur de capitaux. Il génère maintenant lui-même des capitaux considérables, dont il investit une partie importante à l’étranger, mais les Canadiens n’en continuent pas moins de dépendre lourdement des apports étrangers pour soutenir leur niveau de vie et un taux élevé de croissance de l’économie. Dans un monde disposant d’une masse de capitaux limitée, cela veut dire que, pour en recevoir une part, les sociétés canadiennes doivent lutter contre la concurrence de nombreux autres marchés et qu’elles doivent, par conséquent, convaincre les investisseurs étrangers que, au Canada, la qualité de la gouvernance d’entreprise est égale ou supérieure à celle des sociétés des autres pays. Le régime réglementaire canadien doit rester à la fine pointe et la qualité de nos conseils d’administration doit ne rien avoir à envier à qui que ce soit.
Aux États-Unis, les autorités ont réagi à la vague de scandales en adoptant la loi intitulée Sarbanes-Oxley Act de 2002 (la ” SOX ” ou ” Sarbox “) et de nouvelles règles d’admission à la cote de la Bourse de New York. Désormais, le chef de la direction et le chef des finances des entreprises doivent attester personnellement l’exactitude des états financiers, ce qui leur interdit d’invoquer l’ignorance comme excuse, comme ils pouvaient le faire par le passé en cas d’enquête touchant des déclarations frauduleuses. La définition de la responsabilité du comité de vérification du conseil d’administration à l’égard de la gestion des relations avec les vérificateurs, ainsi que les règles visant la gouvernance financière, ont été resserrées. La Bourse de New York exige désormais que le conseil d’administration agisse avec plus d’indépendance et ce conseil doit comprendre une plus forte proportion d’administrateurs indépendants, ce qui réduit les conflits d’intérêts réels, perçus et potentiels.
Les réformes imposées par la SOX sont maintenant considérées dans le monde, comme définissant les normes en matière de gouvernance d’entreprise. La Commission des valeurs mobilières d’Ontario, qui est par défaut le principal organisme de réglementation du marché au Canada, s’est efforcée d’appliquer aux marchés canadiens de nombreuses dispositions de la SOX, et de le faire efficacement, mais sans créer de contraintes excessives. Désormais, le comité de vérification du conseil d’administration des sociétés admises à la cote à Toronto doit être entièrement constitué d’administrateurs indépendants. Comme aux États-Unis, les chefs de la direction et les chefs des finances doivent attester que les états financiers déposés à la Commission des valeurs mobilières présentent fidèlement la situation financière de leur entreprise. Ces mesures représentent le minimum qui s’imposait pour montrer aux investisseurs étrangers que le Canada évolue à l’unisson des États-Unis.
Le relèvement de la qualité des conseils d’administration est un objectif plus complexe et subtil. Une étude récente du Centre Clarkson de la Rotman School of Management de l’Université de Toronto indique que les 214 plus grandes sociétés canadiennes cotées en bourse ont déjà, à cet égard, réalisé des progrès impressionnants mais que la gouvernance reste exposée à certains risques qui réduisent l’aptitude du Canada à attirer du capital. Selon cette étude, les sociétés canadiennes ont sensiblement accru la proportion de leurs administrateurs indépendants et elles comptent beaucoup moins d’administrateurs siégeant à plusieurs conseils d’administration différents qu’il y a deux ou trois ans seulement. Beaucoup d’entre elles ont séparé les rôles de chef de la direction et de président du conseil et éliminé ainsi l’un des principaux motifs de méfiance chez les investisseurs. Les conseils et leurs comités sont plus actifs, mieux informés et plus indépendants de la direction, et ils sont plus nombreux à évaluer leur propre performance collective et celle de leurs membres.
Ces progrès sont encourageants, mais beaucoup d’entreprises – y compris certaines des plus importantes – n’ont pas encore adopté de telles mesures. D’une façon générale, le changement le plus apte à rassurer les investisseurs est de veiller à ce que les administrateurs détiennent une participation importante dans leur société ; pourtant, près de la moitié des entreprises étudiées ne se conformaient pas aux attentes des investisseurs à cet égard. Mais il y a de bonnes raisons d’être optimistes. Selon une étude récente de McKinsey & Company portant sur plus de 200 investisseurs institutionnels qui gèrent une masse impressionnante de 3,25 billions de dollars d’actifs, les trois quarts des répondants considèrent que les pratiques des conseils d’administration sont aussi importantes que les données financières pour évaluer les entreprises comme cible de placement. On peut en conclure qu’un conseil de haute qualité a une valeur monétaire.
D’autres études ont aussi montré que les entreprises dont le conseil d’administration applique de saines pratiques et qui communiquent bien avec leurs actionnaires sont souvent plus rentables que les entreprises ” dictatoriales “, dans lesquelles une seule opinion compte. En matière de gouvernance d’entreprise, la transparence finit, tôt ou tard, par faire bouger des montagnes. En investissant dans des entreprises connues pour l’excellence de leur gouvernance, les Canadiens peuvent accélérer le déplacement de ces montagnes, à leur propre avantage et à celui de tout le Canada.
On dit avec beaucoup de justesse que le prix de la liberté est une vigilance constante. Sans doute peut-on, tout aussi justement, en dire autant d’une bonne gouvernance d’ entreprise. Ni le Canada ni aucun autre pays n’atteindra jamais le sommet idéal qui lui permettrait de s’asseoir sur ses lauriers et de cueillir les fruits d’un marché parfaitement réglementé. Des gens peu scrupuleux pourront toujours exploiter une situation et créer de nouveaux motifs de vigilance : la malveillance, la cupidité et la paresse humaines cherchent autant que jamais à s’exercer et la fébrilité d’un capitalisme en constante évolution créera toujours des occasions de déposséder les imprudents. La vigilance est le prix à payer pour la prospérité que nous devons aux législateurs anglais d’il y a 140 ans. Si le Canada veille à ce que la qualité de son marché des capitaux soit égale ou supérieure à celle de tous les autres marchés du monde, si les hommes et les femmes qui siègent aux conseils d’administration de ses entreprises peuvent et veulent bien donner le meilleur d’eux-mêmes, les fruits en seront splendides. Même si l’entreprise moderne est ” limitée ” dans son appellation, elle ne l’est certainement pas dans son aptitude à déterminer ce que sera le XXIe siècle